Une municipalité de gauche qui, en plein hiver et sans préavis, expulse des travailleurs pauvres d’un immeuble insalubre qu’ils occupaient depuis des années, avant de le faire immédiatement raser, puis qui déloge les anciens squatters de tous les lieux de la ville où ils tentent de se réfugier…Cela s’est passé le 10 février à Bagnolet (93). Retour sur ce scandale et ce qu’il révèle.
L’existence du squat de la rue Victor-Hugo remonte à quinze ans, lorsque le propriétaire de cet immeuble déjà insalubre, un marchand de sommeil désireux de réaliser une opération immobilière sans reloger les occupants, avait fait couper eau et électricité pour les faire partir. C’est à ce moment que les anciens locataires sont devenus des squatters. Après avoir racheté les lieux en juin 2008, la mairie, qui dit avoir un projet de construction sur place de logements sociaux, demande et obtient un arrêt d’expulsion. Les 41 occupants sont en majorité des travailleurs immigrés d’origine africaine, et des sans-papiers se trouvent parmi eux.
Certains, partis au travail tôt dans la nuit, découvrent à leur retour que tous leurs papiers et documents ont été ensevelis sous les gravats en même temps que leurs quelques biens. Afin de tenter de justifier ses actes, la municipalité mène une campagne diffamatoire d’une rare violence. « Ce squat (…) bien connu des forces de police (…) était devenu un lieu de trafic de drogue, de voitures, de prostitution, de tapage nocturne incessant qui duraient depuis des années. Lors des expulsions des occupants qui se livraient à ces activités de type mafieux, des armes de poing ont même été saisies, ne laissant aucun doute sur les risques pour la tranquillité publique et la sécurité des riverains du quartier », communique-t-elle le lendemain. Le DAL, ainsi que le comité de soutien aux expulsés qui regroupe de nombreuses organisations de gauche, politiques (dont le NPA), syndicales et associatives, soulignent la fausseté de ces accusations.
On n’a pourtant pas à faire à « n’importe quelle » municipalité. Le maire, Marc Everbecq, est membre du conseil national du PCF et la majorité municipale, issue d’une liste de premier tour, associe à ce parti des membres du Parti de gauche et de Lutte ouvrière. Ceux-ci se sont solidarisés avec les expulsés. Les deux élus de LO (dont Jean-Pierre Mercier, conseiller municipal délégué à « la promotion des services publics », également tête de liste de cette organisation aux régionales en Île-de-France) ont émis une condamnation très ferme. Il est d’autant plus surprenant qu’ils restent membres (ou en tout cas le restaient à la fin février) de la majorité municipale, liés au maire et au PCF bagnoletais par une solidarité de gestion.
Discours électoral et logique gestionnaire
Au Front de gauche, l’embarras est manifeste. Par un communiqué du 11 février intitulé « L’État doit prendre ses responsabilités », la direction nationale du PCF a réagi « contre ces méthodes d’un autre âge »… tout en en faisant porter la responsabilité exclusive au préfet, lequel n’avait pourtant fait qu’exécuter une décision de justice prise à la requête de la municipalité. Le 12 février, un article de l’Humanité a poursuivi l’exercice consistant à occulter la responsabilité du maire (« l’expulsion en plein hiver ordonnée par la préfecture… ») et à reprendre ses accusations infondées (« trafic de drogues », « prostitution »…), tout en témoignant envers les expulsés une certaine commisération. Sur France Inter, Jean-Luc Mélenchon s’est interrogé sur « le choix de la date » et a évoqué une possible « manœuvre » téléguidée depuis le gouvernement afin de nuire électoralement au Front de gauche…
Il est vrai que cette histoire tombe mal. Quinze jours plutôt, lors de la présentation à la presse de la liste du Front de gauche en l’Île-de-France, Pierre Laurent avait mis en avant ses cinq grands objectifs et axes de campagne. Parmi eux, « la proclamation de la région “territoire anti-expulsion” et la création de 50 000 logements sociaux par an sur “tous les territoires de la région”. »1 Impossible de ne pas poser la question : « anti-expulsion », comme à Bagnolet ?
