Publié le Jeudi 2 février 2023 à 12h55.

Socialiser le travail invisible des femmes : la reproduction de la force de travail

Marx montre que le capital a deux manières d’augmenter la production de la sur-valeur : soit en accroissant le taux d’exploitation, en prolongeant le temps de travail ou en baissant les salaires, soit en développant la productivité à travers la mécanisation du travail (1). Or on constate aujourd’hui une baisse des gains de productivité dans le contexte d’un capitalisme tertiarisé, en crise depuis 2007-2008, qui rend difficile la deuxième solution.

Il ne reste dès lors pour le capitalisme en crise que la première solution pour continuer à se reproduire comme système économique : augmenter le taux d’exploitation. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la contre-réforme des retraites actuelle.

Un travail reproductif de plus en plus marchandisé

Cette augmentation brutale de l’exploitation a des effets sur un autre domaine souvent invisibilisé, bien qu’également primordial au fonctionnement capitaliste, ce que le féminisme marxiste a appelé la « reproduction sociale ». En effet, pour pouvoir continuer de produire, il faut reproduire les conditions de production, et parmi elles, l’existence d’une force de travail sans cesse renouvelée.

Le travail reproductif est précisément ce travail qui produit et reproduit au quotidien et générationnellement la force de travail, soit les travailleurs et les travailleuses. Historiquement, il a été pris en charge en majorité par les femmes dans le cadre familial (soin de la maison, préparation des repas, éducation des enfants, etc.). Sous la pression des luttes sociales et féministes du 20e siècle, il a été en partie mutualisé via les services publics, dans le domaine de la santé et de l’éducation par exemple. Aujourd’hui, avec le développement du néolibéralisme, on assiste à un dernier bouleversement dans sa prise en charge : il est de plus en plus marchandisé, réalisé par le secteur privé, avec les services à la personne. Mais comme le souligne Nancy Fraser, « dans un contexte d’inégalité croissante, cela aboutit à une reproduction sociale à deux vitesses : utilisée comme marchandise pour celleux qui peuvent en payer le prix, restant à charge de celleux qui n’en ont pas les moyens » (2).

Vers une crise de la reproduction sociale ?

La contre-réforme des retraites, ainsi que l’ensemble des mesures visant à augmenter le taux d’exploitation, ne vont de fait que renforcer la difficulté pour les familles, et en particulier les femmes, à assurer leur propre travail reproductif. Dans un contexte de casse des services publics, d’augmentation du temps passé au travail salarié, d’impossibilité du recours aux ancienEs qui eux et elles-mêmes travaillent de plus en plus tard, il va devenir de plus en plus difficile pour chacunE de renouveler sa propre force de travail ainsi que celle de son entourage. Pas de temps pour préparer les repas, pour s’occuper des enfants, pas de services de santé pour se soigner, une sélection de plus en plus accrue qui rend difficile l’accès à l’éducation, etc. L’ensemble des activités est alors tournée vers le travail salarié. Ces bouleversements contemporains poussent ainsi certaines autrices à parler de « crise de la reproduction sociale ». À terme, celle-ci peut avoir des conséquences importantes : car une véritable crise de la reproduction sociale entraînerait une crise de la main-d’œuvre, ce qui renforcerait en retour la crise du capitalisme. Mais cette tension n’est en réalité pas nouvelle, elle constitue même une tendance globale du capitalisme qui, depuis son extension au 19e siècle, a toujours visé à diminuer au maximum le travail reproductif, pour la simple et bonne raison que ce n’est pas un travail qui produit directement de la valeur. Il a ainsi essayé de résoudre différemment au cours de son histoire cette contradiction fondamentale, pris entre la nécessité de (re)produire la force de travail et celle de (re)produire les profits. Sans jamais pouvoir la dépasser.

Diminuer le « royaume de la nécessité »

La seule façon de la résoudre est en réalité de sortir de la logique des profits pour remettre la vie au centre : c’est pourquoi nous devons revendiquer une autre organisation de la reproduction sociale. Non pas pour en revenir à sa prise en charge individuelle et isolée au sein des foyers, centre de l’exploitation des femmes, mais au contraire pour défendre sa socialisation. Cela passe bien évidemment d’abord par le financement des services publics actuels et par leur extension, tant en quantité qu’en qualité. Mais cela nécessite également une réorganisation de notre vie quotidienne, par la mutualisation d’un ensemble de tâches reproductives, par exemple en développant des cantines, des laveries et des gardes d’enfants collectives à l’échelle des immeubles et/ou des quartiers. Une telle mutualisation permettrait d’abord de sortir les tâches reproductives du foyer, centre névralgique de l’oppression des femmes.

En outre, leur prise en charge collective permettrait de gagner du temps : plutôt que de reproduire chacunE chez soi les mêmes tâches tous les jours, en les faisant pour toutEs plus ponctuellement, elles nous prendrait moins de temps. Nous remettrions ainsi le temps libre au centre de nos vies, afin d’en profiter pleinement. Pour reprendre les termes de Marx, nous diminuerions ainsi le « royaume de la nécessité », afin d’augmenter celui de la liberté : « le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et par opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de la reproduction matérielle proprement dite […] La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail » (3). Simplement, nous amenderions ici Marx en ajoutant que l’enjeu n’est pas seulement de réduire la journée de travail, mais bien la double journée de travail. Cela commence aujourd’hui par faire reculer le gouvernement et sa contre-réforme des retraites. Mais au-delà de cette logique défensive, il faut porter une alternative à la désorganisation capitaliste de la reproduction sociale. Plus que jamais, il est l’heure de faire résonner notre slogan : nos vies, pas leurs profits !

1 – Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, Éditions sociales, 2016.

2 – Nancy Fraser, « Crise du care ? Paradoxes socio-reproductifs du capitalisme contemporaine », in Tithi Bhattacharya (dir.), Avant 8 heures, après 17 heures. Capitalisme et reproduction sociale, Toulouse, Blast, 2020, p. 47.

3 – Karl Marx, Le Capital. Livre III, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 742.