Cet article est une réponse à celui de Pierre Rousset « Laïcité et solidarité à l’heure de la crise capitaliste » paru dans Tous est à nous! la revue n°12.
Pour commencer...
Il y a tout d’abord des faits énoncés qui ne sauraient retenir notre attention. C’est le cas de ce qui, pour Pierre Rousset, relève de la « communautarisation du droit ». En ce qui concerne les soi-disant tribunaux confessionnels, il faut rappeler que ces instances n’ont aucune prééminence sur le droit commun, et que leurs jugements peuvent être invalidés à tout moment par une décision de justice, dans l’ensemble des pays séculiers où ils sont en service. ChacunE reste, à titre personnel, évidemment libre de mener sa vie selon des préceptes et mariages (ou divorces) religieux, c’est une conséquence de la liberté d’opinion et de pratiques religieuses. Et rien n’empêche celles qui, au regard du droit commun, se sentent lésées par leur divorce confessionnel, de porter leur affaire devant des tribunaux de droit commun.
Quant à l’affaire concernant Amnesty International, il est faux de prétendre que Claudio Cordone, son secrétaire général, ait affirmé que le djihad défensif des talibans soit compatible avec les droits humains. Son propos ne concernait que le discours de Moazzam Begg, ancien détenu à Guantanamo, et son association. En l’occurrence, Moazzam Begg considère les talibans comme des belligérants à part entière dans le conflit qui a lieu en Afghanistan, et, tout en critiquant leur action sur le plan des droits de l’homme, préconise un dialogue entre eux et les gouvernements qui les combattent. Il n’y a là, en effet, rien d’incompatible avec les droits humains.
Islamophobie et Grand Moyen-Orient
La situation n’est pas seulement marquée par un déclin des solidarités et une montée de la xénophobie et des nationalismes. L’ordre néolibéral est surdéterminé par une composante impérialiste renouvelée depuis la chute du mur de Berlin. « C’est au début de 2004 [...] que l’administration américaine dévoila son projet de Grand Moyen Orient (GMO) [...], il promettait paix, démocratie, développement et prospérité aux peuples qui occupent une région s’étendant de la Mauritanie au Pakistan. »1 Le projet est vaste, et l’on comprend dès lors pourquoi l’islamophobie est devenue le dénominateur commun des discriminations en Europe. Elle permet de mener une politique de tutelle humanitaire à l’extérieur – combattre la barbarie islamiste et venir en aide à des populations passives –, et alimenter un racisme qui s’attaque de plus en plus prioritairement au prolétariat musulman des pays d’Europe, fût-il pakistanais, maghrébin ou d’Afrique Noire. Les impérialismes occidentaux justifient ainsi leurs occupations, guerres ou interventions en Afghanistan, en Irak, au Soudan ou en Somalie, et la politique de leur allié sioniste.
Il ne faut alors pas confondre : d’une part, des mesures répressives produites par une partie des classes dominantes des pays du GMO à l’encontre de toute dissidence, assimilée au blasphème, variante fondamentaliste du crime de lèse majesté ou d’insulte à la patrie ; d’autre part, le refus légitime des communautés musulmanes à voir leur religion caricaturée par les élites occidentales, que ce soit pour justifier l’occupation des pays du GMO, ou pour produire un consensus raciste qui les réduit le plus souvent à des sous-citoyens en Europe ou aux États-Unis.
De ce point de vue, si des pays aussi disparates que la Chine, Cuba, la Bolivie, ou l’ensemble de l’Organisation pour la conférence islamique, se retrouvent à l’ONU pour condamner la « diffamation des religions », on a plus affaire à un alignement tiers-mondiste à l’occasion des « caricatures de Mahomet » qu’à une victoire des fondamentalistes sur le droit international. L’opération a beau être risible, elle indique aussi que les révolutionnaires peuvent et doivent faire entendre leur voix propre, pour dénoncer les caricatures de la religion ayant une visée raciste dans leurs pays. Le soutien de la gauche républicaine apporté à Redeker, ou à Charlie Hebdo lors de l’affaire des caricatures, avait ceci d’infamant qu’il supposait une posture acritique sur le contenu des propos ou des dessins, au nom de la liberté d’expression et du « droit au blasphème ».
