Trois livres auxquels Michael Löwy a participé viennent d’être publiés. Ils donnent un aperçu de l’étendue de son œuvre.
Les richesses du NPA sont souvent méconnues, y compris des membres du NPA eux-mêmes. Richesses des itinéraires militants, des expériences vécues par les unes et par les autres, des initiatives et des inventivités (du local au mondial), des ingéniosités techniques et des talents artistiques…qui circulent encore si peu dans l’organisation, en tout cas beaucoup moins que les langues de bois tonitruantes. Lieu de coopération entre individualités, le paradoxal parti libertaire que nous avons parfois en tête ne brille-t-il pas davantage grâce aux miroitements individuels enrichissant notre collectif en devenir ? Marx et Engels ne parlaient-ils pas dans Le Manifeste communiste (1848) d’« une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » (et pas l’inverse, comme l’ont longtemps cru nombre de marxistes orthodoxes trop pressés), formule reprise dans les principes fondateurs du NPA ?
Parmi les ressources inaperçues au sein du NPA, on trouvera des outils intellectuels comme ceux ciselés par notre camarade Michael Löwy. Michael est un sociologue et un philosophe de réputation internationale (traduit en de nombreuses langues), aux recherches foisonnantes : le jeune Marx, Rosa Luxemburg, Che Guevara, Georg Lukács, le judaïsme libertaire, la théologie de la libération en Amérique latine, Franz Kafka, l’écosocialisme, le romantisme, le surréalisme, etc., mais à l’humilité militante. Trois livres récents viennent attirer l’attention sur l’ampleur de son œuvre.
En partant de Walter Benjamin
Comme pour son ami Daniel Bensaïd, l’écrivain et philosophe allemand Walter Benjamin (1892-1940) constitue une source importante d’inspiration pour Michael. L’alchimie inédite que Benjamin a proposée entre un marxisme hétérodoxe et un messianisme juif sécularisé illumine même les trois livres qui nous sont proposés. Romantisme et critique de la civilisation se présente justement comme une anthologie de textes de Benjamin jusque-là peu ou pas accessibles au public francophone. Pour Michael, « il est le premier partisan du matérialisme historique à rompre radicalement avec l’idéologie du progrès linéaire ». Singularité incitant à la mise en pratique d’une nouvelle « méthode » : « interpréter l’histoire du point de vue des vaincus », en appelant des interférences inhabituelles entre avenir et passé.
La figure de Benjamin traverse aussi Juifs hétérodoxes. Michael y montre comment « Dans le contexte particulier de l’Europe centrale, un réseau complexe de liens (…) va se tisser entre romantisme, renaissance religieuse juive, messianisme, révolte culturelle “ anti-bourgeoise ”et anti-étatiste, utopie révolutionnaire, socialisme, anarchisme ». Il propose alors toute une série de portraits croisés passionnants : Walter Benjamin et Franz Rosenzweig, Hannah Arendt et Walter Benjamin, Ernst Bloch et Georg Lukács ou Ernst Bloch et Hans Jonas (entre « le principe espérance » de l’utopie et « le principe responsabilité » de l’écologie politique).
Parmi les nombreuses pépites que l’on peu glaner dans l’ouvrage, l’une concerne le grand penseur marxiste allemand de l’utopie, Ernst Bloch (1885-1977). Michael met ainsi en avant les points d’appui utopiques de la critique sociale : « on ne peut pas critiquer, radicalement, la réalité sociale existante, sans avoir implicitement ou explicitement un paysage de désir (Wunschlandschaft) – l’expression est d’Ernst Bloch ». Le langage politique anticapitaliste ne devrait-il pas sortir plus souvent de ses lourds rails rhétoriques afin de prendre davantage son envol au contact de tels paysages de désirs ? Et pourquoi pas déjà dans les tracts du NPA ?
