Le général Suharto s’est emparé du pouvoir en octobre 1965 avec pour mandat de transformer l’immense archipel en bastion de la contre-révolution asiatique, dans le cadre de la politique d’« endiguement » mise en œuvre dans la région par les États-Unis. Une politique simultanément appliquée en Thaïlande, en Malaisie, à Singapour et aux Philippines.
En Indonésie, le PKI, alors au pouvoir, était étroitement associé à Sukarno, premier président du pays. Ils bénéficiaient d’une forte légitimité internationale : indépendance proclamée en 1945 à la faveur de la défaite japonaise ; résistance à la reconquête néerlandaise ; rôle central de Sukarno à la conférence de Bandung (1955), incarnant le tiers-mondisme anti-impérialiste.
1965-1966, un génocide politique
L’Indonésie était alors un pays qui comptait sur la scène internationale, avec une forte aura progressiste. Raison de plus pour briser le régime. Sukarno fut mis à l’écart lors du coup d’État d’octobre 1965 (il sera forcé de démissionner, en mars 1966, pour laisser formellement place au général Suharto), puis l’armée a commis ce que l’on doit appeler un génocide politique, anticommuniste (complété par un versant antichinois). Le PKI était alors le plus grand parti communiste du monde capitaliste ; son assise sociale se comptait en millions. Il avait des liens étroits, historiques, au sein des forces armées, mais qui se sont révélés impuissants à l’instant décisif. Les massacres ont fait de 500 000 à un million de victimes (voire davantage). Sans être à même de se défendre, le parti et ses organisations de masse ont été méthodiquement décimés. Leurs membres, leurs proches, toute personne suspectée de sympathie à leur égard, ont été pourchasséEs, assassinéEs, emprisonnéEs dans des camps, les survivantEs sombrant dans un oubli total. Pas de procès ni même, souvent, de chef d’accusation.
Les généraux avaient de longue date des liens étroits avec les États-Unis. Ils savaient que Washington leur serait redevable de « régler » au mieux la question communiste. « Tuez-les toutes et tous » est devenu un modèle de référence dont des dictatures latino-américaines se sont inspirées. Par ailleurs, au moment du coup, l’armée était déjà devenue un corps politico-social tentaculaire, assurant sa présence jusque dans les villages. Elle avait pénétré l’administration et pouvait peser de l’intérieur sur tous les leviers de l’État, tout en bénéficiant d’une capacité de gouvernement parallèle grâce à ses commandements territoriaux. Le corps des officiers supérieurs s’était enrichi, devenant une composante de l’oligarchie bourgeoise. Pour mener la répression, elle a aussi pu compter sur des milices, notamment islamiques.
L’histoire est un champ de confrontation
Une chape de plomb intellectuelle a pesé sur le pays jusqu’à la chute du régime en 1998. Durant ses 32 ans de règne, Suharto a entrepris d’éradiquer la mémoire même du passé progressiste du pays en s’assurant d’un contrôle étroit de la communication et de la réécriture de son histoire culturelle. Une génération entière a été coupée de ce passé pluraliste au profit d’une vision monolithique du passé, diabolisant la gauche, le marxisme, le communisme. Le genre fut central : la Gerwani, mouvement féministe de trois millions de membres, fut décimée sur la base d’une propagande sexuelle fabriquée. Viols et exécutions s’ensuivirent. L’Ordre nouveau imposa ensuite le kodrat wanita (« nature féminine ») : épouse soumise, mère dévouée. Traiter une militante de « nouvelle Gerwani » reste aujourd’hui une arme de disqualification.
Les luttes présentes montrent à quel point une partie de la dite société civile, de la gauche politique et des mouvements sociaux a reconnecté le passé au présent. La réponse du pouvoir en place illustre en revanche la volonté de l’armée de porter un coup d’arrêt à la démocratisation de l’archipel. L’histoire reste un champ de confrontation : début 2025, les manifestations étudiantes #IndonesiaGelap ont dénoncé le retour de l’autoritarisme « dans le style de l’Ordre nouveau » sous Prabowo.