Si les révolutionnaires condamnent la diffamation des religions qui camoufle le racisme, ils n’apportent pas pour autant leur soutien aux persécutions au Pakistan. De la même façon, ce n’est pas parce qu’il peut exister une pression pour porter le voile que lutter contre une loi qui le prohibe dans les établissements secondaires relève d’un soutien aux « islamistes » ou au « patriarcat familial ». S’engager avec détermination dans un mouvement qui vient enrayer la logique raciste et sexiste d’une loi dont le principe était de renvoyer les filles voilées chez elles, c’est même disputer la conduite du mouvement aux éventuels tenants doctrinaires du port du voile. L’inénarrable « ni loi ni voile » renvoya d’ailleurs plus un message de confusion quant à la réelle volonté de se battre contre les exclusions, qu’un gage d’indépendance, et vis-à-vis des tenants de la loi, et vis-à-vis des « courants réactionnaires [...] à l’offensive dans toutes les religions ».
« Maillon faible » et nouvel athéisme
Il ne s’agit donc pas de faire d’un « ennemi principal » l’alpha et l’oméga du combat anticapitaliste, il s’agit de définir, dans la conjoncture, le point de faiblesse de l’ennemi. Cet ennemi n’est pas un oppresseur principal ou secondaire, mais un système qui, pour exploiter les travailleur-se-s, se reproduire et s’étendre, a besoin d’un complexe de dominations et d’oppressions qui privilégie certainEs subalternes contre d’autres. Ainsi, déterminer stratégiquement le chaînon le plus faible, à partir duquel toute la chaîne de la domination peut être entamée, ce n’est pas livrer les oppriméEs à un ennemi secondaire, c’est produire les conditions pour que le traitement de toutes les oppressions soit possible. Ces conditions, on les trouve dans la grève des femmes voilées de Mahalla en Égypte de l’usine textile occupée avec des hommes. Ce sont dans les mouvements étudiants et féministes en Iran, dans les années 1990, que les féministes islamiques ont réalisé l’unité avec les féministes séculières. En 2006 au Liban, la résistance à Israël a vaincu car « [elle] a réussi à transcender les barrières confessionnelles sur lesquelles est bâti l’inique régime politique libanais. »2
L’action des anticapitalistes doit donc être en mesure de favoriser les expériences qui condensent les oppressions croisées, et de donner une intelligibilité aux moments où la race, le genre, la nation ou la classe, se répondent les uns aux autres. Ceci implique également de se démarquer nettement des alliances opportunistes entre le pouvoir et ses mouvements privilégiés – l’instrumentalisation des filles qui refusent légitimement de porter un voile imposé –, et des divisions occasionnées par le privilège – l’exclusion des filles voilées, non seulement des écoles, mais aussi du mouvement féministe. Une femme non voilée n’est pas plus « libre » ou « émancipée » qu’une femme voilée.
À ce propos, le débat sur la religion a pu être l’occasion d’une défense aveugle de l’héritage des Lumières, dont le marxisme serait l’héritier direct, en contradiction avec toute croyance religieuse, assimilée à la simple superstition. L’histoire récente nous rappelle que, là encore, il faut se méfier des schémas simplistes voire grossiers sur la foi. Un « nouvel athéisme » se répand en best sellers sur le « poison religieux ». Il a pris la tournure, chez Christopher Hitchens, ancien trotskiste, d’une justification des récentes interventions en Irak et en Afghanistan, à partir d’un constat de régression généralisée depuis la chute du mur. L’idée de « retour du religieux » s’accompagne alors d’un mépris pour les peuples épris de superstition, sans référence aucune à l’impérialisme ou à l’idéologie. Quand ces repères s’étiolent, et que les idées religieuses sont réduites aux « courants réactionnaires » qui s’appuient sur la superstition, alors on devient prêt à avaler toutes les couleuvres.
Félix Boggio
1. Hocine Belalloufi, Guerres ou paix ?, Lazhari Labter Editions, p.81
2. Ibid, p.51