La crise de 1929 est une crise d’organisation du monde. La première mondialisation, qui couvre le dernier tiers du XIXe siècle, reposait sur une forme bien particulière de structuration de l’espace. Vaste zone de libre-échange, sans doute, mais fortement rassemblée autour d’un pays, le Royaume-Uni (tout à la fois première puissance économique, commerciale, financière, politique), une zone nettement partagée en centre et périphérie, disposant d’une monnaie, sinon unique, en tous les cas commune, sous la forme de l’étalon-or.
Vers la fin du XIXe siècle ce dispositif se rompt. L’ancienne organisation du monde est brisée par une double émergence, celle, sur le nouveau monde, des Etats-Unis, et celle, sur l’ancien, de l’Allemagne. En 1880, les produits manufacturés ne représentaient que 11 % du total des exportations américaines. En 1925-29, les Etats-Unis créent près de la moitié de la production industrielle mondiale (URSS exclue). Tard partie, l’Allemagne met les bouchées doubles : en 1913, elle devance le Royaume-Uni et son produit est alors, selon les estimations, de 60 % ou 80 % supérieur à celui de la France.
Il y a donc deux crises dans la grande crise, car il y a deux crises de l’émergence : l'une, au niveau mondial, qui met surtout en jeu les rapports Etats-Unis / Royaume-Uni ; l'autre, au niveau européen, qui situe surtout l'Allemagne face à la France. Ces deux crises s’entretiennent l’une l’autre, mais ont chacune leurs propres racines, et sans ce doublon il n’est guère possible de comprendre la gravité de la grande dépression. Il ne s’agit pas d’un cercle, mais d’une ellipse, à deux foyers, Etats-Unis et Allemagne. Le Royaume-Uni fait en quelque sorte la navette entre les deux, déjà trop affaibli sur la scène internationale par la puissance montante américaine pour pouvoir maintenir son ancienne fonction régulatrice sur la scène européenne. Nous sommes dans un entre-deux : l’Angleterre ne peut plus exercer son ancien rôle, les Etats-Unis ne le peuvent pas encore.
Crise de l’émergence américaine, la crise de 1929 l’est à un double titre, à la fois sur le plan intérieur américain et sur le plan international. De la même façon qu’une île surgie du fond de l’océan, montant à toute allure à la surface, sera, d’une part, en équilibre intérieur instable et va, d’autre part, lever une vague qui ira balayer les continents déjà établis.
Sur le premier de ces plans, on peut interpréter la grande crise américaine de 1929 comme celle générée par le passage brutal d’un monde de petits producteurs à celui du salariat. Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, il y avait déjà de nombreuses crises économiques éclatant à l'est du territoire des Etats-Unis. Mais elles étaient amorties par l’hétérogénéité du milieu économique américain, qui combinait sociétés et entrepreneurs individuels, salariés et paysans, petite et grande production. Le recul des formes d'activité relevant de la petite production a été particulièrement rapide, à la jonction des XIXe et XXe siècles, ce qui s’explique probablement par la fin de la frontière*, survenue au même moment. En 1880, un peu plus de la moitié de la population active travaillait dans l'agriculture ; en 1930, à peine plus du cinquième.
Ce bond en avant de l’espace couvert par les sociétés et le salariat a brutalement réduit la diversité de l’espace économique américain, l’homogénéisant, ouvrant la voie à la grande dépression. L’émergence américaine aura joué également un rôle décisif au plan international. C’est ainsi que s’explique la chute de la livre en septembre 1931, la banque d’Angleterre s’avérant incapable d’attirer les capitaux nécessaires, car New York et le dollar occupent désormais la première place.
Double émergence, avons-nous dit, celle des Etats-Unis mais aussi celle de l’Allemagne. Guerre en quelque sorte inachevée, le premier conflit mondial a posé le problème de l'émergence allemande en Europe mais ne lui a pas donné de réponse, a débouché sur un traité de paix qui n'était qu'un armistice et fait des années 1920 la prolongation de la guerre par d'autres moyens.
C’est dans ce cadre que l’on peut comprendre l’hyperinflation allemande, les profonds déséquilibres structurels qui lui ont fait suite, et enfin l’explosion d’un extraordinaire matériel inflammable dans la grande crise bancaire allemande de 1931. Les deux crises d'hégémonie, européenne et mondiale ont aussi entremêlé leurs effets.
Ainsi la question des réparations a littéralement empoisonné les relations franco-allemandes ; s’y est ajoutée celle des dettes de guerre (opposant les Etats-Unis à leurs alliés), et les deux dossiers, intimement liés, ont représenté un obstacle essentiel sur la voie du redressement.