Il y a 90 ans, s’est tenu à Tours le dix-huitième congrès du Parti socialiste. Le 29 décembre 1920, 70 % des délégués votent l’adhésion à la Troisième Internationale – ou Internationale communiste – que viennent de fonder l’année précédente les dirigeants bolcheviques de la Révolution russe. Cette décision se traduit par une scission : les minoritaires – ceux qui refusent l’adhésion à l’Internationale communiste – constituent la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) qui représente le courant socialiste (ou social-démocrate) français jusqu’à la création du Parti socialiste (1969). Côté majoritaire, la SFIC (Section française de l’Internationale communiste) prend rapidement le nom de Parti communiste, puis de Parti communiste français.
Cette division durable du mouvement ouvrier n’est d’ailleurs pas spécifiquement française : sur l’ensemble de la planète, les anciens partis socialistes se scindent entre « communistes » et « socialistes », selon des proportions qui varient en fonction des pays. En France et en Europe, la scission s’opère en référence à deux événements majeurs : l’attitude des partis socialistes face à la guerre et l’impact de la révolution russe.
Avant 1914, Jean Jaurès, fondateur et directeur de l’Humanité, est l’une des principales figures du parti socialiste (SFIO) créé en 1905 et rassemblant l’ensemble des courants socialistes. Au fur et à mesure que s’amplifient les rumeurs de guerre en Europe, notamment entre la France et l’Allemagne, Jaurès est un peu le symbole de la lutte politique contre la guerre et pour la résolution des conflits par la négociation. Sans remettre en cause le patriotisme et la nécessité de la défense nationale, il tente de définir de manière aussi restrictive que possible les conditions qui pourraient, éventuellement, conduire les socialistes à soutenir une guerre « défensive ». Bien que non dépourvue d’ambiguïté, cette attitude est comprise comme une hostilité à la guerre ce qui lui vaut la haine de la droite nationaliste. Il est assassiné le 31 juillet 1914.
La faillite de la social-démocratie
L’assassinat de Jaurès ouvre symboliquement la voie à l’effondrement politique et moral du mouvement socialiste : dès la déclaration de guerre (3 août), toutes les résolutions socialistes de la décennie précédente sont oubliées. Dans leur immense majorité, passant par pertes et profits toute idée de « solidarité internationale des travailleurs », les socialistes français se rangent derrière leur propre bourgeoisie et appellent la classe ouvrière à faire son « devoir patriotique ». Pire : les députés socialistes votent les crédits pour la guerre. Pire encore : face à l’Allemagne, c’est l’Union sacrée. Des dirigeants socialistes entrent au gouvernement. Dont Jules Guesde, autre dirigeant socialiste de premier plan et censé incarner la rigueur doctrinale et l’intransigeance marxiste. Cette attitude – qui rend les socialistes co-responsables de cette immense boucherie que sera la Première Guerre mondiale – va être durable : ainsi, le socialiste Albert Thomas sera sous-secrétaire d’État aux munitions puis ministre de l’Armement et, à ce titre, l’un des rouages centraux de la machine de guerre française. Jusqu’à la fin de la guerre, la majorité des députés socialistes voteront en faveur des budgets de guerre. Mais cette faillite politique est loin de toucher uniquement la SFIO…
En France même, l’autre grande organisation du mouvement ouvrier, la CGT succombe aux mêmes sirènes. À la veille de la guerre, bien qu’ayant connu une lente évolution, la Confédération reste encore marquée par son origine « syndicaliste- révolutionnaire » : soucieuse de son indépendance par rapport aux partis politiques, très suspicieuse vis-à-vis du « réformisme » des socialistes français, antimilitariste, elle a débattu à plusieurs reprises au cours des années précédentes des moyens de s’opposer à la guerre, par la grève générale ou par la grève des « crosses en l’air ». Mais, à l’exception d’une petite minorité, elle rallie de fait l’union sacrée. Même si, à la différence du PS, elle ne participe pas directement au gouvernement.
