Pendant toute une phase du capitalisme, les chefs d’entreprise étaient des inventeurs (de produit, ou de techniques). Assiste-t-on à une prise de pouvoir des financiers ?
Ce ne sont pas forcément les capitalistes qui ont inventé les produits, et tous les inventeurs ne sont pas devenus des capitalistes. Chaque phase de la révolution industrielle a été marquée par des inventions. Nous sommes aujourd’hui dans la troisième révolution industrielle, celle de l’électronique, des biotechnologies, du nucléaire. Il y a donc encore aujourd’hui des inventions ! Ce n’est pas ça qui fait la spécificité de la période. Chaque phase de la révolution industrielle se caractérise par une association entre des inventions techniques, des sources d’énergie, des secteurs pilotes et un mode d’organisation des entreprises. Tous ces aspects sont liés : on passe ainsi de la première révolution industrielle à la deuxième avec le développement du taylorisme, à partir de la fin du xixe siècle, mais il ne se conçoit que parce que, entre autres, les usines peuvent désormais fonctionner avec l’électricité et non plus la vapeur : sans électricité, pas de taylorisme. En même temps, chaque phase connaît des contradictions. Au cours de la deuxième révolution industrielle, le travail à la chaîne a permis de développer la production, mais a entraîné aussi des concentrations d’ouvriers « dangereuses », des problèmes environnementaux et d’autres liés à la médiocre qualité des marchandises produites.
La troisième révolution industrielle est née dans les années 1970, le Japon avec le toyotisme en a été le pays pilote. Ce nouveau mode d’organisation de la production avec ses équipes autonomes, ses contrôles « qualité » et la robotisation, a été rendu possible par le développement de l’électronique. Sa contradiction réside dans la déconnexion entre la production de biens et l’enrichissement des populations. L’électronique permet en effet de supprimer de la main-d’œuvre. Dans la production proprement dite, la part de la main-d’œuvre est fortement réduite. L’informatisation permet des informations en temps réel et favorise des délocalisations. Même les services, qui ont connu un essor, sont touchés aujourd’hui par les pertes de main-d’œuvre et les délocalisations. Le fait historique nouveau de la troisième révolution industrielle réside donc dans le décrochage entre hausse de la production et hausse de la main-d’œuvre nécessaire. Jusque-là, il fallait, même avec les améliorations techniques, même avec le taylorisme, davantage de main-d’œuvre pour produire plus. Ca n’est plus du tout automatiquement le cas.
Concernant la finance, les banques ont toujours été liées à l’industrie. Mais aujourd’hui la finance domine l’industrie, alors que précédemment il y avait plutôt symbiose. Ce qui modifie la donne, c’est la naissance des fonds de pension, le recul de l’État social keynésien. La finance a profité du recul de l’État dans le pilotage des politiques industrielles. Une partie de l’économie financière tourne aujourd’hui sans lien avec la production : ce sont les paradis fiscaux, les nouvelles spéculations boursières, etc. La prise du pouvoir par les financiers est liée à la troisième révolution industrielle et s’est surtout manifestée depuis les années 1980. Elle est à mettre en relation avec la déréglementation de l’économie. Tout cela est rendu possible par l’informatisation généralisée qui offre la possibilité de communiquer en temps réel, de réaliser immédiatement et en permanence des transferts de fonds.
On considère souvent que, pendant toute une phase du capitalisme, on avait une espèce de capitalisme familial. Aujourd’hui, les entreprises sont cotées en Bourse, le capital est «dilué» et le PDG vient souvent d’une grande école. Dans quelles proportions cette description est elle vraie ? Quelles en sont les conséquences sur les rapports de force internes à la classe dominante ?
Ce n’est pas vrai de dire qu’auparavant le capitalisme était familial et que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le capitalisme familial existe encore, et dire le contraire expose à croire en des propriétaires désincarnés et inaccessibles. Or les familles Peugeot ou Michelin possèdent encore des parts très importantes de leurs entreprises ; de même avec Liliane Bettencourt et L’Oréal. D’autre part, l’existence de sociétés dont le capital est dilué entre plusieurs actionnaires n’est pas un phénomène nouveau (les sociétés par actions datent du xixe siècle), même s’il y a bien eu un élargissement de ce phénomène. Il y a donc un élargissement, mais pas absolu ; le capitalisme familial n’est pas mort, et il existe même plus qu’on ne le pense. Bien sûr, il y a des contre-exemples retentissants, comme le pharmacien Gaston Roussel qui avait créé sa société de produits pharmaceutiques puis l’avait transmise à son fils. L’intégration au sein de Sanofi a été une vraie rupture (lire Sylvain Rossignol Notre usine est un roman, La Découverte).
