En janvier dernier, le LPP tenait son 5e congrès. Ce parti fondé en 1999 a connu un fort développement aussi bien en termes de membres que d’implantation géographique. Il a su résister face à la répression, favoriser la création des syndicats dans les secteurs les plus opprimés et soutenir les luttes paysannes et féministes. L’expérience du LPP est pleine d’enseignements que nous devons nous approprier.
Àl’occasion d’un séjour de deux semaines au Pakistan, j’ai pu assister les 27 et 28 janvier 2010 au Ve Congrès du Labor Party Pakistan (LPP) – le Parti des travailleurs ou Parti travailliste pakistanais. Cette organisation, fondée en 1999, a connu ces dernières années un développement remarquable : croissance numérique (il comprend aujourd’hui plus de 7 600 membres), extension géographique (il est maintenant présent dans toutes les provinces du pays) et enracinement social (paysans, ouvriers, femmes…).
Ce développement est d’autant plus significatif qu’il n’y a pas si longtemps, le principal noyau historique du LPP n’était encore qu’un petit groupe politique d’origine trotskiste (The Struggle – La Lutte) présent avant tout au Penjab, rejoint pour la fondation d’une nouvelle organisation par une poignée de cadres du Parti communiste pro-soviétique, dans le Sind surtout.
Le dynamisme du LPP contraste avec l’atonie de la gauche traditionnelle dans un pays ayant connu une succession de régimes militaires, déchiré par l’affrontement de fondamentalismes religieux sunnites et chiites, déstabilisé par la guerre engagée par l’Otan en Afghanistan et par l’activisme meurtrier des talibans. L’expérience politique du LPP est particulièrement intéressante.
Une gauche pakistanaise historiquement faible
En 1947, le mouvement ouvrier était relativement faible dans les provinces de l’Empire britannique des Indes qui constituent l’actuel Pakistan. La partition du pays et les gigantesques migrations qui l’ont accompagnée ont coupé la gauche de ses bastions du sous-continent indien (comme le Bengale). Réprimé, dissout, ne comprenant que quelques centaines de membres, le Parti communiste pakistanais s’est fondu à partir de 1957 dans des regroupements plus ou moins progressistes.
Le conflit sino-soviétique a provoqué son lot de ruptures. L’influence du maoïsme était importante. Cependant, à partir de 1965, la Chine a apporté au régime militaire son soutien face l’Inde, elle-même alliée à l’URSS. Dans ces conditions, non seulement le maoïsme pakistanais n’a pas eu la radicalité de son homologue indien, mais il a même soutenu un temps la dictature du général Ayub Khan.
Le communisme pakistanais a hérité de la vision stratégique stalinienne, « étapiste », du PC indien : l’attente d’une révolution démocratique bourgeoise avant laquelle il serait vain d’offrir une perspective socialiste aux luttes populaires. Il s’est ainsi révélé politiquement impotent quand une immense vague de luttes ouvrières, paysannes et étudiantes a déferlé dans le pays en 1968-1969, créant pendant plusieurs mois une sorte de situation de double pouvoir social.
Dans ces conditions, c’est le Parti du peuple pakistanais (PPP, créé en 1967) qui a capitalisé la vague de radicalisation sociale. Il a bénéficié de l’adhésion de bien des milieux progressistes et de nombreux cadres syndicaux, encouragés par sa rhétorique socialiste (commune à l’époque). En 1972, des communistes se sont intégrés au gouvernement PPP de Zulifar Ali Bhutto. Mais, au-delà des réformes socio-économiques parfois radicales (nationalisations), le nouveau régime ne s’est pas attaqué à l’ordre dominant. Les Bhutto représentent eux-mêmes une grande famille féodalo-capitaliste du Sind. Quand les ouvriers sont descendus dans la rue en mai-septembre 1972, le mouvement populaire a été écrasé dans le sang.
Désillusionnée, la gauche pakistanaise a été incapable d’offrir une alternative au PPP. La voie était ouverte au développement de courants religieux radicaux d’extrême droite. En 1977, le coup d’État du général Zia Ul Haq a instauré une nouvelle dictature militaire. Zulifar Ali Bhutto ayant été pendu en 1979, le PPP a repris des couleurs progressistes.
