Le 30e anniversaire de la mort de John Lennon – assassiné le 8 décembre 1980 à New York –, coïncidant à deux mois près avec le 70e anniversaire de sa naissance, donne naturellement lieu à diverses éditions et rééditions. Pour nous, c’est l’occasion de nous souvenir de l’artiste engagé, de la pop star qui revendiquait ses origines ouvrières, de l’homme révolté contre le pouvoir capitaliste et toutes les oppressions et injustices qui l’accompagnent.
Il faut rappeler le contexte. La jeunesse descendait en masse dans la rue, les luttes ouvrières et anti-impérialistes se développaient avec force. Le stalinisme dominait toujours le mouvement ouvrier mais le chômage de masse n’existait pas et le socialisme restait une perspective vivante et actuelle pour des millions et millions de travailleurs. Entre la séparation des Beatles, en 1969, et son retrait de la scène musicale et médiatique, en 1975, Lennon a alors multiplié les prises de position radicales et soutenu de nombreuses mobilisations. Au point d’inquiéter les services secrets britanniques et étatsuniens qui le placèrent sous étroite surveillance, comme en témoignent des dossiers du FBI récemment déclassifiés (http://www.lennonfbifiles.com).
Sa musique et ses paroles restent, bien sûr, comme témoignage de cet engagement. Power to the People (Le pouvoir au peuple) parle par lui-même, tandis que Give Peace a Chance (Donnez une chance à la paix) devenait le chant emblématique des manifestations de masse contre la guerre du Vietnam. Les saxos jazzy du pamphlet féministe naïf Woman is the Nigger of the World (La femme est le nègre du monde) côtoient la ballade celtique traditionnelle The Luck of the Irish (La chance des Irlandais), dont l’air enjoué contraste avec des mots de souffrance et de haine, dénonçant avec une violence inouïe les crimes de l’impérialisme britannique. Imagine, la plus connue des chansons de l’époque, est un hymne communiste, en faveur d’un monde débarrassé de toute exploitation et oppression (dont celle des Églises, que l’ex-Beatle tenait spécialement en horreur), dans lequel « tous les gens vivront leur vie en paix » et « une fraternité humaine sera en mesure de se partager le monde » ; nous pouvons toujours en reprendre la conclusion : « Vous pouvez dire que sqa&uis un rêveur, mais je ne suis pas le seul ; j’espère qu’un jour vous nous rejoindrez, et que le monde entier ne fera qu’un. »
Jean-Philippe Divès
Interview, 1971
À cette période, en février 1971, Tariq Ali et Robin Blackburn, alors membres de l’International Marxist Group, section britannique de la ive Internationale, avaient réalisé une longue interview de John – avec sa compagne, Yoko Ono – pour le journal de l’IMG, The Red Mole (La Taupe rouge). Ce sont deux extraits de ce texte que nous publions ci-après.
« Comprendre ce qu’a fait le système de classe, sortir de toute cette merde bourgeoise »
Tariq Ali – Ton dernier disque et tes déclarations publiques les plus récentes, en particulier tes interviews à Rolling Stone Magazine, donnent à penser que tes opinions deviennent de plus en plus radicales et politiques. Quand cela a-t-il commencé ?
John Lennon – Tu sais, j’ai toujours été politiquement conscient, et contre le statu quo. C’est assez élémentaire quand tu as grandi, comme c’est mon cas, dans la haine et la crainte de la police comme un ennemi naturel, et dans le mépris de l’armée comme quelque chose qui emmène les gens au loin et les laisse morts quelque part.
Je veux dire que c’est juste quelque chose d’élémentairement ouvrier, bien que cela commence à s’estomper quand tu deviens plus vieux, te retrouves avec une famille et te fais avaler par le système.
En ce qui me concerne je n’ai jamais été apolitique, même si la religion a eu tendance à recouvrir la politique dans mes années acide, autour de 1965-66. Cette religion était elle-même un résultat de toute cette merde de superstars – la religion était un exutoire à mon oppression. Je me disais « eh bien, il doit y avoir autre chose dans la vie, est-ce que ça ne se trouverait pas là ? On ne peut quand même pas en rester à ça ? »
Mais tu sais, dans un sens j’ai toujours été politique. Dans les deux livres que j’ai écrits, même s’ils étaient écrits dans une sorte de charabia à la James Joyce, il y a beaucoup de coups contre la religion et une saynète à propos d’un travailleur et d’un capitaliste. Je fais des satires du système depuis mon enfance. À l’école je rédigeais des magazines et les faisais circuler autour de moi.
