Le temps présent, dans un pays comme le nôtre, depuis presque trente ans, est un temps désorienté. Je veux dire : un temps qui ne propose à sa propre jeunesse, et singulièrement à la jeunesse populaire, aucun principe d’orientation de l’existence.
En quoi la désorientation consiste-t-elle précisément ? Une de ses opérations importantes consiste en tout cas à rendre illisible la séquence antérieure, la séquence qui, quant à elle, était bel et bien orientée. Cette opération est caractéristique de toutes les périodes réactives, contre-révolutionnaires, comme celle que nous vivons depuis la fin des années 1970.
On peut par exemple noter que le propre de la réaction thermidorienne, après le complot du 9 Thermidor et l’exécution sans jugement des grands Jacobins, avait été de rendre la séquence robespierriste antérieure illisible : la réduction de celle-ci à la pathologie de quelques criminels buveurs de sang en interdisait toute compréhension politique. Cette vision des choses a perduré pendant des décennies, et elle visait à désorienter durablement le peuple, qu’on tenait, qu’on tient toujours, pour virtuellement révolutionnaire.
Rendre une période illisible, c’est autre chose, c’est beaucoup plus que de simplement la condamner. Car un des effets de l’illisibilité est de s’interdire de trouver dans la période en question les principes mêmes aptes à remédier à ses impasses. Si la période est déclarée pathologique, il n’y a rien à en tirer pour l’orientation elle-même, et la conclusion, dont nous constatons chaque jour les effets délétères, est qu’il faut se résigner, comme à un moindre mal, à la désorientation.
Posons par conséquent, concernant une séquence antérieure et visiblement close de la politique d’émancipation, qu’elle doit pour nous rester lisible, et ce indépendamment du jugement final que l’on porte sur elle.
Dans le débat concernant la rationalité de la Révolution française, sous la IIIe République, Clemenceau a produit une formule célèbre : « La Révolution française forme un bloc. » Cette formule est remarquable en ce qu’elle déclare la lisibilité intégrale du processus, quelles qu’aient été les péripéties tragiques de son développement.
Aujourd’hui, il est clair que c’est à propos du communisme que le discours ambiant transforme la séquence antérieure en pathologie opaque. Je m’autorise donc à dire que la séquence communiste, incluant toutes les nuances, du pouvoir comme de l’opposition, qui se réclamaient de la même idée, forme elle aussi un bloc.
Quel peuvent être alors aujourd’hui le principe et le nom d’une orientation véritable ? Je propose en tout cas de l’appeler, par fidélité à l’histoire des politiques d’émancipation, l’hypothèse communiste.
Notons au passage que nos critiques prétendent jeter aux orties le mot « communisme » sous prétexte qu’une expérience de communisme d’Etat, qui a duré soixante-dix ans, a tragiquement échoué. Quelle plaisanterie ! Quand il s’agit de renverser la domination des riches et l’hérédité de la puissance, qui durent depuis des millénaires, on vient nous objecter soixante-dix ans de tâtonnements, de violences et d’impasses ! En vérité, l’idée communiste n’a parcouru qu’une portion infime du temps de sa vérification, de son effectuation.
Qu’est-ce que cette hypothèse ? Elle tient en trois axiomes.
D’abord, l’idée égalitaire. L’idée pessimiste commune, qui domine à nouveau ces temps-ci, est que la nature humaine est vouée à l’inégalité, qu’il est d’ailleurs dommage qu’il en soit ainsi, mais qu’après avoir versé quelques larmes à ce propos, il est essentiel de s’en convaincre et de l’accepter. A cela, l’idée communiste répond non pas exactement par la proposition de l’égalité comme programme - réalisons l’égalité foncière immanente à la nature humaine -, mais en déclarant que le principe égalitaire permet de distinguer, dans toute action collective, ce qui est homogène à l’hypothèse communiste, et donc a une réelle valeur, et ce qui la contredit, et donc nous ramène à une vision animale de l’humanité.
Vient ensuite la conviction que l’existence d’un Etat coercitif séparé n’est pas nécessaire. C’est la thèse, commune aux anarchistes et aux communistes, du dépérissement de l’Etat. Il y a eu des sociétés sans Etat, et il est rationnel de postuler qu’il peut y en avoir d’autres. Mais surtout, on peut organiser l’action politique populaire sans qu’elle soit soumise à l’idée du pouvoir, de la représentation dans l’Etat, des élections, etc.
La contrainte libératrice de l’action organisée peut s’exercer de l’extérieur de l’Etat. Nous en avons de nombreux exemples, y compris récents : la puissance inattendue du mouvement de décembre 1995 a retardé de plusieurs années les mesures antipopulaires concernant les retraites. L’action militante avec les ouvriers sans papiers n’a pas empêché nombre de lois scélérates, mais a permis qu’ils soient largement reconnus comme une composante de notre vie collective et politique.