Du groupe The Struggle au LPP
The Struggle (La lutte) a été créé en 1980, son noyau fondateur vivant alors en exil, aux Pays-Bas. Il appartenait au courant trotskiste du « Militant » britannique avec Ted Grant pour figure historique : le Comité pour une Internationale ouvrière (CIO). Il avait, dans tous les pays, l’entrisme pour ligne de construction. Au Pakistan ce fut au sein du PPP.
En 1986, le noyau de direction est revenu au Pakistan. Il a été confronté à une situation de crise généralisée de la gauche pakistanaise traditionnelle. Les illusions envers le PPP se sont dissipées après l’accession au pouvoir de Benazir Bhutto en 1988. L’implosion de l’URSS a nourri un profond sentiment de désespoir. Les partis mao-staliniens ont perdu l’essentiel de leurs forces militantes. Le début des années 1990 a été une période de réaction idéologique, favorisant le renforcement des mouvements fondamentalistes.
Le groupe The Struggle a maintenu son cap programmatique. Il a mis fin à sa politique entriste, jugeant que la classe ouvrière allait se détacher du PPP. En vue de construire une alternative, il a lancé, en 1993, la perspective de création d’un parti ouvrier par les syndicats. Il s’attaquait, ce faisant, à une question fondamentale : l’indépendance politique de classe. À force d’alliances avec diverses forces bourgeoises, les organisations communistes traditionnelles ont délaissé ce terrain, érodant leur identité et se retrouvant systématiquement en position subordonnée au sein des fronts, des blocs, des partis nationalistes.
Le projet qui a donné naissance en 1997 au LPP se comprend d’abord ainsi : reprendre le combat pour l’indépendance de classe. Le noyau initial du groupe The Struggle a pu gagner à cette perspective des cadres syndicaux et des militants du PC qui n’acceptaient pas que leur parti renonce au socialisme.
L’initiative du groupe The Struggle a provoqué sa rupture avec l’Internationale du « Militant » qui a maintenu une politique entriste au sein du PPP. L’influence de ce courant était très réelle au Pakistan. L’un des députés du PPP appartenait à leur organisation. Mais il est bien difficile de mesurer la cohésion et l’enracinement d’un courant entriste : l’heure de vérité sonne quand il s’engage dans une construction indépendante. À force de reporter cette échéance et à force de divisions, il semble que, hors le LPP, les groupes issus du « Militant » au Pakistan aient perdu leur substance.
De la constance dans le combat
Si le LPP a pu néanmoins se développer, c’est parce qu’un espace de résistance existait. De par son succès en 2004, le Forum social mondial de Karachi, auquel j’avais pu participer, a d’ailleurs incarné cet espace de liberté dans un pays sous régime militaire, subissant la pression du fondamentalisme religieux. Il n’était pour autant pas facile de saisir l’occasion d’un rebond politique. Comment le LPP a-t-il fait ?
Il a tout d’abord refusé de se laisser paralyser par la répression. La plupart de ses dirigeants et dirigeantes ont été arrêtées à un moment donné sous la dictature Musharraf. Ses cadres syndicaux et paysans peuvent être menacés de mort par les sbires des propriétaires fonciers et des capitalistes – certains ont été tués ou ont été emprisonnés par une police aux ordres. Dans le Nord-Ouest, ils peuvent être la cible des talibans (trois militants assassinés déjà). Jusqu’à maintenant, le LPP n’en a pas moins réussi à préserver son droit à l’existence, répondant à la répression par la mobilisation démocratique et refusant d’être rejeté dans la clandestinité. De même, ses militantes n’ont pas plié devant la montée des pressions intégristes.
Le LPP a aussi fait preuve d’une très grande réactivité. Il a favorisé un travail d’organisation syndicale dans des secteurs où la classe ouvrière est particulièrement opprimée. Il a apporté un soutien aux luttes paysannes et féministes. Il a initié une intense campagne de solidarité après le tremblement de terre qui a dévasté le Cachemire en 2005. Il s’est pleinement engagé dans le processus des forums sociaux, au Pakistan comme sur le plan international. Il participe au combat antiguerre de part et d’autre de la frontière indo-pakistanaise et contre la guerre d’Afghanistan. Il a mobilisé toutes ses énergies quand le Mouvement des avocats a engagé l’épreuve de force avec le général Musharraf.