Il n’y a pas que le problème du double langage. Comme en d’autres occasions, par exemple à Aubervilliers en septembre 2007, lors de l’expulsion de familles africaines qui occupaient illégalement des logements sociaux, le PCF souligne la situation difficile des communes populaires qui ont plus de HLM, de pauvres et de demandes non satisfaites, et moins de moyens que les villes plus riches souvent dirigées par la droite. Cette réalité est indéniable, mais elle met en évidence l’impasse des politiques qui s’enferment dans le carcan d’une gestion institutionnelle légaliste, qui refuse d’en appeler à la mobilisation de la population et à ce que ce soit elle qui en dernière instance décide, et qui évite à tout prix de se confronter à l’État représenté par le préfet.
Jean-Philippe Divès
Il y a trente ans, Vitry et Montigny
Ce n’est pas un « bulldozer » qui a été utilisé pour détruire l’immeuble du 92 rue Victor-Hugo mais un « tractopelle », a tenu à préciser la mairie de Bagnolet… Le premier mot reste en effet lourd de sens, associé dans la mémoire collective à un événement, précédant l’élection présidentielle de 1981, qui avait marqué le début du déclin électoral du PCF. À l’époque, l’affaire du « bulldozer de Vitry » avait causé un émoi considérable.
Le 24 décembre 1980, la municipalité PCF de Vitry-sur-Seine (94) avait fait détruire au bulldozer l’entrée d’un foyer de travailleurs immigrés en cours de construction sur son territoire. Le maire Paul Mercieca avait été soutenu par le secrétaire général de l’époque, Georges Marchais, et par le comité central du parti. L’Humanité du 6 janvier 2001 avait publié une lettre de Marchais, adressée au recteur de la mosquée de Paris, dans laquelle le secrétaire général déclarait notamment :
« Je vous le déclare nettement : oui, la vérité des faits me conduit à approuver, sans réserve, la riposte de mon ami Paul Mercieca (…) Plus généralement, j’approuve son refus de laisser s’accroître, dans sa commune, le nombre, déjà élevé, de travailleurs immigrés (…) La présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés fait que la poursuite de l’immigration pose aujourd’hui de graves problèmes (…) C’est pourquoi nous disons : il faut arrêter l’immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage (…) Je précise bien : il faut stopper l’immigration officielle et clandestine (…) Se trouvent entassés dans ce qu’il faut bien appeler des ghettos, des travailleurs et des familles aux traditions, aux langues, aux façons de vivre différentes. Cela crée des tensions, et parfois des heurts entre immigrés de divers pays. Cela rend difficile leurs relations avec les Français (…) Quand la concentration devient très importante (…), la crise du logement s’aggrave ; les HLM font cruellement défaut et de nombreuses familles françaises ne peuvent y accéder. Les charges d’aide sociale nécessaires pour les familles immigrées plongées dans la misère deviennent insupportables pour les budgets des communes. »
Peu après, le 8 février 1981, le maire de Montigny-lès-Cormeilles (95), Robert Hue, par ailleurs futur successeur de Marchais à la direction du PCF, organisait une manifestation devant le logement d’une famille marocaine que la municipalité accusait injustement et sans preuve de « trafic de drogue ». En meeting électoral à Montigny douze jours plus tard, Georges Marchais y prononçait alors un discours passé à l’histoire1:
« Nous posons le problème de l’immigration, ce serait pour favoriser le racisme ; nous menons la lutte contre la drogue, ce serait parce que nous ne voulons pas combattre l’alcoolisme prise par notre clientèle (...) Pour la jeunesse, je choisis l’étude, le sport, la lutte et non la drogue (...) Alors, comme l’autre jour un dirigeant socialiste, ils crient tous en chœur : « pétainisme !» Quelle honte, quelle idée lamentable ces gens-la se font des travailleurs (…) Je le dis avec toute la force de mon indignation, de telles attaques ne déshonorent que leurs auteurs et ils ne méritent que le mépris. »