J’étais très conscient de ma classe, de mes origines, parce que je savais ce qui m’était arrivé et je savais la répression de classe qui nous tombait dessus – c’était un p… de fait mais il a disparu ensuite dans la tourmente du monde Beatle, et pendant un temps je me suis encore plus éloigné de la réalité.
Tariq Ali – Que pensais-tu alors des raisons du succès de ce type de musique ?
John Lennon – Eh bien, à l’époque on pensait que les travailleurs avaient gagné leur place, mais rétrospectivement je me rends compte que c’est la même escroquerie qu’ils font aux Noirs, comme quand ils permettent à des Noirs de devenir des athlètes, des boxeurs ou des artistes de variété. C’est le choix qu’ils vous permettent – maintenant, l’exutoire est d’être une pop star, c’est vraiment ce que je dis sur l’album dans Working Class Hero [« Héros de la classe ouvrière »]. Comme je l’ai dit à Rolling Stone, ce sont les mêmes gens qui ont le pouvoir, le système de classe n’a pas changé d’un iota.
Bien sûr, il y a maintenant beaucoup de gens qui marchent dans la rue avec les cheveux longs, et des gamins de la classe moyenne avec de jolis vêtements. Mais à part le fait qu’on s’est tous un peu déguisés rien n’a changé, ce sont les mêmes salauds qui dirigent tout.
Robin Blackburn – Évidemment, les questions de classe sont quelque chose que les groupes de rock américains n’ont pas encore abordé.
John Lennon – Parce que ce sont tous des bourgeois ou des petit-bourgeois, et qu’ils ne veulent pas le montrer. En réalité ils ont peur des ouvriers, parce qu’aux États-Unis les ouvriers semblent majoritairement de droite, s’accrochant à leurs biens. Mais si ces groupes de classe moyenne comprennent ce qui se passe, et ce qu’a fait le système de classe, c’est à eux de faire revenir ces gens à gauche et de sortir de toute cette merde bourgeoise.
Tariq Ali – Quand as-tu commencé à rompre avec le rôle qui t’était imposé en tant que Beatle ?
John Lennon – Même à l’apogée des Beatles, j’ai essayé d’aller contre ça, comme l’a fait George [Harrison]. Nous nous sommes rendus à quelques reprises aux États-Unis et [le manager des Beatles, Bob] Epstein nous écrasait toujours sous ses recommandations de ne rien dire à propos du Vietnam. Alors un moment est venu où George et moi lui avons dit « Écoute, la prochaine fois qu’ils posent la question, nous allons dire que nous n’aimons pas cette guerre et pensons qu’ils devraient en partir maintenant ». C’est ce que nous avons fait. À cette époque c’était quelque chose d’assez radical, en particulier pour les « Fab Four » [les « quatre fabuleux »]. C’est la première fois que j’ai un peu agité le drapeau.
Mais tu dois te rappeler que je me suis toujours senti réprimé. Nous étions tellement sous pression que nous n’avions pratiquement aucune possibilité de nous exprimer, en particulier en travaillant à ce rythme, continuellement en tournée et enfermés dans ce cocon de mythes et de rêves. C’est assez dur quand tu es César, que tout le monde te dit que tu es formidable, qu’ils te donnent toutes ces belles choses et ces filles, c’est assez dur de rompre avec tout ça et de dire « Eh bien je ne veux pas être roi, je veux être vrai ». Alors dans un sens, la seconde chose politique que j’ai faite a été de dire « Les Beatles sont plus importants que Jésus ». ça a vraiment été un scandale, et aux États-Unis on m’a presque tiré dessus, à coups de feu. ça a été un traumatisme pour tous les gamins qui nous suivaient. Jusqu’à ce moment-là, il y avait cette politique non dite consistant à ne pas répondre aux questions délicates, même si je lisais toujours les journaux, tu sais, les articles politiques.
La conscience permanente de ce qui se passait me faisait me sentir honteux de ne rien dire. J’ai éclaté parce que je ne pouvais plus jouer ce jeu davantage, c’était trop pour moi. Bien sûr, le fait d’aller aux États-Unis a augmenté la pression sur moi, en particulier avec cette guerre qui continuait. Dans un sens nous étions devenus un cheval de Troie. Les « Fab Four » sont montés tout droit au sommet et à ce moment-là se sont mis à chanter sur les drogues et le sexe, je suis entré alors dans des trucs de plus en plus durs, et c’est alors qu’ils ont commencé à nous descendre en flèche.