Le LPP a fait aussi preuve d’une grande constance dans son orientation. Les milieux progressistes pakistanais ont tendance à basculer, suivant les circonstances, du soutien à l’opposition aux régimes militaires, d’une tolérance vis-à-vis des fondamentalismes religieux au nom de l’anti-impérialisme, à un soutien à l’armée dans ses opérations contre les talibans. Le LPP s’est toujours refusé à choisir entre deux maux : corruption des partis clientélistes ou régimes militaires, armée ou fondamentalistes religieux, Otan ou talibans… Bien des complicités lient d’ailleurs ces pôles formellement opposés. En maintenant contre vents et marées cette ligne, le LPP s’est plus d’une fois retrouvé relativement isolé parmi les organisations de gauche. Mais dans la durée, il a tracé un indispensable sillon d’indépendance de classe sans lequel il n’y a pas de reconstruction possible à gauche.
Une nouvelle étape
Ces dernières années, le LPP a connu une importante extension régionale et a renforcé son enracinement social. Ce faisant, il se transforme. The Struggle était, à l’origine, un noyau idéologiquement compact. Bien qu’encore petit, le LPP présente aujourd’hui certains traits d’un parti de masse.
Le LPP tente une expérience originale en ce qui concerne les rapports entre partis et mouvements sociaux. Il se lie à des associations paysannes et à des syndicats ouvriers dans des initiatives qui combinent revendications sociales et message politique d’une façon peu courante en France. Il ne reproduit cependant pas les rapports « organiques » si courants en Asie du Sud entre les partis et « leurs » mouvements de masse. Il n’a pas « d’aile » syndicale ou paysanne. Aux yeux du LPP, seul un front commun entre partis de gauche et mouvements sociaux peut assurer le renforcement des luttes. Mais cette association doit se faire dans le respect de l’indépendance du mouvement social.
On perçoit une continuité décisive entre l’époque de The Struggle et celle du LPP : l’engagement dans le renforcement des mouvements sociaux, sur tous les terrains. Mais on note aussi ce qu’il y a de neuf : le poids grandissant des syndicats et associations paysannes par rapport aux structures plus associatives avec un saut qualitatif à la fin des années 1990 et au début des années 2000 : création de la National Trade Union Federation (NTUF, Fédération nationale des syndicats) en 1998, de la Women Workers Help Line (WWHL, Réseau de secours des femmes travailleuses) en 2000 et de l’Anjaman Mozareen Punjab (AMP, Association des paysans du Pendjab), puis, en 2003, du Pakistan Peasant Coordination Committee (PPCC, Comité de coordination des paysans du Pakistan).
Ce processus est toujours en cours. Une nouvelle association de femmes doit être impulsée à l’échelle fédérale. La renaissance d’un mouvement étudiant radical en est encore à ses débuts. Le mouvement syndical et paysan reste dans l’ensemble fragmenté et très inégalement enraciné suivant les secteurs ou les régions…
Les adhésions au LPP sont beaucoup moins « idéologiques » que par le passé : elles répondent aux activités politiques (campagnes, luttes contre la dictature Musharraf) et sociales (appui aux luttes) du parti. C’est ainsi que non seulement des cadres mais aussi des membres des syndicats et associations paysannes le rejoignent, lui donnant une base populaire. La présence de responsables syndicaux, paysans et femmes était très affirmée durant le congrès du LPP.
Autre différence, lors de son dernier congrès le LPP a élu un comité fédéral et non plus un comité national. Le Pakistan est un puzzle de provinces et, en se développant, le parti doit en tenir compte. Les débats lors du congrès du LPP se déroulaient parfois entre délégations provinciales. Le Penjab reste la principale zone d’implantation, avec 3 500 membres. Mais le Nord-Ouest pachtoune est la région où le LPP s’est récemment le plus rapidement développé (2 000 membres) avec l’aide d’une petite organisation afghane. Le Sind, où se retrouvent bon nombre des cadres venus du PC, est la troisième province en nombre de membres. Le LPP est maintenant présent au Balouchistan et à Gilgit, au nord. L’objectif est de constituer un parti indépendant au Cachemire – le Labor Party Kashmir – les Cachemiris restant pour l’heure membres du LPP.
