La saturation de l’espace public par les discours stigmatisant l’« immigration » ferait presque oublier le fait qu’elle n’a pas toujours été considérée comme un « problème ». L’ouvrage de Sylvain Laurens est, dans ce contexte, particulièrement important car il propose une histoire de la politique d’immigration en revenant sur les années 1960 et 1970, période décisive au cours de laquelle l’immigration a été constituée en « problème public et politique ». Si, après la Libération et jusque dans les années 1960, l’immigration reste une question politique subalterne, elle s’impose comme enjeu public et partisan dans les années 1970. L’impératif d’une « maîtrise des flux migratoires » est décrété. La circulaire Marcellin-Fontanet de 1972 interdisant la régularisation des travailleurs entrés en France sans contrat de travail, la décision du Conseil des ministres du 3 juillet 1974 de « suspendre l’immigration » ou les lois Stoléru-Bonnet (1977-1980) favorisant le « retour » des immigrés traduisent cette conversion des « sommets de l’État » puis des responsables politiques à une politique « dure ». Ce retour historique est couplé à l’analyse, à partir d’un travail sur archives inédit, du rôle spécifique des hauts fonctionnaires français dans l’« invention » de ce « problème ». L’auteur démontre que loin d’être le sous-produit de la crise économique (choc pétrolier de 1973) ou de la xénophobie des classes populaires, l’adoption d’une telle politique est initialement le résultat d’un travail de mise en forme et de formulation d’un « problème public » par une « avant-garde » administrative dont le destin social était lié à la revalorisation d’un domaine d’action marginalisé après 1945.
Cette recherche permet de « déconstruire » plusieurs fausses évidences. Tandis qu’un discours mi-militant, mi-scientifique considère le traitement des immigrés comme la poursuite des pratiques existantes dans la période « coloniale », Sylvain Laurens met au jour les reconfigurations internes à l’État après le processus de décolonisation. L’immigration y est saisie par une nouvelle génération de hauts fonctionnaires, plus dotés en capitaux scolaires et sociaux que leurs prédécesseurs, dont l’intérêt est de réussir à politiser et revaloriser ce domaine d’action. Ainsi, à distance du « mythe » qui veut que les responsables politiques aient décidé de « fermer les frontières » à la suite de la crise économique de 1973 pour protéger les « emplois nationaux », il montre tout ce que cette décision doit au travail quasi « militant » des hauts fonctionnaires pour durcir les conditions de séjour en France dès la fin des années 1960 et bien avant la prise en charge de cette question par les responsables politiques de droite. Les arguments avancés, dans les coulisses de l’État, pour justifier la décision de 1974 mettent en scène l’« anarchie » provoquée par l’immigration ou encore le risque d’un « nouveau Mai 68 ». Ce n’est qu’après coup et comme registre de justification public que l’argument de la « protection des emplois nationaux » est mobilisé. La déconnexion de cette décision et de la conjoncture économique est attestée par l’opposition des principaux acteurs économiques. La proclamation de la fermeture des frontières s’opèrent en effet contre l’avis de la majorité du CNPF. Par ailleurs, à rebours du discours commun qui envisage ce choix comme une réaction politique à la montée d’un « racisme » ouvrier, il indique que ce supposé « racisme populaire » est largement « produit » par ces hauts fonctionnaires. La mise en scène de l’impossible assimilation des « immigrés » passe par la médiatisation et la montée en épingle, par exemple, des « crimes racistes » envers les Algériens et des « crimes algériens » envers les Français. De même, ces hauts fonctionnaires commandent et sélectionnent parmi les sondages d’opinion ceux qui « attestent » du racisme des Français.
Au-delà de la question du traitement de l’immigration, l’ouvrage invite donc à envisager l’État non comme une simple caisse de résonance des intérêts des responsables politiques ou des intérêts patronaux mais comme le lieu d’expression d’intérêts propres à une fraction des classes dominantes que constituent les hauts fonctionnaires. Les luttes et pratiques qui animent ce champ du pouvoir entretiennent alors « une domination à distance » sur des populations auxquelles on a assigné l’identité d’immigré.
Étienne Pelissat