Le désastre n’est pas seulement hexagonal : dans tous les pays impliqués dans le conflit, les partis socialistes s’alignent sur les politiques bellicistes des gouvernements de leur pays. Ainsi, en Allemagne, pays phare pour le rayonnement et la force numérique de la social-démocratie, un seul député s’oppose à la guerre : Karl Liebknecht.
Les explications de cette faillite collective par les circonstances et le bouleversement que représente la guerre ne peuvent suffire. Inévitablement surgit la question : qu’est-ce qui dans la doctrine, le fonctionnement et la pratique des partis socialistes et de la Deuxième Internationale les a conduit, tous, à capituler ? La nécessité d’une rupture avec cette trahison des idéaux socialistes – et ses causes – sera, quelques années plus tard, l’une des motivations les plus puissantes des mouvements vers l’Internationale communiste qui, justement, se propose de rompre avec ce passé.
Comme beaucoup, les socialistes pensaient que la guerre serait de courte durée. Il n’en est rien. Et plus la guerre dure, plus le coût exorbitant d’une telle folie pour les couches populaires apparaît. La conscience que les buts de guerre de tous les États belligérants ont peu à voir avec la défense légitime contre une agression extérieure et tout à voir avec les appétits impérialistes grandit et, avec elle, le mécontentement populaire contre la guerre et les gouvernements qui la mènent.
Minorité de guerre
Les premières brèches dans le consensus chauvin et guerrier viennent de syndicalistes révolutionnaires regroupés autour de la Vie Ouvrière, animée par Pierre Monatte qui, dès décembre 1914, manifeste son opposition à la guerre et au soutien que lui apportent les dirigeants du mouvement ouvrier en démissionnant du Comité confédéral de la CGT. Au printemps 1915, la contestation atteint la SFIO et se constitue alors la « minorité de guerre ». Elle compte dans ses rangs aussi bien des révolutionnaires – socialistes ou syndicalistes – que des opposants modérés à la guerre et aux compromissions du parti socialiste, tels Jean Longuet qui en devient le principal porte-parole. La minorité de guerre va déployer une double activité, interne et externe. À l’intérieur du parti, elle s’efforce de conquérir des positions dans les sections et les fédérations au point de gagner, en octobre 1918, la majorité du parti à la faveur d’une alliance entre « minoritaires modérés » et « majoritaires modérés ». Outre Jean Longuet, cette nouvelle majorité est animée par Marcel Cachin et Louis-Oscar Frossard qui jouent un rôle important dans le processus conduisant au Congrès de Tours.
Aux marges du Parti, les opposants les plus radicaux à la guerre – qui seront ensuite les partisans les plus résolus de l’adhésion à l’Internationale communiste – se regroupent au sein du Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI), qui comprend également des syndicalistes non membres du parti socialiste.
Après l’armistice de 1918, la SFIO tente de reprendre une vie normale ; les appels à préserver l’unité du parti sont nombreux. Mais, à l’instar de Verfeuil, beaucoup d’anciens « minoritaires de guerre » avaient prévenu : « La guerre a creusé entre nous un fossé que la paix ne comblera pas »…
Une grande lueur à l’Est ?
L’autre grand déterminant de la scission à venir est évidemment constitué par la révolution d’Octobre et, surtout, ses conséquences politiques dans le mouvement ouvrier international. Au début, le débat au sein des partis socialistes n’oppose pas partisans et adversaires de la Révolution russe : tous les socialistes saluent la Révolution russe et s’élèvent contre les interventions militaires qui menacent la jeune république soviétique. Par contre, les courants socialistes « de droite » considèrent que la Révolution russe qui s’est produite dans un pays arriéré, très majoritairement rural, est une expérience quelque peu exotique dont le mouvement ouvrier des pays capitalistes développés a peu à apprendre. À l’inverse, les courants de gauche considèrent que la révolution d’Octobre et, surtout, le parti qui l’a conduite – le Parti bolchevique – sont des modèles à suivre, ce qui implique de rompre non seulement avec le programme traditionnel des parti socialistes mais aussi et surtout avec leur mode d’organisation.
