Publié le Mercredi 26 novembre 2025 à 15h47.

La chaleur de l’hiver 1995

Juin 1936, mai-juin 1968, novembre-décembre 1995, trois mobilisations, espacées d’une trentaine d’années, qui ont « paralysé » le pays pendant plusieurs semaines. « Une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées ».

La montée du chômage au milieu des années 1970, puis, après 1981, les désillusions provoquées par la politique des gouvernements de gauche, cautionnée par les organisations syndicales, pèsent sur les mobilisations. Les restructurations du tissu industriel avec la quasi-liquidation de grands secteurs (sidérurgie, mines), souvent bastions du mouvement syndical, s’accompagnent de profonds reculs sociaux. Même si de grandes luttes ont marqué l’époque (sidérurgie, Renault, Peugeot, Alstom), c’est un sentiment de défaite qui domine.

Changement de climat

À partir de 1986, premières réactions avec les luttes des lycéenNEs, des cheminotEs, de la RATP, des infirmières, des routiers et des marins. Souvent critiques des stratégies syndicales, mettant en place des structures d’auto-­organisation (coordinations), elles anticipent les crises du mouvement syndical qui ouvrent la voie à la création de la FSU et à la croissance des SUD.

À partir de 1989, grève aux finances publiques, puis, en 1993, à France Télécom et à Air France. En 1994, lutte contre le Contrat d’insertion professionnelle (CIP).

Sur le terrain politique, Chirac est élu en 1995 sur le thème du combat contre « la fracture sociale ». Mais, fort à l’Assemblée d’une large majorité, le gouvernement décide d’engager des réformes profondes de la Sécurité sociale, de mettre en cause le développement de la SNCF au travers d’un Contrat de plan et de s’attaquer aux régimes spéciaux de retraite.

Une multitude d’attaques

Si l’on retient souvent la grande manifestation du 25 novembre pour les droits des femmes, rassemblant plusieurs dizaines de milliers de manifestantEs comme point de départ de la mobilisation, les directions syndicales CGT et FO, notamment, ont depuis plusieurs mois labouré le ­terrain.

FO, qui a déjà perdu la responsabilité de la gestion de l’Unedic, n’a pas l’intention de se laisser déposséder de celle de la CNAM, au bénéfice de la CFDT avec la mise sous tutelle financière du Parlement. Les Fédérations CGT du secteur public, dont notamment les cheminotEs et les électriciens-gaziers, sont des piliers du syndicat et le système de retraites un des fondements du statut de la fonction publique.

Dès le début de l’année 1995, les deux confédérations organisent des journées d’action pour défendre la Sécurité sociale. En parallèle, un puissant mouvement étudiant démarre sur la question des moyens dans les universités. En octobre, plusieurs journées de grèves et de manifestations sont massivement suivies dans la fonction publique. Mobilisation qui prend de l’ampleur en novembre avec de nouvelles manifestations et le démarrage de la grève reconductible à la SNCF.

De grandes mobilisations

C’est à partir de ce moment que la grève prend toute son ampleur ainsi que les débats remettant en cause le consensus qui, depuis la chute du Mur de Berlin, semblait avoir rendu le capitalisme ­indépassable.

La grève massive des transports publics entraîne un quasi-blocage de l’activité avec un large soutien de l’opinion et donne naissance au contestable concept de « grève par procuration ». Mais c’est l’ensemble du secteur public qui est dans la grève, fournissant les nombreux et grands cortèges des manifestations.

La radicalisation de la mobilisation et des débats entraîne une large fracture dans l’ensemble de la société. D’un côté les défenseurs inconditionnels de l’évolution libérale, avec Juppé « droit dans ses bottes » derrière lequel se retrouvent, outre la droite unie, toute une partie de l’intelligentsia, mais aussi la direction de la CFDT et la majorité du PS. De l’autre, toustes celleux qui refusent la régression sociale. Le Juppéthon, défi lancé par Juppé sur l’atteinte du seuil de 2 millions de manifestantEs, est relevé mi-décembre et le gouvernement renonce à modifier le système des retraites, au contrat de plan de la SNCF, mais maintient sa réforme de la Sécurité sociale. La ­constitution d’un front syndical combatif CGT-FSU-FO-SUD ne permet pas de masquer la faiblesse de la mobilisation dans le privé, plombé par l’absence de riposte au passage à 40 annuités imposé en catimini pendant l’été 1993 par Balladur. Malgré les assemblées significatives de cheminotEs, le faible développement de l’auto-organisation interprofessionnelle laisse les directions syndicales à la manœuvre et ne permet pas au mouvement d’aller plus loin.

Malgré sa victoire au goût amer, le mouvement gréviste de l’automne-hiver 1995 marque une rupture dans le long cycle des reculs et ouvre la voie à un renouveau des mobilisations féministes et des luttes des « sans » : sans-papiers, logement, privéEs ­d’emploi…

Robert Pelletier