Michael pointe également des ambivalences historiques du sionisme. Car au début du xxe siècle, le sionisme apparaît comme une des dissidences possibles face aux deux orthodoxies dominantes dans le judaïsme européen : « l’orthodoxie religieuse, fondée sur la crainte de dieu », mais aussi l’orthodoxie du « judaïsme libéral, assimilé, bourgeois ». La rupture avec ces formes dominantes conduit « certains au sionisme – dans ses formes non étatiques –, d’autres au marxisme et plusieurs à l’anarchisme ». C’est en particulier le cas du socialisme sioniste à tonalité utopiste de Martin Buber (1878-1965), dans sa valorisation de l’expérience novatrice des kibboutz, sans toutefois prendre la mesure, rappelle Michael, des « problèmes que pose l’insertion du kibboutz dans un projet nationaliste de “ colonisation ” du territoire palestinien ». Ces contradictions d’un certain sionisme demeurent toutefois à l’écart des crimes de guerre et contre l’humanité de l’État israélien à Gaza, en nous incitant alors à appréhender de telles formes sociales-historiques avec davantage de nuances, sans pour autant atténuer notre impérieuse solidarité vis-à-vis de l’oppression des Palestiniens.
Romantismes anticapitalistes
Mais le recueil le plus symptomatique de la curiosité polyphonique de Michael est vraisemblablement Esprits de feu, co-écrit avec Robert Sayre, à la sensibilité littéraire scintillante. Le lecteur pourra y explorer une grande variété de sentiers littéraires et politiques (dont encore une fois Benjamin), autour d’une sensibilité romantique remontant à la deuxième moitié du xviiie siècle (avec Rousseau) et développant un rapport critique « à la modernité capitaliste-industrielle », et notamment sa tendance à « la quantification du Monde ». L’ouvrage regorge à nouveau de pépites. Quelques exemples :
- la figure de l’écrivain dandy Oscar Wilde (1854-1900), emprisonné pour homosexualité, en particulier son essai l’Ame de l’homme sous le socialisme (1891, réédition Arléa sous le titre L’âme humaine en 2004), où il envisage une utopie socialiste et anarchiste dans laquelle la solidarité n’exigerait plus le sacrifice de soi, puisque la sympathie et l’amour seraient fondés sur la pleine réalisation de soi. Réalisation de soi qui comprend les plaisirs sensuels et érotiques » ;
- la place de la religion dans la réflexion utopique d’Ernst Bloch, associant une « critique rationnelle, démystificatrice », dénonçant « les manipulations idéologiques des Églises conservatrices » légitimant « le pouvoir des dominants », à une sauvegarde du « surplus utopique » travaillant les religions ;
- le « donquichottisme » du marxisme péruvien de José Carlos Mariátegui (1894-1930), ouvert aux échos lointains du « communisme inca » ;
- l’incorporation de motifs romantiques au sein de Lumières redessinées chez Theodor Adorno (1903-1969), la grande figure de la Théorie critique de l’École de Francfort : « l’objectif n’est pas la conservation du passé, mais la réalisation des espoirs du passé ».
On aurait souhaité que Michael soit ici et là un peu plus critique avec ses auteurs romantiques de prédilection. Par exemple, le thème obsédant de « l’harmonie perdue » d’une « communauté » mythifiée ne pourrait-il pas être mis en cause au nom du caractère irréductiblement pluraliste et pleinement conflictuel d’une société non capitaliste à venir, en s’inspirant davantage de « l’équilibration des contraires » libertaire que Proudhon opposait aux « fanatiques de l’unité » ? Mais les écrits de Michael sont déjà une fantastique invitation à déployer de manière non dogmatique les milliers d’anticapitalismes dont le NPA pourrait être un des lieux privilégiés de fertilisation, en déplaçant les cadres encore trop étroits qui restreignent leur floraison.
Philippe Corcuff
* Walter Benjamin, Romantisme et critique de la civilisation, textes choisis et présentés par Michael Löwy, Payot, collection « Critique de la politique », 240 p., 21,50 euros.
Michael Löwy, Juifs hétérodoxes. Romantisme, messianisme, utopie, Éditions de l’éclat, collection « Philosophie imaginaire », 160 p., 18 euros.
Michael Löwy et Robert Sayre, Esprits de feu. Figures du romantisme anticapitaliste, Éditions du Sandre, 292 p., 29 euros.