Après la création, en mars 1919, sous l’impulsion des dirigeants bolcheviques, de l’Internationale communiste, le débat au sein des partis socialistes prend un tour nouveau : faut-il rester au sein de l’Internationale ouvrière (Deuxième Internationale) ou rejoindre l’Internationale communiste (Troisième Internatio-nale) ? Diverses tentatives, nationales et internationales, auront lieu pour éviter la « grande division du mouvement ouvrier ». Mais elles n’auront aucun résultat. Désor-mais, pour les partis comme pour les militants, c’est l’heure du choix. Un choix qui, au sein du parti français, va donner lieu à une intense lutte de fractions. Avec une droite, un centre et une gauche…
Immédiatement, l’appel des dirigeants russes à une nouvelle Internationale rencontre un écho favorable – mais minoritaire… – qui va s’exprimer dans diverses structures : le groupe communiste français de Russie, les comités syndicalistes révolutionnaire (CSR), ou encore le mouvement Clarté (initié par l’écrivain Henri Barbusse), à la fois regroupent intellectuel et association d’anciens combattants hostiles à la guerre. Mais la principale structure qui va mener le combat est le Comité de la iiie Internationale. Dans la dernière phase de préparation du congrès de Tours, il se dotera d’un moyen d’expression : le Bulletin communiste. Ses principaux animateurs – Boris Souvarine, Fernand Loriot, Pierre Monatte et Alfred Rosmer – sont issus de la gauche de la « minorité de guerre » de la SFIO, du Comité pour la reprise des relations internationales ou encore du groupe de la Vie Ouvrière. Pour ce Comité, l’enjeu n’est pas seulement de gagner une majorité des socialistes à l’adhésion à l’Internationale communiste mais, surtout, de transformer radicalement et en profondeur le parti. Une démarche naturellement « encouragée » par les dirigeants bolcheviques et l’exécutif de l’Internationale communiste…
Un nouveau parti
Cette volonté de transformation radicale conduit le Comité de la iiie Internationale a préconiser des principes et des mesures organisationnelles qui prennent l’exact contre-pied de ce qu’était la « culture politique » socialiste. La SFIO fonctionnait selon un mode tricéphale : la direction du parti, les élus, la rédaction de l’Humanité (Jaurès) ? L’autonomie de la presse sera supprimée et la ligne éditoriale soumise aux décisions du parti ! Afin de combattre les déviations opportunistes qu’entraîne la situation même des élus, ils seront strictement contrôlés ! La Deuxième Interna-tionale était une organisation fédérative, dont les résolutions n’étaient pas vraiment contraignantes ? L’Interna-tio-nale communiste est un parti : le parti mondial de la révolution… Ses décisions s’imposent aux partis nationaux, qui n’en sont que des « sections » locales ! La SFIO regroupait de nombreux courants et tendances : les votes lors des congrès déterminaient leur représentation proportionnelle à la direction ? Pour B. Souvarine, un constat s’impose : « Ce n’était pas une organisation révolutionnaire, mais un Parle-ment. On y discutait sans cesse, pour ne jamais se mettre d’accord, et pour ne jamais agir ». D’où la conclusion : « Le parti doit en finir avec son système actuel de représentation et d’organisation basé sur la représentation proportionnelle des tendances ». C’est donc bien un nouveau type de parti, radicalement différent de l’ancien, qu’ont en tête les premiers partisans français de l’adhésion à la iiie Internationale.