Abordant une nouvelle étape de construction, le LPP va faire face à de nouveaux problèmes et va devoir résoudre de nouvelles difficultés. Rien n’est acquis, mais le chemin parcouru est déjà plein d’enseignements. Nous devons nous approprier cette expérience pour en comprendre les leçons.
Internationalistes !
Le LPP fait de très gros efforts pour concrétiser son engagement internationaliste. Au-delà des réseaux et campagnes militantes, il a tissé des liens importants en Suède et participe en tant qu’observateur permanent à la vie de la Quatrième Internationale. Il souhaitait une présence étrangère aussi nombreuse que possible à son congrès et au meeting de masse qui suivit, réunissant quelque 10 000 ouvriers et paysans. Seuls six militants ont répondu à son appel – et trois d’entre eux n’ont pas obtenu leur visas : un Nord-Américain et deux Indiens. Nous étions donc trois présents – un Afghan, un Australien et moi-même – ce qui est peu.
En 2006 déjà, la participation internationale au FSM de Karachi avait été bien en deçà des enjeux que représente le Pakistan. À l’heure où l’impérialisme états-unien conçoit « l’Afpak » comme un théâtre de guerre unique, à l’heure où les troupes de l’Otan (dont les forces françaises) sont engagées dans cette partie du monde, il est temps que nous prenions conscience de l’importance du combat engagé par nos camarades du LPP. Et des menaces qui pèsent sur lui. Nous avons déjà dû et nous devrons encore à l’avenir mener des campagnes de solidarité pour les protéger de la répression ou pour les aider à se construire dans un pays où règne une grande pauvreté.
Il est de plus en plus difficile à des Pakistanais d’obtenir des visas pour se rendre en Europe. Il est plus facile à des Européens d’aller au Pakistan. Le séjour est passionnant car le Pakistan, théâtre de guerre, est aussi le Pakistan, théâtre de luttes. C‘est une invitation au voyage.
Pierre Rousset
*. Une version plus longue de cet article existe sur ESSF qui fournit aussi de nombreuses références :
Le Pakistan
Le Pakistan a été fondé en 1947 avec la partition sanglante de l’Empire britannique des Indes. Il comprenait à l’origine le Pakistan occidental (l’actuel Pakistan) et le Pakistan oriental (devenu le Bangladesh). La rupture entre ces deux pays, séparés par toute la largeur de l’Inde, s’est produite après la guerre de 1971.
Le Pakistan représente, avec 180 millions d’habitants (en 2009), le sixième État le plus peuplé du monde et le deuxième pays musulman après l’Indonésie. La population est considérée à plus de 70 % sunnite et à 20 % chiite, avec de petites minorités musulmanes (sufistes, ahmadis…), chrétiennes, hindoues, sikhs, parsis (zoroastriens)... Dans cet État fédéral à la croisée de nombreuses influences culturelles, le poids des provinces, régions et nationalités est très grand avec notamment le Penjab et le Sind à la frontière indienne ; le Cachemire sous administration pakistanaise et Gilgit (chaîne himalayenne) à la frontière indo-chinoise ; le Nord-Ouest pachtoune, les zones tribales, à la frontière afghane ; le Balouchistan à la frontière irano-afghane.
Allié des États-Unis et de la Chine, le Pakistan occupe une place géopolitique clé à la charnière du Moyen-Orient, de l’Asie centrale et de l’Asie du Sud. Il est très directement impliqué, à sa frontière ouest, dans le conflit d’Afghanistan. À sa frontière est, la question du Cachemire alimente une situation de guerre latente avec l’Inde. Comme cette dernière, il est doté de l’arme nucléaire.
Largement agricole (coton, riz, canne à sucre), le pays exporte surtout textiles et produits alimentaires. Outre le textile, l’industrie couvre le secteur des biens manufacturés, la chimie, les mines et la sidérurgie, le bâtiment… Le poids des services est important. Les rapports sociaux gardent souvent à la campagne des traits « féodaux », particulièrement brutaux et inégalitaires.
Le Pakistan a connu un processus d’islamisation – engagé surtout à partir de la fin des années 1970 – et une succession de régimes parlementaires clientélistes et de régimes militaires. Il a pour capitale Islamabad, Lahore comme centre historique le plus connu et Karachi pour métropole portuaire et industrielle