Interview Carine Clément vit à Moscou. Elle est sociologue et directrice de l’Institut d’action collective (IKD). Depuis de nombreuses années, elle milite activement dans le mouvement social renaissant en Russie et dans le mouvement altermondialiste européen. Elle est auteure de nombreuses études sur le mouvement ouvrier russe.
Comment caractérises-tu ce capitalisme restauré en Russie ?
CARINE CLéMENT : On dit « capitalisme sauvage », c’est-à-dire sans régulation étatique et sans souci de l’intérêt général. C’est un pur rapport de forces, où les gros chefs d’entreprise font ce qu’ils veulent. Sous Eltsine, les oligarques, qui ont accaparé les grandes entreprises, dictaient leur loi au gouvernement ; sous Poutine, la politique néolibérale se poursuit dans la sphère sociale et les dirigeants politiques deviennent des oligarques. Il n’y a pas de réelle séparation entre l’état et la sphère économique.
Qui possède le capital ?
CARINE CLéMENT : Le capital étranger est très peu présent en comparaison des autres pays de l’Est. Il est apparu à la fin des années 1990 dans les secteurs les plus rentables, comme le gaz et le pétrole. Dans l’automobile, l’installation des multinationales est plus récente. Le capital russe représente tout de même l’essentiel, et quand les étrangers sont là, ils n’ont qu’une minorité d’actions.
Quel capital russe ?
CARINE CLéMENT : Dans les années 1990, c’étaient les oligarques, liés la nomenklatura ex-soviétique. La majorité des gens riches étaient liés à la nomenklatura d’Europe de l’Est. Ils étaient proches du pouvoir, pouvaient donc s’approprier des richesses phénoménales, privatisées pour deux sous, et voler les richesses du peuple. C’était une mafia, liée à la famille Eltsine. Avec Poutine, c’est toujours une oligarchie, mais plus étatique. Je dirais qu’il n’y a pas d’État en Russie. Il y a juste des gens qui travaillent dans la machine d’état, mais qui agissent pour leur propre compte ou celui de leur clan. C’est la corruption. Des ministres et hauts fonctionnaires sont devenus directeurs des entreprises dites « stratégiques », comme Gazprom et d’autres. Ce sont eux, et le clan qu’ils représentent, qui ont pris le contrôle, pas l’état.
Le régime de Poutine est souvent qualifié d’autoritaire.
CARINE CLéMENT : C’est un régime autoritaire, évidemment. Mais celui de Eltsine l’était-il moins ? Il l’était moins dans le sens où il a institué le règne du « vous êtes libres de faire ce que vous voulez. Donc, moi Eltsine et nous, les ex de la nomenklatura, on est également libres de faire ce qu’on veut, d’accaparer le maximum de richesses ». Lorsque le Parlement s’est soulevé en 1992-1993 contre ce que les opposants avaient appelé à l’époque la « dictature de Eltsine », ce dernier a fait envoyer les bombes. Mais pour l’Occident, encore aujourd’hui, Eltsine est un modèle de démocratie.
Poutine est venu au pouvoir en répondant à des revendications massives de la population : retour de l’ordre, arrêt du partage violent et sanglant des richesses, paiement des salaires, respect des lois. C’est un régime autoritaire, mais surtout ultra capitaliste. Des réformes libérales font que les gens ont des retraites minables, des difficultés à se loger et n’ont plus de sécurité sociale.
Le nationalisme grand-russe semble être son idéologie.
CARINE CLéMENT : Le nationalisme est typiquement ce vers quoi les gens se retournent quand ils se sentent humiliés et perdus. C’est ce qui est arrivé lors de l’éclatement de l’URSS, de la perte des ex-républiques. C’est un sentiment accentué par l’appauvrissement brutal et la précarité. Il est entretenu sous Poutine par l’idéologie dominante, qui joue sur l’esprit de revanche, parle du retour à la « grande puissance russe », et désigne aux gens désorientés des boucs émissaires pour faire passer la pilule d’une politique anti-sociale. D’où l’antiaméricanisme, toujours vivace. Un antisémitisme également, mais moins répandu (le Parti communiste actuel est largement traversé par ces deux types de nationalismes !).
Et le rejet des ‘tchorniyée’ (noirs) ?