Nouveau type de parti, nouveau type de militants aussi… C’est B. Souvarine toujours qui prophétise ce que doit être le style de comportement bolchevique : « N’oubliez pas que le plus difficile n’est pas de combattre ses ennemis, mais de s’en prendre à ses amis »…
Au cours de l’année 1919, le soutien à l’adhésion à la iiie internationale progresse, mais reste minoritaire. C’est la tendance du centre – désignée aussi comme « centre reconstructeur » – qui tient le haut du pavé, surfant sur la thématique de l’unité du parti tant au niveau national qu’international ; ses animateurs essaieront de promouvoir diverses tentatives de regroupement international dans le but tout à la fois de « rénover » le socialisme et de faire l’économie de la scission. Ainsi, lors du congrès de Strasbourg, en février 1920, les socialistes français décident de quitter la iie Internationale… sans pour autant adhérer à la iiie Internationale, même si une forte minorité se prononce en faveur d’un tel choix. Néanmoins, la direction reçoit mandat pour rencontrer l’Internationale communiste.
Le congrès de Tours
Au nom de la SFIO, Cachin et Frossard se rendent à Moscou en juin et juillet 1920. Ils assistent partiellement au congrès de l’Internationale communiste. L’une des principales décisions du Congrès est la définition des « conditions d’admission des Partis dans l’Internationale communiste », un document passé à la postérité sous l’appellation « les 21 conditions » : contrôle de la presse du parti, des élus, élimination des réformistes et des centristes des postes de responsabilités, propagande au sein de l’armée, soutien aux luttes des colonisés, création de fractions communistes dans les syndicats, épuration périodique du parti, caractère obligatoire des décisions de l’Internationale, etc. Les conditions vont au-delà de la définition d’un programme révolutionnaire. Leur objectif est sans ambiguïté : permettre de séparer le bon grain révolutionnaire de l’ivraie réformiste – ou « centriste » – car, comme l’affirme le préambule des 21 conditions, « l’Internationale communiste est menacée de l’envahissement de groupes indécis et hésitants qui n’ont pas encore pu rompre avec l’idéologie de la iie Internationale ».
Bien que soumis aux critiques des dirigeants russes et réticents sur certaines des conditions posées, Cachin et Frossard franchissent le pas : ils décident d’adhérer « à titre personnel » à l’Internationale communiste et, dès leur retour en France, débutent une série de meetings et de réunions publiques en faveur de l’adhésion. Ce ralliement à la iiie Internationale des deux principaux responsables du parti et de sa presse modifie évidemment la configuration du débat. C’est ainsi que, pour le congrès de Tours convoqué pour fin décembre, apparaît une motion, la motion Cachin-Frossard, officiellement intitulée « résolution présentée par le Comité de la iiie Internationale et par la fraction Cachin-Frossard ». À noter que les dirigeants de la gauche (Souvarine, Loriot, Monatte) sont en prison, accusés de complot à la suite de la défaite de la grève des cheminots et de l’échec de la grève générale, au printemps 1920. Ainsi, lors du congrès de Tours, les principaux orateurs pour l’adhésion sont des représentants du « centre ».
Deux autres courants se partagent les suffrages des militants : celui dit de la « résistance à l’adhésion » animé par Léon Blum, Marcel Sembat et les anciens « majoritaires de guerre » ; et celui dit de la « reconstruction » de Jean Longuet et Paul Faure, favorable en principe à l’adhésion mais extrêmement réservé sur « les conditions ». Avant, comme au cours du congrès lui-même, l’essentiel des débats porte sur ces fameuses conditions, mais aussi sur l’épuration exigée par l’Internationale et dont Jean Longuet est la principale cible. Lorsque le congrès commence – le jour de Noël 1920 ! – les résultats des votes des militants sont connus : une large majorité s’est prononcée pour l’adhésion. La conséquence est également connue : la scission ; l’incertitude porte sur son ampleur. Le congrès est donc essentiellement l’occasion, pour les responsables des différentes motions, de prendre date pour l’avenir. Pour la minorité, Léon Blum dénonce avec fougue la conception de la révolution et de l’organisation révolutionnaire qu’il prête aux dirigeants bolcheviques et à leurs partisans français et qu’il oppose à la tradition socialiste française : « au lieu de la volonté populaire se formant à la base et remontant de degré en degré, votre régime de centralisation comporte la subordination de chaque organisme à l’organisme qui lui est hiérarchiquement supérieur […] c’est une sorte de commandement militaire formulé d’en haut et se transmettant de grade en grade ». Il conclut : « nous sommes convaincus, jusqu’au fond de nous-mêmes que, pendant que vous irez courir l’aventure, il faut que quelqu’un reste garder la vieille maison ».