En ce qui concerne les ingénieurs, leur place a toujours été importante. Le renouvellement partiel des élites économiques par le biais du système scolaire et de ses grandes écoles n’est pas nouveau. Fin du xixe – début xxe siècles, il n’est pas rare que des polytechniciens deviennent des industriels (Citroën). J’insiste : plus que l’origine des capitaux ou la place des ingénieurs, ce qui fait la spécificité de la période est le niveau technologique qui découple l’inscription de la production dans un territoire national. Ce phénomène a eu des conséquences sur le grand patronat, notamment le niveau et le mode de rémunération. Comme dans toute période de transition, des fortunes nouvelles sont apparues (François Pinault par exemple), des grandes familles ont décliné. Mais ce sont surtout les rapports entre les grandes entreprises et les PME qui ont changé, avec un développement plus important de la sous-traitance. En France, à partir des années 1970, alors que le chômage de masse apparaissait, les gouvernants se rendirent compte que c’étaient surtout les PME qui créaient des emplois. Le grand patronat a redécouvert alors le discours tenu par la CGPME : l’idée du patron comme personnage social important, dynamique, « entreprenant », qui pilote son navire et défend ses salariés. Alors que le discours du CNPF était plutôt à tonalité technocratique, les grands patrons récupérèrent cette idéologie maintenue par la CGPME. Mais dans le même temps, la subordination des PME est devenue encore plus forte, du fait du système de crédit, de la sous-traitance et des délocalisations. La contradiction n’a probablement jamais été aussi forte entre petit et grand patronat.
En France, depuis très longtemps, il y a une très forte interpénétration entre les patrons des grandes entreprises et la haute fonction publique. Où en est-on aujourd’hui ?
L’interpénétration de l’État et de l’économie date de la Première Guerre mondiale. La nécessité de mise en place d’une économie de guerre a obligé l’État à intervenir directement dans l’industrie, et les patrons l’ont accepté car ça s’est fait dans des conditions avantageuses pour eux. L’État fixait les normes de production, les délais, etc. Il a aussi favorisé la concentration des entreprises par la répartition de la main-d’œuvre et des crédits. Cette intervention nouvelle a continué après la guerre. En 1919, les pouvoirs publics créèrent un secrétariat d’État (transformé en ministère en 1928) pour sauver la nouvelle industrie aéronautique, la reconvertir en industrie de paix alors qu’elle employait près de 200 000 personnes. Ce rôle nouveau de l’État dans l’économie a en même temps rendu plus cruciale encore la question du contrôle politique de l’État et accru les craintes par rapport au mouvement ouvrier. Avoir le contrôle de l’État était en effet plus fondamental encore qu’avant pour les classes dirigeantes, et à ce titre le Front populaire est resté pour elles un traumatisme, non seulement du fait de la grève générale mais aussi parce que les socialistes ont accédé au pouvoir. Les nationalisations de la Libération accentuèrent encore le phénomène. Après 1947 et le renvoi des ministres communistes du gouvernement, une alliance se noua entre le grand patronat et les hauts fonctionnaires des entreprises publiques, souvent venus de la Résistance et de la gauche non-communiste. Le lieu de cette alliance fut le Commissariat général au Plan, et cette technocratie à la française a marqué les Trente Glorieuses.
Du côté du patronat, le CNPF était piloté par l’IUMM qui proposait un certain mode de régulation sociale. Le patronat, par le biais de l’IUMM, négociait nationalement avec des syndicats puissants, si possible en écartant la CGT. Tout pouvait se négocier, sauf les salaires sur lesquels le patronat ne lâcha rien sans la contrainte. Mai 68 a constitué un sérieux coup de canif dans ce processus bien huilé. Jusqu’à Seillière inclus, c’est ce modèle qui a prédominé dans le CNPF. Mais l’élection de Parisot marque, avec un certain retard par rapport aux changements économiques, un autre mode de régulation sociale. L’IUMM est mise sur la touche, pas seulement à cause des scandales financiers. Désormais il n’est plus besoin de négociations nationales… ni des valises d’argent frais de l’IUMM pour les syndicats. Les négociations sont individualisées, entreprise par entreprise, au détriment des salariés : c’est le triomphe du « management ».
L’État n’en continue pas moins de jouer un rôle essentiel dans l’économie. Avec le néo-libéralisme, il ne s’agit pas de promouvoir, comme au xixe siècle, un État qui n’interviendrait pas ou peu dans l’économie. L’État doit au contraire intervenir, mais au service du capitalisme. Les rapports de forces dégradés en défaveur du mouvement ouvrier, par rapport aux Trente Glorieuses, font passer l’État du rôle forcé d’arbitre des relations sociales à ce nouveau rôle. Le chômage de masse, le déclin puis la liquéfaction du bloc « communiste », le tournant de la « rigueur » après 1983, ont permis cette mutation. C’est peut-être en 1974 que les choses ont basculé : une élection de Mitterrand à ce moment là, dans un contexte de mouvements sociaux ascendants et d’effets encore réduits de la crise, aurait pu modifier le rapport des forces. Mais la victoire de Giscard a été un coup d’arrêt, et la dynamique, même si l’espoir resta important, ne fut pas la même en 1981.