CARINE CLéMENT : Oui, ce qui est nouveau, c’est le racisme à l’égard des gens venant du Caucase, lié à la guerre de Tchétchénie et à la peur du terrorisme, largement orchestrée par le pouvoir. Sur les marchés, la majorité des vendeurs viennent du Caucase, et ça entretient un racisme quotidien dans les couches populaires, indignées par la hausse des prix. Ces tendances racistes et xénophobes ont été encouragées par le pouvoir. Il semblerait que les actes racistes soient plus sévèrement punis à présent, mais le problème c’est le racisme chez les policiers et la lutte contre « l’extrémisme », qui met les groupes racistes et anti-racistes dans le même panier.
Comment s’organise la résistance sociale ?
CARINE CLéMENT : On ne peut pas parler de résistance contre le capitalisme. Il y a une société qui a été complètement écrasée par soixante-dix ans de système soviétique, puis par la « thérapie de choc » néolibérale, le rétablissement brutal d’un capitalisme sauvage et l’autoritarisme du pouvoir. C’est une résistance qui commence juste à retrouver ses repères, à partir de 2004-2005 - hormis la période de la chute de l’URSS en 1990-1991, mais c’était complètement différent.
Il y eu des luttes des syndicats de mineurs.
CARINE CLéMENT : Il y a eu la période d’euphorie en 1988-1990 : revendications d’abord économiques, puis exigence du droit de participer à la gestion des mines, et très vite « A bas le rôle dirigeant du Parti communiste », « Nous voulons le marché et la démocratie ». En gros, pour les mineurs, il s’agissait simplement d’avoir de quoi vivre et travailler dans de bonnes conditions. Eltsine est arrivé sur cette vague protestataire. En 1993, il y a eu un sursaut de l’opposition politique (communistes et nationalistes partisans de la grande et puissante URSS), contre laquelle Eltsine a fait bombarder le Parlement. Nouvelle remontée en 1994-1998 contre le non-paiement des salaires et la privatisation spéculative des entreprises. La production a chuté, et les gens se mobilisaient pour sauver leur entreprise, avec expériences de contrôle par des collectifs de salariés. Le mouvement a fini par demander la démission de Eltsine. Puis, nouvelle retombée, krach financier de 1998, chute du rouble et arrivée de Poutine.
En 2005, redémarrage massif des mobilisations contre la réforme ultralibérale de la sécurité sociale et des services publics gratuits, touchant surtout les personnes âgées. En deux mois, plus de 20 millions de personnes sont sorties dans la rue sur tout le territoire, avec des manifestations tous les jours, jusqu’à la plus petite ville de Russie. Ces mouvements furent soutenus en partie par la population, et ont réussi – fait très rare en Russie ! – à obliger le pouvoir à reculer et à remettre en place certaines garanties sociales.
Comment fonctionne cette opposition ?
CARINE CLéMENT : Il y beaucoup de coordinations au niveau des villes et des réseaux interrégionaux. Ce sont des mouvements par thème, car les gens n’ont pas l’habitude de s’organiser. On se mobilise non pas sur des slogans anticapitalistes, mais sur des questions de vie quotidienne : logement et spéculation immobilière, droits sociaux, droits de certaines catégories comme les personnes handicapées. Depuis 2007, on note une reprise des grèves et l’apparition de nouveaux syndicats, plus combatifs, surtout dans les multinationales : par exemple le Comité syndical de l’usine Ford.
Existe-t-il des groupes plus politiques ?
CARINE CLéMENT : Oui, mais c’est une infime minorité. La masse des participants aux mouvements sociaux n’est pas politisée au sens strict du terme. Il y a deux tendances positives : d’une part, les militants de gauche, y compris chez les jeunes, s’inscrivent de plus en plus dans les luttes sociales ; d’autre part, les gens qui se battent sur des thémes sociaux ou économiques en arrivent de plus en plus à l’idée de la nécessité de s’occuper de politique au sens large. C’est l’idée transmise dans les slogans les plus populaires : « Le pouvoir sous contrôle citoyen » ou « Le pouvoir, c’est nous ! ».
Comment vois-tu les perspectives ?
CARINE CLéMENT : Sans cette étape de luttes sociales sur le terrain du quotidien, il n’y aura jamais de mouvement anticapitaliste. Il faut passer par une réelle réappropriation du politique et du sens citoyen par de larges catégories de la population. C’est une étape indispensable, mais sans doute insuffisante ; et, à mon avis, elle va durer assez longtemps.
Propos recueillis par Roman Debski