Deux autres épisodes marquent le congrès : la lecture d’un télégramme envoyé par Zinoviev au nom du Comité exécutif de l’Internationale communiste. Le « télégramme Zinoviev » maintient l’oukase contre Longuet et Faure désignés comme « des agents déterminés de l’influence bourgeoise sur le prolétariat ». Le message est clair : il ne faut pas seulement rompre avec la droite, mais aussi avec le centre. Autre temps fort : le discours de Clara Zetkin, au nom de l’Internationale ; recherchée par la police, la révolutionnaire et féministe allemande est parvenue clandestinement sur le lieu du congrès et s’éclipse rapidement après avoir quitté la tribune…
Lendemains de congrès…
Dans la soirée du 29 décembre, le vote d’adhésion matérialise la scission qui s’étend rapidement au mouvement syndical, avec la création de la CGT-U (Unitaire).
En principe, la majorité des militants socialistes a fait le choix de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) qui prend rapidement le nom de Parti communiste. En fait, les minoritaires SFIO ont conservé leur influence, notamment électorale. Et, dès les années suivantes, le nouveau parti communiste connaît de nombreux soubresauts, dont le départ ou l’élimination de plusieurs des figures marquantes de la bataille pour l’adhésion : Frossard en 1923 ; Souvarine, Monatte et Rosmer en 1924 ; Loriot en 1926… Une fois élimée la « génération de Tours » et sous l’égide du PC d’Union soviétique – lui-même en cours de stalinisation – une nouvelle direction du PCF est mise en place qui s’emploie à transformer radicalement l’organisation à travers la « bolchévisation » : création de cellules d’entreprises, sélection d’un appareil permanent sur la base de l’origine ouvrière (et de la fidélité à la direction), etc.
L’appartenance au PC et son influence se rétrécissent considérablement. Il faut, en fait, attendre le Front populaire (1936) pour que le PC réussisse son enracinement populaire, sur la base d’une toute autre orientation...
Questions ouvertes
L’immense majorité des militants qui ont voté en faveur de l’adhésion à la Troisième Internationale étaient sûrement tout à fait convaincus de la nécessité d’une « certaine rupture » avec le passé. Mais, pour ces militants qui ont suivi la tendance du centre (Cachin et Frossard) – et ont ainsi rendu majoritaire le choix en faveur de la iiie Internationale – il s’agit, au fond, de continuer le vieux parti. Simplement, ils ont plébiscité le projet d’un parti débarrassé des éléments les plus compromis dans la guerre et l’expérience ministérielle, auréolé du prestige conféré par la référence à la Révolution russe et porteur d’une orientation plus radicale, plus à gauche. Sans pour autant adhérer en profondeur aux conceptions des dirigeants soviétiques… C’est tellement vrai que la direction de l’Internationale communiste n’a de cesse, tout au long de la décennie suivante, de remodeler « pour de bon » le jeune PCF…
Ce remodelage prend, dans un premier temps, la forme de la « bolchevisation ». Puis, ensuite, de la soumission du parti, de la base au sommet, au parti russe au moment même où celui-ci abandonne de fait la cause de la « révolution mondiale » au profit de la stricte défense des intérêts d’État de l’Union soviétique. La rupture réelle que représente l’Internationale communiste par rapport à la Deuxième Internationale ne tient pas seulement à son fonctionnement nettement plus centraliste ou au caractère obligatoire de ses décisions : pour la première fois, un parti – le parti russe – possède une hégémonie absolue sur les autres partis. Et cette hégémonie ne repose pas uniquement sur son poids numérique ou son prestige, mais sur le fait qu’il dispose de ressources humaines et matérielles incommensurables, puisque ce sont celles d’un appareil gouvernemental et étatique…
Quant au régime intérieur du parti, bien sûr, le pire est à venir : l’importation du système stalinien et de tous ses mécanismes. Mais, bien avant cette période, dès les années vingt, les méthodes de direction de l’Internationale communiste comme les propositions de ceux qui, à la gauche de la SFIO, militent le plus activement pour l’adhésion sont pour le moins… discutables. L’insistance mise sur la discipline, l’offensive contre la représentation proportionnelle des sensibilités dessine un fonctionnement vertical et autoritaire. En agitant l’épouvantail d’une société secrète militarisée, Léon Blum veut allumer un contre-feu par rapport à l’élan révolutionnaire. Il n’empêche : certains aspects de sa description du fonctionnement à venir du PC ont un cactère– malheureusement ! – prophétique.