Quels sont les liens entre les différents partis, de droite et de gauche, et le patronat ?
Sur le fond, il n’y a pas beaucoup de changements dans les relations entre partis de droite et patronat. L’affaire Woerth n’étonne pas les historiens tant il paraît naturel que le grand patronat finance les partis de droite, comme c’est le cas depuis leur origine. Il y a toujours eu des liens très forts mais on ne peut pas pour autant confondre sphère politique et sphère économique. Les patrons s’occupent d’économie, ils sont peu à faire de la politique. Patrons et politiques entretiennent des liens familiaux, culturels, géographiques… Mais on doit parler de classes dirigeantes et non d’une classe dirigeante, car le petit groupe qui dirige la société, et représente à peine 1 ou 2 % de la population, est un ensemble pluriel. Le noyau dur est constitué par les milieux d’affaires, mais il comporte d’autres éléments qui ne se confondent pas. Le politique est un champ d’action spécifique, qui a son autonomie.
Concernant les forces de gauche, les relations entre socialistes et patronat ont changé depuis 1981. Avant cette date, il n’y avait pas de liens forts entre PS et milieux d’affaires. Par la suite, de hauts fonctionnaires socialistes ont été intégrés dans le système : les cas de DSK ou de Pascal Lamy sont emblématiques. Les classes dirigeantes disposent de moyens gigantesques pour capter des individus et il faut une grande force morale pour y résister. Martine Aubry elle-même a été DRH de Péchiney pendant deux ans avant d’être ministre du Travail en 1997. Le PS d’aujourd’hui n’a donc plus rien à voir avec la vieille SFIO. Toutefois, les liens restent moindres qu’avec les partis de droite. Il y a des patrons proches du PS, à titre individuel, mais pas des fractions du patronat. La carte socialiste, quand elle est jouée, l’est faute de mieux. La campagne autour de DSK en ce moment peut se comprendre dans ce sens : alors que Sarkozy est en difficulté, mieux vaut DSK comme potentiel présidentiable plutôt qu’une Martine Aubry davantage liée au parti. Le PS n’est pas l’UMP, du fait de ses alliances, des forces sociales qui le soutiennent, et parce qu’existe en France un mouvement social plus fort que dans d’autres pays. La vie politique française reste marquée par le clivage droite-gauche, dont le PS est en partie prisonnier alors que certains en son sein voudraient le dépasser. Il n’y a pas en France de système de« grande coalition » comme en Allemagne ou en Autriche.
Les conflits au sein du CNPF puis du Medef sont-ils de strictes guerres de clans ou renvoient-ils à des affrontements entre fractions de classe ?
Les classes dirigeantes, je le répète, ne sont jamais totalement homogènes. Il y a des luttes pour le pouvoir, des luttes de clans. Mais les luttes concernent surtout la manière d’envisager les relations sociales. L’IUMM est doublement dépassée : la métallurgie n’a plus un rôle pilote comme dans la deuxième révolution industrielle et son lobbying politique et social est dépassé, il n’a plus lieu d’être car le rapport des forces est beaucoup plus mauvais pour les syndicats et les salariés. À droite, il y a aujourd’hui des conflits internes. Mais cela ne doit pas faire oublier que la création de l’UMP a permis de fusionner pour la première fois la plupart des tendances de la droite. Il y a donc union des droites, mais reste le problème du FN, que Sarkozy pensait avoir réussi à écarter mais qui revient en force avec la crise. Si Sarkozy est contesté à droite, ce n’est pas sur le fond de son action mais plutôt sur la forme, sur sa façon de gouverner, qui a été efficace mais qui l’est moins. Un Fillon président serait peut-être moins « agressif » mais mènerait la même politique sur le fond : il a déjà piloté la réforme des retraites de 2003... Si divergence il y a, c’est sur la façon la plus efficace pour les classes dirigeantes de garder le contrôle de la situation. Sur le plan politique comme économique, on assiste au triomphe des milieux d’affaires de la troisième révolution industrielle.
Propos recueillis par Sylvain Pattieu
À lire :
Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique du patronat français, Flammarion, à paraître début novembre 2010.
L’Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, le vrai visage du capitalisme français, dir. Benoît Collombat et David Servenay, La Découverte 2009