En refusant de concéder le moindre droit aux PalestinienEs tout en poursuivant son expansion coloniale, l’État d’Israël a petit à petit, paradoxalement et dans une certaine mesure, inversé la tendance à la fragmentation qui était à l’œuvre depuis plusieurs décennies. De fait, il existe aujourd’hui un seul État entre la Méditerranée et le Jourdain, avec entre autres un seul système économique (déséquilibré mais unifié), une seule monnaie, des infrastructures communes (routes, eau, électricité…), deux langues, l’arabe et l’hébreu, qui sont déjà celles de l’État d’Israël, etc. Un seul État mais, en son sein, une population privée de ses droits nationaux et démocratiques sur des bases ethno-nationales, soit une situation qui peut être qualifiée de régime d’apartheid.
Si la notion d’apartheid a été forgée, en droit international, à la lumière de l’expérience du régime discriminatoire à l’œuvre en Afrique du Sud de 1948 à 1991, les discours visant à expliquer que l’on ne peut pas parler d’apartheid à propos d’Israël car « Israël n’est pas l’Afrique du Sud » sont nuls et non avenus. En effet, l’apartheid n’est pas « le régime sud-africain », mais une notion de droit international permettant de qualifier un certain type de crimes, et c’est bien pour cela que les centaines de travaux de recherche et d’articles visant à expliciter dans quelle mesure le terme « apartheid » peut être appliqué à la politique d’Israël n’affirment pas que cette dernière serait strictement la même que celle de l’Afrique du Sud de 1948 à 1991. La Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid (1973) et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998) donnent ainsi des définitions et des critères assez précis pour qualifier une politique d’apartheid, avec notamment l’évocation « [d’]un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime ».
« Cimenter la suprématie d’un groupe sur un autre »
« Le régime israélien, qui contrôle tout le territoire entre le Jourdain et la Méditerranée, cherche à faire avancer et à cimenter la suprématie juive dans toute la région. À cette fin, il a divisé la région en plusieurs unités, chacune dotée d’un ensemble différent de droits pour les Palestiniens — toujours inférieurs aux droits des Juifs. Dans le cadre de cette politique, les Palestiniens se voient refuser de nombreux droits, dont le droit à l’auto-détermination. Cette politique est mise en œuvre de plusieurs façons. Israël moule la démographie et l’espace par des lois et des ordonnances qui permettent à tout Juif dans le monde ou à sa famille d’obtenir la citoyenneté israélienne, mais dénie presque complètement cette possibilité aux Palestiniens. Il a physiquement reconstruit la région entière en s’emparant de millions de dunams de terre et en établissant des communautés réservées aux Juifs, tout en repoussant les Palestiniens vers des petites enclaves. Le déplacement est contraint par des restrictions sur les sujets palestiniens, et le régime politique exclut des millions de Palestiniens de la participation aux processus qui déterminent leur vie et leur avenir, tout en les maintenant sous occupation militaire. Un régime qui utilise lois, pratiques et violence organisée pour cimenter la suprématie d’un groupe sur un autre est un régime d’apartheid. L’apartheid israélien qui promeut la suprématie des Juifs sur les Palestiniens n’est pas né en un seul jour, ni d’un seul discours. C’est un processus qui est graduellement devenu plus institutionnalisé et plus explicite, avec des mécanismes introduits au cours du temps dans la loi et dans la pratique pour promouvoir la suprématie juive. Ces mesures accumulées, leur omniprésence dans la législation et la pratique politique, et le soutien public et judiciaire qu’elles reçoivent — tout cela forme la base de notre conclusion : la barre pour qualifier le régime israélien d’apartheid a été atteinte. »
« Un combat beaucoup plus puissant »
La longue citation qui précède, tirée de la conclusion d’un rapport publié en 2021 par l’ONG israélienne B’Tselem, résume en grande partie les processus à l’œuvre en Israël et dans les territoires palestiniens occupés. Ce sont plus de 14 millions de personnes qui vivent aujourd’hui entre la Méditerranée et le Jourdain, dont environ la moitié sont juives et l’autre moitié sont palestiniennes, avec un niveau d’imbrication inédit entre les populations, favorisée par la colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem. Ces 14 millions de personnes sont sujettes, de droit ou de fait, à l’autorité d’un même régime, qui les (mal-)traite sur la base de critères ethno-nationaux et, quand bien même il existerait une gradation dans les discriminations selon les secteurs de la population palestinienne, les sept millions de PalestinienEs font face à une politique unifiée d’apartheid.
En 2021, le soulèvement simultané des PalestinienEs des territoires occupés et des PalestinienEs d’Israël contre les politiques discriminatoires avait pu être appréhendé comme la première expression d’une forme d’opposition unifiée à cette politique, même si elle se cherche encore, qui participe d’une reformulation du discours de libération nationale autour de mots d’ordre à la fois anticoloniaux et démocratiques. C’est ce que craignait, à juste titre, l’ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert, qui déclarait en 2003 dans le journal Haaretz : « Le temps nous est compté. De plus en plus de Palestiniens ne sont plus intéressés par une solution négociée, à deux États, car ils souhaitent changer l’essence même du conflit en passant d’un paradigme de type algérien à un paradigme de type sud-africain ; d’un combat contre “l’occupation”, pour reprendre leur vocabulaire, à un combat de type “un homme = une voix”. C’est bien sûr un combat beaucoup plus clair, beaucoup plus populaire et, au final, beaucoup plus puissant ».