Comment ne pas signaler, aussi, la légèreté avec laquelle est traitée alors la question des rapports avec le mouvement syndical ? De fait, les courants de la gauche, y compris des militants issus du syndicalisme révolutionnaire, sont convaincus de l’imminence de la révolution et, donc, de la nécessité, dans ces conditions, d’une direction unifiée de la classe ouvrière. Quitte à laisser à la droite de la SFIO le soin (hypocrite) de défendre la « tradition » d’autonomie syndicale… Autant d’éléments qui, sans doute, expliquent les réserves des syndicalistes révolutionnaires pourtant solidaires de la révolution russe et tentés par le PC. Ceux qui comme Alfred Rosmer ou Pierre Monatte avaient franchi le pas seront, de toute façon, exclus dès 1924…
Alors, au-delà des déclarations de tribune, quelle furent, à Tours, l’ampleur et la profondeur de la rupture avec l’ancienne SFIO ? Décembre 1920 marque-t-il vraiment la naissance d’un parti radicalement nouveau, d’un parti révolutionnaire ? Autant de questions qui restent ouvertes, si l’on veut bien écarter la tentation de l’histoire pieuse…
François Coustal
À lire :
Camarades ! La naissance du Parti communiste en France
Romain Ducoulombier, éditions Perrin (2010)
Et aussi
. Le congrès de Tours (1920) Naissance du Parti communiste français
Annie Kriegel Collection Archives (1975)
. Le Comité de la iiie Internationale et les débuts du PC français
François Fernette Mémoire de maîtrise d’histoire Paris I (2005)
. La bolchevisation du PCF (1923 – 1928)
Jederman, éditions François Maspero (1971)
Quelques repères chronologiques
Juillet 1914 : Assassinat de Jean Jaurès
Août 1914 : Début de la Première Guerre mondiale.
Les députés SFIO votent les crédits de guerre
Septembre 1915 : Conférence des socialistes et syndicalistes opposés à la guerre, à Zimmerwald (Suisse).
Octobre 1917 : Révolution russe.
Novembre 1918 : Armistice (fin de la Première Guerre mondiale)
Janvier 1919 : Fondation du KPD (Ligue Spartakus) en Allemagne.
Soulèvement spartakiste. Assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht
Mars 1919 : Congrès de fondation de l’Internationale communiste (iiie Internationale)
Mars 1919 : Création de la République des Conseils de Hongrie
Septembre 1919 : Premier conseil ouvrier à Turin
Février-mars 1920 : Grève des cheminots (France)
Mai 1920 : Échec de la grève générale (France)
Juillet 1920 : Second congrès de l’Internationale communiste
Août 1920 : Mouvement d’occupation des usines en Italie (Nord)
Décembre 1920 : xviiie congrès de la SFIO à Tours. Naissance du Parti communiste.