Propulsée sur le devant de scène par l’affaire Woerth-Bettencourt, le groupe L’Oréal est un véritable cas d’école illustrant les liens entre les entreprises et le pouvoir. Depuis quelques mois, l’affaire « Woerth – Bettencourt » jette une lumière crue sur le monde des très riches, ainsi que sur le système de connivence fait de services rendus entre milliardaires et politiques. Elle a aussi placé sous les feux de l’actualité une entreprise : L’Oréal. La multinationale du cosmétique – 17 milliards de chiffre d’affaire, 64 600 employés, présente dans 130 pays – ne se contente pas de vendre colorants, teintures et autres crèmes de perlimpinpin pour le plus grand profit de ses dirigeants et actionnaires (au premier semestre 2010, ses bénéfices sont quand même en hausse de 21,4%...). Elle incarne aussi, de manière spectaculaire, une longue histoire faite de liens étroits avec le monde politique. Au-delà des mésaventures d’Éric Woerth, il est bon de rappeler que Luc Chatel, actuel ministre de l’Éducation et porte-parole du gouvernement, a commencé sa carrière comme chef de produit, puis comme DRH chez l’Oréal. L’Oréal a toujours su « investir » sur le personnel politique. Un personnel politique qui, en règle générale (mais il y a des exceptions), se situe plutôt à droite. Et même, à vrai dire, très à droite !
Le jeune chimiste Eugène Schueller
L’histoire commence avec la création de la « Société française des teintures inoffensives pour cheveux », ancêtre de L’Oréal. Le site Internet officiel du groupe l’indique fièrement : « Jeune chimiste et entrepreneur dans l’âme, Eugène Schueller fonde en 1909 l’entreprise qui va devenir le Groupe L’Oréal (…) Le fondateur du Groupe forge ainsi le premier maillon de ce qui fait toujours l’ADN de L’Oréal : la recherche et l’innovation au service de la beauté. » Avant de s’extasier sur ses produits phares, créés ou rachetés– Oréal d’Or, Monsavon, O’Cap, Imedia, Dop, Ambre Solaire, etc. – ou le caractère précurseur de son génie publicitaire. On y apprend aussi que L’Oréal se veut une « entreprise citoyenne » et s’est dotée d’une charte éthique qui proclame : « En portant des valeurs fortes, en respectant des normes éthiques élevées, nous serons plus que jamais une entreprise exemplaire, un groupe qui inspire à chacun confiance et respect » ! Sur ce site, par contre, on ne trouve étrangement aucune information sur le parcours politique de son fondateur, le « jeune chimiste, entrepreneur dans l’âme ». Et pourtant, il y aurait de quoi faire !
En effet, dans les années 1930, parallèlement à son rôle de dirigeant d’entreprise, Eugène Schueller – père de Liliane Bettencourt – est très actif sur le plan politique. Au point d’être un des animateurs et un des principaux mécènes du Comité secret d’action révo-lutionnaire, passé à la postérité sous le nom de « Cagoule ». Il s’agit d’une organisation secrète et armée, émule d’un « fascisme à la française ». Largement financée par le grand patronat, la Cagoule dispose d’appuis significatifs dans l’armée dont elle copie le modèle d’organisation. Pour le compte des services secrets de l’Italie mussolinienne, elle commet plusieurs assassinats de réfugiés antifascistes. Mais son principal objectif est de renverser par la violence le gouvernement du Front populaire : en novembre 1937, elle fomente une tentative de coup d’État qui échoue. Les cagoulards prennent bientôt leur revanche : pendant l’Occupation, ils four-nissent de nombreux cadres et propagandistes à la Collaboration.
L’Oréal et la Collaboration
En 1940, Eugène Schueller participe à la création du Mouvement social révolut-ionnaire (MSR), avec le soutien de l’ambassadeur du Reich et l’approbation du chef de la Gestapo. Pas étonnant, avec de tels parrainages, que le programme du MSR vante la « nouvelle Europe libérée du capitalisme libéral, du judaïsme, du bolchévisme et de la franc-maçonnerie » et la nécessité de « régénérer racialement la France et les Français ».
André Bettencourt, son futur gendre, « formé » dans les mêmes cercles politiques, n’est pas en reste, puisqu’il est, en 1940, l’une des plumes de la Terre française. Dans ce journal, il déverse sans retenue sa haine des juifs : « Pour l’éternité, leur race est souillée par le sang du juste. Ils seront maudits de tous ». Il appelle également à la collaboration avec l’occupant : « La dénonciation serait-elle un devoir ? Oui, dans la mesure où elle sert véritablement la collectivité (…) Les jeunes doivent être, dans chaque village, les agents du Maréchal ».
