À cinquante ans de distance, l’année 1973 apparaît comme une année tournant, un moment charnière où la vague d’expansion capitaliste et le grand développement des luttes sociales et anti-impérialistes qui l’avait accompagnée cèdent progressivement la place à la crise économique et à une dégradation des rapports sociaux, permettant une nouvelle offensive des classes dominantes et de l’impérialisme.
L’année 1973 se situe dans la continuité des « années 1968 », dont elle constitue l’acmé. En France, le taux de syndicalisation ne cesse de croître depuis 1958, pour atteindre 3,2 millions de syndiquéEs en 1968, puis 3,9 millions en 1973, avant de pousser jusqu’à 4 millions en 1975, un plafond jamais plus atteint depuis.
Des luttes puissantes, sans autre débouché que le réformisme
Les grèves et mouvements sociaux se multiplient dans les entreprises et dans la jeunesse, se caractérisent par une nouvelle auto-organisation des luttes, qui déborde le cadre des organisations traditionnelles. LIP reste le symbole de cet essor des luttes ouvrières et de leur prise en main par les travailleurEs, ouvrant des perspectives concrètes de construction d’un authentique socialisme.
Pour être très fortes, les luttes peinent toutefois à être victorieuses. Malgré un déferlement sans précédent des lycéenEs dans les rues, le mouvement contre la loi Debré n’obtient finalement rien. Les grandes luttes, qui se prolongent jusqu’en 1974, avec les grèves à la poste et dans le secteur bancaire, permettent des mobilisations historiques, mais les gains restent minimes. Si les coordinations se développent, elles ne débouchent pas non plus sur un nouveau syndicalisme, tandis que la gauche révolutionnaire, pulvérisée dans une multitude d’organisations, s’avère incapable d’unifier dans un front commun les dizaines de milliers de jeunes qui se tournent vers elle. La gauche réformiste en profite, puisque le programme commun de gouvernement, signé en 1972 par le PCF, le PS et le Mouvement des radicaux de gauche s’impose comme le seul débouché crédible pour le mouvement de masse.
Le réarmement de l’impérialisme
Le début de l’année 1973 est marqué par les accords de Paris, qui scellent la victoire des communistes vietnamiens sur les États-Unis. Cet événement, d’une portée considérable, est une victoire majeure pour les peuples en lutte contre le colonialisme et l’impérialisme. Elle constitue aussi une nouvelle étape de l’expansion du bloc soviétique, qui peut désormais s’étendre dans toute l’Indochine. Elle ouvre enfin la porte aux aspirations nouvelles du « tiers monde » à un nouvel équilibre mondial.
Pour autant, l’année 1973 est aussi celle du coup d’État au Chili, une victoire majeure pour Kissinger et Nixon qui étaient décidés à enrayer militairement la progression du castrisme dans leur jardin latino-américain. À l’initiative de la CIA, les armées instaurent dans toute l’Amérique latine des régimes de contre-guérilla : après la Bolivie en 1971 et l’Équateur en 1972, la dictature militaire s’installe en 1973 en Uruguay comme au Chili, avant de s’étendre au Pérou en 1975 et en Argentine en 1976. Ce réarmement de l’impérialisme est facilité par le discrédit croissant du modèle soviétique, qui perd progressivement la force propulsive que lui avaient donnée la révolution d’Octobre et la victoire sur le nazisme.
Tournant économique et nouvelles aspirations
Affaibli par la baisse des taux de profit, mais aussi par les limites d’une croissance extensive que révèle le premier choc pétrolier, le capitalisme est à la recherche d’un nouveau souffle. Les « Chicago boys » de Milton Friedman ouvrent une nouvelle voie et trouvent dans le Chili de Pinochet un pays pionnier et, en profitant de la politique de répression et de désarmement du mouvement ouvrier que Pinochet met en place, y proposent une nouvelle politique de dérégulation, que le gouvernement chilien met en place dès le printemps 1975, ouvrant au capital de nouvelles et fructueuses perspectives d’accumulation.
Le capital n’est pas le seul à rêver d’un nouveau monde. Le rassemblement à l’été 1973 de toutes les contestations sur le plateau du Larzac témoigne aussi de la force des nouvelles aspirations à un autre monde, qui ne s’incarne évidemment pas dans le modèle néolibéral des États-Unis de Nixon, mais pas non plus dans la grisaille du bureaucratisme soviétique que personnifie Brejnev. C’est de ces nouvelles aspirations que participe l’essor des idées autogestionnaires que la CFDT parvient alors bien à canaliser, mais aussi celles du mouvement féministe qui se développe avec la fondation en avril 1973 du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception).