Le débat sur l’identité nationale a pataugé du ridicule au racisme. Si nous ne lui avons pas donné écho, nous avons souhaité ici essayer d’en tirer quelques enseignements. Pour cela nous avons sollicité Laure Pitti, historienne, ainsi que Sylvie Tissot et Pierre Tévanian (respectivement sociologue et philosophe) pour qu’ils nous donnent leur vision de ce « débat ».
Le débat sur l’ « identité nationale » a reposé la question du positionnement de l’État par rapport à ses étrangers. Peux-tu revenir sur la genèse et l’évolution de cette question ?
Laure Pitti - La France devient un pays d’immigration, dans la deuxième moitié du xixe siècle mais ce n’est pas parce qu’il y a des étrangers en France que se pose publiquement un « problème de l’immigration »1. Avant tout, ce qui fait problème aux yeux de l’État, ce sont les migrations, c’est-à-dire l’exode rural, la venue des classes dangereuses aux portes des faubourgs des villes et la menace potentiellement insurrectionnelle qu’elles représentent. À partir des années 1881-1883, c’est effectivement la naissance de l’immigration comme problème. La première loi dans laquelle le mot « nationalité » apparaît est celle de 1889 qui est à l’origine du « droit du sol à la française », qui proclame français les enfants nés en France de parents étrangers. Autour de cette loi naît un débat pour savoir qui on considère comme français, et si c’est l’État qui déclare français, ou s’il y a un certain nombre d’autres conditions à remplir. La loi de 1889 tranche en établissant que le lieu de naissance détermine l’appartenance à la France. C’est donc à ce moment-là qu’il y a une matrice du discours sur le problème de l’immigration en France, problème qui va s’actualiser différemment au long du xxe siècle en fonction des conditions économiques mais aussi des évolutions de l’État et de son administration.
Quand tu dis pour « être Français, est-ce qu’il suffit d’avoir la nationalité ? », est-ce qu’à l’époque il y a déjà cette idée de l’intégration aujourd’hui présente ?
L. Pitti - Le terme d’intégration est relativement récent. À cette époque-là, on parle d’assimilation. Le débat sur l’assimilation, dans les années 1880 pose que ça n’est pas parce qu’on naît en France qu’on a toutes les caractéristiques culturelles de « vrais Français ». Après, le débat s’étiole, parce que la loi s’impose et qu’en plus elle est liée à des impératifs démographiques assez importants. On commence à parler de l’intégration dans les politiques publiques un siècle après. L’apogée étant la création du Haut Conseil à l’intégration, en 1989 et d’un ministère des Affaires sociales et de l’Intégration en 1991. C’est la ré-émergence d’un problème de l’immigration lié à un problème d’intégration dans les structures étatiques, mais qu’il faut voir dans une moyenne durée, puisque c’est à partir du milieu des années 1960 que cette question, progressivement, se repose. Traditionnellement, 1974 est toujours vue comme une date charnière, avec la suspension provisoire de l’immigration de travailleurs étrangers. Or, les conditions d’émergence d’un problème de l’immigration, entendu progressivement comme celui de l’intégration des immigrés, mais aussi de la venue de travailleurs étrangers, ne date pas de 1974 mais du milieu des années 1960. La décolonisation, qui fait que des fonctionnaires doivent se « recaser », mais aussi la montée en puissance des hauts fonctionnaires issus de l’ENA, entraînent une spécialisation autour de l’immigration de certains hauts fonctionnaires, qui vont pousser cette question au sein de l’État et légitimer ainsi leur expertise2. Cela amène donc à revisiter complètement la genèse d’un problème de l’immigration qu’on corrèle habituellement à la crise économique.
À l’époque coloniale, cette question d’être intégré se posait-elle ?
L. Pitti - Si on prend l’emblème du colonisé qu’est aujourd’hui, dans les débats et les mémoires, l’indigène musulman algérien, il a la nationalité française. Il n’est pas citoyen car il a une nationalité amputée de droits politiques. La question de l’assimilation est celle de l’abandon du statut civil musulman pour devenir pleinement français. Une procédure de naturalisation est mise en œuvre, notamment à partir de l’entre-deux-guerres, sur ces « sujets » coloniaux et il faut non pas qu’ils renoncent à leur religion, parce que le statut civil musulman ça n’est pas la religion musulmane, mais qu’ils renoncent à être sous le coup de certains dispositifs de justice liés notamment à la charia, et qu’ils fassent allégeance à la République dans ce qu’elle exige d’eux en termes de moralité, de bonnes mœurs, d’incorporation de l’éducation, etc. C’est pour ça que ne sont citoyens français que des élites qui ont eu la possibilité notamment de se scolariser et qui ont fait allégeance à l’État colonial.
Beaucoup de voix se sont élevées autour du débat sur l’identité nationale et de ses échos avec la conception vichyste de ce que peut vouloir dire « être français »…
L. Pitti - Je pense que les parallèles servent utilement dans le débat courant mais ne sont pas tenables, en termes de nationalité. Par exemple les conditions d’assimilation ou le contrat d’accueil et d’intégration tel qu’il a été mis en place par Sarkozy ministre de l’Intérieur au milieu des années 2000 ne sont pas des choses qu’on peut constater sous Vichy. Il n’y a pas eu de retour sur les lois sur la nationalité de 1889 et 1973, mais il y a eu une procédure de dénaturalisation de certains citoyens français, liée à l’alignement sur l’État nazi – voire à certains moments à l’anticipation de ce qui pouvait être l’alignement sur le nazisme – et notamment au statut des Juifs. Il n’y a pas eu de modification substantielle de la loi sur la nationalité sous Vichy, ce qui ne veut pas dire que les références mises en avant par Vichy d’un côté, et par la résistance de l’autre, sur ce que c’était la France, n’étaient pas différentes.