Tout aussi significatifs sont les parcours de Jean Filiol et Jacques Corrèze. Le premier, ancien cagoulard, participe au massacre d’Oradour-sur-Glane, au sein de la division SS « Das Reich ». À la fin de la guerre, il se réfugie en Espagne où il est recruté… par la filiale espagnole de L’Oréal !
Quand à Jacques Corrèze, lui aussi ancien membre de la Cagoule, il rejoint le MSR, puis la Légion des volontaires français contre le bolchévisme (LVF) qui, à la fin de la guerre, est intégrée à une unité SS, la Division Charlemagne. À la Libération, il a quand même quelques ennuis avec la justice. Mais, ils seront de courte durée : condamné à dix ans de prison, il est libéré… en 1949 ! Il est alors immédiatement embauché par L’Oréal et devient le responsable du développement du groupe sur le continent américain. Ainsi, comme on le voit, fidèle aux penchants idéologiques de son fondateur resté aux commandes, L’Oréal agit comme une véritable machine à recycler fascistes et collabos.
Car Eugène Schueller et André Bettencourt ont échappé, eux, à toute poursuite, en réussissant à convaincre qu’ils avaient rallié la Résistance, au cours des dernières années de l’Occupation. Parmi les témoignages en leur faveur qui ont pesé lourd, il y a celui d’un condisciple d’André Bettencourt, rencontré au foyer catholique parisien tenu par les Pères maristes : un certain… François Mitterrand ! Cette « bonne action » est immédiatement récompensée : en 1945, après une éphémère présence au gouvernement, François Mitterrand est embauché comme cadre dirigeant des Éditions du Rond-Point, qui appartiennent au groupe d’Eugène Schueller et dont la fonction principale est la publication d’un « magazine féminin » intitulé Votre Beauté ! Deux ans plus tard, François Mitterrand est à nouveau ministre et il en profite pour remettre la médaille de la Résistance à André Bettencourt. Décidément – Éric Woerth en sait quelque chose ! – chez L’Oréal, on a du goût pour les médailles ! Au cours des ive et ve Républiques, la connexion entre L’Oréal et la classe politique s’amplifie, notamment à travers l’action d’André Bettencourt. Ministre lui-même à de nombreuses occasions, il finance aussi gras-sement les activités de nombreux responsa-bles politiques. Il s’agit ni plus ni moins que d’investir sur des élus ou de futurs élus dont on attend, en retour, qu’ils fassent une politique conforme aux intérêts globaux du patronat et aux intérêts particuliers du groupe. Les révélations actuelles tendent d’ailleurs à prouver que ces pratiques ont survécu.
Comment Bettencourt échappe à l’IGF
Malheureusement – pour les milliardaires… miser sur des personnalités politiques n’est pas non plus une garantie absolue, les rapports de forces politiques et sociaux ayant parfois l’indélicatesse de venir perturber les scénarios les mieux étudiés. Ainsi, le programme commun de gouvernement, signé quatre ans après Mai 68 entre le nouveau Parti socialiste (dirigé par François Mitterrand) et le Parti communiste, prévoyait un nombre significatif de nationalisations. Cette perspective inquiétait fortement les dirigeants de L’Oréal et Liliane Bettencourt, l’actionnaire majoritaire. Dès 1974 – on n’est jamais trop prudent… – la riposte fut trouvée. Pour compliquer considérablement la nationalisation du groupe – si tant est que l’Union de la gauche ait réellement souhaité la mettre en œuvre – en introduisant un partenaire étranger, un accord fut trouvé avec Nestlé, sous forme d’un investissement du groupe suisse et la mise en place d’un montage financier complexe. De fait, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, la question de la nationalisation de L’Oréal ne fut pas posée. Par contre, nouveau souci pour les Bettencourt et leurs semblablesavec la volonté de la gauche de mettre en œuvre l’une de ses promesses : la création de l’impôt sur les grandes fortunes (IGF, ancêtre de l’actuel ISF). Parmi les nombreux « visiteurs du soir » chargés par le patronat de faire valoir leur point de vue auprès du gouvernement socialiste, l’un des plus influents n’était autre que François Dalle, à l’époque PDG… du groupe L’Oréal.
Cette campagne patronale de lobbying est loin d’avoir été inutile. Certes, le gouvernement de l’époque a bien créé l’IGF… mais en le vidant d’emblée d’une grande partie de sa substance, puisque « l’outil de travail » – autrement dit, la propriété des entreprises – est purement et simplement exonéré d’IGF !
Financement de l’extrême droite factieuse dans les années 1930, recyclage des collabos après la Seconde Guerre mondiale, sponsoring de nombreuses personnalités politiques sous la ve République et soutien sans faille aux cercles dirigeants du sarkozysme, L’Oréal et ses actionnaires principaux ont vraiment réalisé un parcours sans faute ! « Valeurs fortes » et « normes éthiques élevées », sans doute…
François Coustal