Sorti en 1936, financé par le Parti communiste et tourné par Jean Renoir, le film La vie est à nous débute par un chœur parlé qui scande : « La France n’est pas aux Français, car elle est aux 200 familles ; la France n’est pas aux Français, car elle est à ceux qui la pillent ». Cette apostrophe se veut une réponse au slogan de l’extrême droite, « la France aux Français ! » Il s’agit d’affirmer que « les étrangers » ne sont pas responsables de la crise et de la misère, en dénonçant les vrais coupables : le patronat et les grosses fortunes. Les termes utilisés, qui figurent alors abondamment dans les discours des responsables de gauche, trouvent de fait leur origine dans le système de « gouvernance » – pour employer une expression contemporaine – de la Banque de France.
Dans les années 1930, l’organisation de la Banque de France obéit toujours aux règles fixées en 1806 par Napoléon ier. Loin d’être un organisme public, elle regroupe 40 000 actionnaires et est dirigée par une assemblée générale de 200 membres ainsi définis : « Les 200 actionnaires qui composeront l’Assemblée générale seront ceux qui seront constatés être, depuis six mois révolus, les plus forts propriétaires de ses actions ». C’est cette assemblée générale ainsi composée qui désigne les quinze membres du Conseil de régence de la Banque de France, l’exécutif de l’institution. Même Édouard Daladier, dirigeant très modéré du Parti radical se livre alors à la dénonciation de cette oligarchie économique : « deux cents familles sont maîtresses de l’économie française et, en fait, de la politique française. Ce sont des forces qu’un État démocratique ne devrait pas tolérer ». En 1936, le gouvernement de Front populaire réforma significativement la composition et le fonction- nement de la Banque de France.
Mais si l’expression « deux cents familles » a connu un tel succès au cours du temps, c’est parce qu’elle exprime bien deux des spécificités de la grande bourgeoisie française. D’abord la très grande concentration de la fortune : au-delà des discours sur la diffusion des actions dans le grand public et sur le « capitalismepopulaire », la réalité est la mainmise d’une toute petite couche sociale sur des secteurs centraux de l’économie. Depuis cette époque, certaines « grandes familles » de l’industrie et de la finance ont disparu… et d’autres sont apparues. Mais le haut niveau de concentration du capital s’est avéré être une caractéristique pérenne. Seconde caractéristique : ces familles richissimes ne se contentent pas de posséder et de diriger de grandes entreprises, elles tentent d’influencer la politique économique et sociale et s’organisent pour peser sur les institutions qui peuvent impacter leurs intérêts. Par exemple, la Banque de France à l’époque du Front populaire ; le gouvernement, aujourd’hui.
Une classe mobilisée
Dans leurs nombreux ouvrages, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont analysé comment la bourgeoise – à travers une série de structures, de clubs, de cercles, d’institutions sportives, de lieux réservés d’habitation ou de villégiatures – s’organise pour assurer sa propre cohésion, se protéger de toute intrusion « populaire », influencer les politiques publiques. Parmi toutes ces structures, les organisations proprement patronales – aujourd’hui, le Medef – occupent évidemment une place à part.
Le Comité des forges constitue un peu l’ancêtre des syndicats patronaux : créé en 1864, il rassemblait les grands industriels de la sidérurgie, alors une des branches industrielles motrices de l’économie. Au cœur de cette organisation, on retrouve notamment les « familles » Schneider et de Wendel. Théoriquement adepte du libéralisme économique, le Comité des forges décide en réalité du contingentement de la production sidérurgique (c’est-à-dire la définition de quotas de production) et de la répartition des marchés entre quelques groupes. Grâce à ses importantes ressources financières, le Comité développe son emprise sur la presse et le personnel politique de la iiie République.
Après la Deuxième Guerre mondiale, il donne naissance à l’Union des industries métallurgiques et minière (UIMM), rebaptisée ensuite Union des industries et des métiers de la métallurgie, du fait du déclin des mines et, parallèlement, de l’expansion de l’automobile et de la construction électronique. En 2007, l’UIMM a défrayé la chronique judiciaire, du fait des révélations sur l’existence de sa caisse noire. Alimentée par des ponctions sur la trésorerie des grandes entreprises de la métallurgie et par le racket des fonds de la formation professionnelle, cette caisse noire servait, selon Denis Gautier-Sauvagnac (dirigeant en titre de l’UIMM), « à fluidifier les rapports sociaux ». Autrement dit… à acheter des représentants syndicaux ! Et, aussi, quelques hommes politiques particulièrement réceptifs au lobbying patronal et disponibles pour présenter d’anodins amendements législatifs, « techniques » bien sûr… mais toujours favorables à la préservation des intérêts patronaux.
Pendant plusieurs décennies, l’UIMM – qui était la principale des fédérations du CNPF (puis du Medef) – a constitué l’épine dorsale du patronat français. En fait, jusqu’à l’élection de Laurence Parisot. Créé à la Libération, le Conseil national du patronat français prenait la suite de la Confédération générale du patronat français (CGPF). À travers la reconstruction de l’économie, le CNPF voulait aussi faire oublier que les grands patrons français, adeptes du slogan « plutôt Hitler que le Front populaire », avaient dans leur majorité collaboré avec les nazis. Pendant la ive République et la période gaulliste, cette volonté a conduit le CNPF à largement accompagner la « planification à la française » et à s’accommoder du poids de l’État dans l’économie… dont les idéologues libéraux font aujourd’hui la cause de tous les malheurs. Par la suite, la déferlante néolibérale, la révolution conser -vatrice des années Thatcher-Reagan et la globalisation capitaliste vont, avec retard par rapport à d’autres pays, finir par « décomplexer » le patronat français. En octobre 1998, la transformation du CNPF en Mouvement des entreprises de France (Medef) vient couronner cette évolution…
François Coustal