Peut-on parler, du sortir de la guerre jusqu’au milieu des années 1960, d’un rapport « apaisé », au moins en France métropolitaine, entre l’État et ses immigrés ?
L. Pitti - Cela n’a jamais vraiment été apaisé, l’encadrement policier de l’immigration est très fort. Mais il n’y a pas de problème public de l’immigration tel qu’il se posait à la fin du xixe, il n’y a pas d’exclusion raciale telle qu’elle se pose sous Vichy, et il n’y a pas de problème dit d’intégration tel qu’il se pose à partir des années 1960. L’utilité sociale et économique de l’immigration ne pose pas de question évidente. Et sur la question de la nationalité, normée par le code de la nationalité et l’ordonnance du 2 novembre 1945, la philosophie reste celle du droit du sol. Ce qui est complètement remis en question par le débat sur le code de la nationalité à partir de 1986 et sa modification en 1993, qui pour la première fois introduit une rupture : le caractère automatique du droit du sol est mis en cause par le fait que les jeunes doivent effectuer une déclaration de volonté de devenir français entre l’âge de 13 et 16 ans.
Finalement, c’est presque la période récente qui est celle qui fait le plus peser le soupçon d’illégitimité sur les migrants ou sur les gens issus de l’immigration ?
L. Pitti - Ça, oui ! On gagne à historiciser la problématisation de l’immigration parce que ça ne vient pas de nulle part. Les possibilités d’exacerbation de la xénophobie sont quasi institutionnellement présentes depuis les débuts de la iiie République, mais l’accentuation de la suspicion vis-à-vis de l’étranger, et son accentuation législative date de la deuxième moitié des années 1970. Et si cela s’est à ce point accentué dans les lois anti-étrangers, c’est qu’il y avait avant une administration en place pour le faire. Et effectivement, quand on regarde les changements de la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers, on constate une accélération à partir du début des années 1980, là où, à l’inverse, entre 1945 et 1975, on a une relative stabilité du discours et du dispositif normatif : les lois changent très peu, alors qu’il y a quasiment une loi par législature, voire plus, à partir du début des années 1980, avec un doublon qui se met en place, et qui depuis ne s’est pas démenti, qui est la lutte contre l’immigration clandestine d’un côté, comme condition de l’intégration des réguliers de l’autre. On a alors une montée en puissance du discours de l’intégration, qu’il faut absolument penser justement en lien avec la suspicion généralisée mise sur ladite immigration clandestine.
Et le débat, là-dedans ?
L. Pitti - Il n’est pas anodin, symboliquement, d’appeler un ministère « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale », et cette antonymie entre immigration et identité nationale est une création très récente. C’est ce ministère, avec les préfectures, qui porte le débat dont on parlait. On passe véritablement une étape et c’est une singularité de la période de vouloir convoquer tout le monde sur ces questions-là, alors que dans l’opinion au sens large, la question ne se pose pas en termes d’identité.
Aujourd’hui, il existe une espèce de crispation sur ce que serait « un vrai Français ». Cela caractérise la période et c’est aussi lié à une espèce de mouvement assez pernicieux de définition de l’immigration : depuis 1990, on distingue les Français des étrangers et des immigrés. Un étranger c’est quelqu’un qui n’a pas la nationalité française, un immigré c’est quelqu’un qui est né étranger à l’étranger. Cela veut donc dire que dans les statistiques publiques, on distingue ceux qui restent à titre permanent des immigrés. Alors c’est peut-être un instrument de lutte contre les discriminations, dirait-on aujourd’hui dans la « langue des problèmes publics », mais il y a quand même cette mise au jour des origines, qui rend possible un débat sur ce qu’est un « Français de souche ». Besson le pousse à son terme. On en voit les effets : par exemple la sortie de Longuet au moment la succession de Louis Schweitzer à la tête de la Halde, contre Malek Boutih qui n’appartiendrait pas au « corps français traditionnel », était emblématique de cette crispation autour du blanc, catholique ou réputé comme tel, généralement plutôt homme et de préférence hétérosexuel.
Ce type de débat est-il un ressort régulier de l’action publique ?
L. Pitti - La mise à l’index d’un autre est une des formes récurrentes de l’action publique, qui suit les vagues d’immigration mais franchit une étape supplémentaire contre des immigrations venues du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, parce que suspectées d’être musulmanes.
1. Numéro 40 de la revue Agone, L’invention de l’immigration, 2008.
2. Sylvain Laurens, 2009, Une politisation feutrée, les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, coll. Socio-Histoires, Belin, Paris, 352 p. Voir Tout est à nous! La revue n°8 - mars 2010
3. Qui prévoit un accès plus facile à la nationalité française (réduction de la durée de résidence à trois ans), et dispose que les enfants nés d’une mère française et d’un père étranger sont français.