Dernier axiome : l’organisation du travail n’implique pas sa division, la spécialisation des tâches, et en particulier la différenciation oppressive entre travail intellectuel et travail manuel. On doit viser, et on le peut, une essentielle polymorphie du travail humain. C’est la base matérielle de la disparition des classes et des hiérarchies sociales.
Ces trois principes ne constituent pas un programme, mais des maximes d’orientation, que n’importe qui peut investir comme opérateur pour évaluer ce qu’il dit et fait, personnellement ou collectivement, dans sa relation à l’hypothèse communiste.
L’hypothèse communiste a connu deux grandes étapes, et je propose de dire que nous entrons dans une troisième phase de son existence.
L’hypothèse communiste s’installe à vaste échelle entre les révolutions de 1848 et la Commune de Paris (1871). Les thèmes dominants sont ceux du mouvement ouvrier et de l’insurrection. Puis il y a un long intervalle, de près de quarante années (entre 1871 et 1905), qui correspond à l’apogée de l’impérialisme européen et à la mise en coupe réglée de nombreuses régions du globe. La séquence qui va de 1905 à 1976 (Révolution culturelle en Chine) est la deuxième séquence d’effectuation de l’hypothèse communiste.
Son thème dominant est le thème du parti avec son slogan majeur (et indiscutable) : la discipline est la seule arme de ceux qui n’ont rien. De 1976 à aujourd’hui, prend place une deuxième période de stabilisation réactive, période dans laquelle nous sommes encore, et au cours de laquelle on a notamment vu l’effondrement des dictatures socialistes à parti unique créées dans la deuxième séquence.
Ma conviction est qu’inéluctablement une troisième séquence historique de l’hypothèse communiste va s’ouvrir, différente des deux précédentes, mais paradoxalement plus proche de la première que de la seconde. Cette séquence aura en effet en commun avec la séquence qui a prévalu au XIXe siècle d’avoir pour enjeu l’existence même de l’hypothèse communiste, aujourd’hui massivement déniée. On peut définir ce qu’avec d’autres je tente de faire comme des travaux préliminaires pour la réinstallation de l’hypothèse et le déploiement de sa troisième époque.
Nous avons besoin, dans ce tout début de la troisième séquence d’existence de l’hypothèse communiste, d’une morale provisoire pour temps désorienté. Il s’agit de tenir minimalement une figure subjective consistante, sans avoir pour cela l’appui de l’hypothèse communiste qui n’est pas encore réinstallée à grande échelle. Il importe de trouver un point réel sur lequel tenir coûte que coûte, un point « impossible », ininscriptible dans la loi de la situation. Il faut tenir un point réel de ce type et en organiser les conséquences.
Le témoin-clé de ce que nos sociétés sont évidemment in-humaines est aujourd’hui le prolétaire étranger sans papiers : il est la marque, immanente à notre situation, de ceci qu’il n’y a qu’un seul monde. Traiter le prolétaire étranger comme venant d’un autre monde, voilà la tâche spécifique dévolue au « ministère de l’identité nationale », qui dispose de sa propre force de police (la « police aux frontières »). Affirmer, contre un tel dispositif de l’Etat, que n’importe quel ouvrier sans papiers est du même monde que soi, et en tirer les conséquences pratiques, égalitaires et militantes, voilà un exemple type de morale provisoire, une orientation locale homogène à l’hypothèse communiste, dans la désorientation globale à laquelle seule sa réinstallation pourra parer.
La vertu principale dont nous avons besoin est le courage. Cela n’est pas universellement le cas : dans d’autres circonstances, d’autres vertus peuvent être requises de façon prioritaire. Ainsi à l’époque de la guerre révolutionnaire en Chine, c’est la patience qui a été promue par Mao comme vertu cardinale. Mais aujourd’hui, c’est incontestablement le courage. Le courage est la vertu qui se manifeste, sans égard pour les lois du monde, par l’endurance de l’impossible. Il s’agit de tenir le point impossible sans avoir à rendre compte de l’ensemble de la situation : le courage, en tant qu’il s’agit de traiter le point comme tel, est une vertu locale. Il relève d’une morale du lieu, avec pour horizon la lente réinstallation de l’hypothèse communiste.
Alain Badiou
Article paru dans le Monde, édition du 14.02.10.
Alain Badiou. Philosophe, dramaturge et écrivain Né en 1937, professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure, articule pensée formelle et récit littéraire, argumentation conceptuelle et intervention politique. Il a publié aux Nouvelles Editions Lignes « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » (2007), « L’Hypothèse communiste » (2009) et a récemment dirigé, avec le philosophe Slavoj Zizek, « L’Idée du communisme » (348 p., 22 euros)