Robin Blackburn – N’était-ce pas une attaque aussi contre tu ce que avais fait depuis le début ?
Yoko Ono – Tu as toujours été très direct.
John Lennon – Oui, sans doute, la première chose que nous avons faite a été de proclamer aux yeux du monde notre identité liverpoolienne, et de dire « C’est bien de venir de Liverpool et de parler comme ça ». Avant, toute personne de Liverpool qui réussissait, comme Ted Ray, Tommy Handley, Arthur Askey, devait perdre son accent pour pouvoir passer à la BBC. Ce n’était que des humoristes mais c’est1 ce qui est venu de Liverpool avant nous. Nous avons refusé de jouer ce jeu. Après les premiers succès des Beatles, tout le monde a commencé à prendre un accent liverpoolien.
Tariq Ali – Dans un sens, tu pensais politiquement même quand tu semblais t’en prendre à la révolution ?
John Lennon – Ah, bien sûr, [la chanson] Revolution. Il y a eu deux versions de ce morceau mais la gauche non officielle n’a pris que celle qui disait « Ne comptez pas sur moi ». La version originelle, celle qui s’est retrouvée sur le 33 tours, dit aussi « Comptez sur moi ». J’y avais mis les deux parce que je n’étais pas très sûr. Et il y avait une troisième version qui, elle, était abstraite, de la musique concrète, avec des sortes de boucles, des gens en train de hurler. Je pensais que je dessinais une image sonore de la révolution – mais tu sais, je me suis trompé. En fait c’était de l’anti-révolution.
Sur la version sortie en 45 tours je disais « quand vous parlez de destruction, ne comptez pas sur moi ». Je ne voulais pas être tué. Je ne savais vraiment pas grand-chose des maoïstes, seulement qu’ils semblaient si peu nombreux et cependant allaient se poster devant la police en attendant de se faire enlever de là. Je pensais juste que c’était peu subtil, que les véritables communistes révolutionnaires se coordonnaient entre eux un peu mieux et n’allaient pas hurler comme ça dans la rue. Venant de la classe ouvrière, je me suis toujours intéressé à la Russie et à la Chine, à tout ce qui a à voir avec la classe ouvrière, même si je jouais le jeu capitaliste.
À un moment j’étais tellement pris dans les imbécillités religieuses que je me promenais partout en proclamant que j’étais un communiste chrétien, mais comme le dit [le psychanalyste] Janov, la religion c’est la folie légalisée. C’est la thérapie qui m’a débarrassé de tout cela et permis de comprendre ma propre souffrance […]
Tariq Ali – Comment penses-tu, John, que nous pourrions détruire le système capitaliste ici en Grande-Bretagne ?
John Lennon – À mon avis, uniquement en rendant les travailleurs conscients de la situation réellement malheureuse dans laquelle ils se trouvent, en brisant le rêve qui les entoure. Ils croient être dans un pays merveilleux et libre. Ils ont des voitures et des télévisions et ne veulent pas penser que dans la vie il y a quelque chose de plus. Ils sont préparés à laisser les patrons les diriger, à voir leurs enfants maltraités à l’école. Ils font un rêve qui est celui de quelqu’un d’autre, même pas le leur. Ils devraient comprendre que les Noirs et les Irlandais sont harassés et réprimés, et que leur tour viendra ensuite.
Dès qu’ils commenceront à être conscients de cela, nous pourrons réellement commencer à faire quelque chose. Les travailleurs peuvent commencer à prendre le pouvoir. Comme l’a dit Marx, « à chacun selon ses besoins ». Je pense que ça marcherait bien ici. Mais nous devrions aussi infiltrer l’armée, parce qu’ils sont bien entraînés pour nous tuer tous.
Nous devrions commencer tout cela là où nous sommes nous-mêmes opprimés. Je pense qu’il est faux, superficiel, de donner à d’autres quand tes propres besoins ne sont pas satisfaits. Il ne s’agit pas de consoler les gens, pas de faire en sorte qu’ils se sentent mieux mais qu’ils se sentent plus mal, de leur montrer en permanence toutes les dégradations et humiliations qu’ils subissent pour pouvoir obtenir ce qui est appelé un salaire vital. o
1. Pour les élites londoniennes et du sud de l’Angleterre, le liverpoolien et son accent symbolisaient la rugosité et l’arriération de la classe ouvrière.