Publié le Mercredi 15 mars 2023 à 08h45.

Entretien : « L’idée est de raconter comment un noyau de militants ouvriers de province résiste à la vague chauvine de 1914 »

Paru à l’automne aux Éditions Syllepses, « la Révolution comme horizon »1 de notre camarade Frédéric Dabouis revient sur une période charnière du mouvement ouvrier, entre 1914 et 1923. Une histoire vue depuis l’Anjou mais dont les enseignements sont universels. 

Le titre de ton livre intrigue tant qu’on n’a pas lu le sous-titre « Communistes, syndicalistes révolutionnaires et libertaires en Anjou (1914-1923) ». N’as-tu pas peur que ce « localisme » décourage la lecture ? 

L’idée de départ est d’aller au-delà des récits centrés sur les personnalités nationales (Cachin, Blum, etc.) et de raconter comment, à la base, un noyau de militants ouvriers de province, aux parcours syndicaux et politiques divers, résiste à la vague chauvine de 1914, reconstitue un réseau internationaliste et tente de gagner à la perspective révolutionnaire le Parti socialiste SFIO et la CGT, dans un environnement réactionnaire. Je voulais aussi préserver la mémoire d’une génération de militants, dans l’esprit du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (maitron.fr) lancé par Jean Maitron (1910-1987).

Tu évoques le Carnet B...

Le carnet B est créé à la fin du 19e siècle sur le modèle du carnet A qui recense les étrangers. Tenu par la police, il fiche tous les antimilitaristes, anarchistes et socialistes révolutionnaires à arrêter en cas de guerre. Il n’est pas appliqué en 1914 en raison de l’entrée du Parti socialiste et de la CGT dans l’Union sacrée mais il l’est en 1939, ce qui entraîne l’internement dans un camp « à régime sévère » de Louis Bouët, ancien secrétaire fédéral du PC en 1921, exclu en 1930, et fiché en 1938 comme « militant de la IVe Internationale ».

La lutte contre l’Union sacrée et la guerre a posé les fondements de la SFIC, le Parti communiste. Quelles en ont été les étapes ? 

En Anjou, les internationalistes issus du syndicalisme révolutionnaire (SR), de l’anarchisme et de la gauche socialiste d’avant 1914 regroupent peu à peu les militants hostiles à la guerre impérialiste. Au début, cela n’est pas facile à cause de la volte-face du principal leader ardoisier angevin, Ludovic Ménard, passé de l’anarchisme et du socialisme révolutionnaire au réformisme. La remontée du mouvement ouvrier est structurée par un noyau d’instituteurs syndicalistes et après la vague de grèves de 1920 par des cheminotEs révoqués. Quant au Traité de Versailles, dès 1919 les militantEs savent qu’il porte les germes d’une nouvelle guerre. La particularité du Parti communiste par rapport à la SFIO est de continuer la tradition antimilitariste d’avant-guerre, notamment en créant des groupes de conscrits dans les casernes.

Tu écris que la Charte d’Amiens (1906) exprime la défiance des SR face aux dérives réformistes de la SFIO et tu traites de la relation syndicat-parti…

Entre 1918 et 1923, ce débat est central dans le monde ouvrier. À Angers-Trélazé comme ailleurs, il s’étale littéralement dans la presse ouvrière locale (l’Effort social puis l’Anjou communiste). Les premiers communistes angevins sont à la fois pour des relations étroites entre parti et syndicat — s’ils sont tous deux révolutionnaires — et pour l’autonomie de décision du syndicat (colonne vertébrale de la classe ouvrière) par rapport au parti, au recrutement interclassiste. Évidemment, une telle liaison n’a rien à voir avec la subordination ultérieure de la CGTU au PC (et de façon caricaturale de la CGT au PCF après 1945). Cette question est toujours d’actualité. Mais n’oublions pas que la Charte d’Amiens a été et est encore instrumentalisée par le syndicalisme d’accompagnement : faites de la politique aux élections, mais n’intervenez pas dans ma tambouille gestionnaire !

L’échec de la grande grève des cheminots de 1920 s’inscrit dans le reflux de la vague révolutionnaire. A-t-elle influé sur la scission ultérieure entre la CGT « majo » et la CGTU ?

Les grèves de l’après-guerre (1919-1920) résultent principalement de l’inflation due au coût énorme de la guerre. Elles sont précédées dès 1917 de grèves de femmes où la perspective révolutionnaire n’est pas absente. Mais l’ampleur de la vague de 1920, dans un contexte où la révolution frappe à la porte en Italie et en Allemagne, pose la question du pouvoir, et donc celle de la grève générale. La stratégie défendue par Jouhaux et la majorité de la CGT, celle de « vagues d’assaut successives », corporation par corporation, au printemps 1920, montre son inanité. Elle facilite l’isolement des militantEs et la répression, surtout chez les cheminotEs, fer de lance du mouvement. C’est après cet échec que le reflux commence. Il pousse l’Internationale communiste (IC) à promouvoir une tactique défensive, le front unique, entre des organisations qui viennent de se scinder (PC et SFIO au plan politique, CGT et CGTU au plan syndical). Ce ne fut pas facile au lendemain de débats de congrès enflammés.

Qu’en est-il du féminisme dans le mouvement ouvrier, et notamment des questions de l’avortement et de la contraception ? 

La première vague féministe est présente. Tous les courants réclament l’égalité femmes-hommes, mais le féminisme « bourgeois » met l’accent sur le droit de vote alors que le féminisme « révolutionnaire » porté par les institutrices de la Fédération unitaire de l’enseignement et le PC insiste sur l’égalité salariale. La tentative de créer un groupe de femmes communistes à Angers en 1921 échoue. Dans les années 1920, la propagande pour le contrôle des naissances est réprimée ; une militante passera en procès à Saumur en 1927.

Les préjugés antisémites persistent dans le mouvement ouvrier, jusque dans le PC des origines. La réaction des dirigeants est-elle à la hauteur ?

L’antisémitisme, qualifié par le social-démocrate allemand Bebel de « socialisme des imbéciles », imprègne toute la société, y compris des militants révolutionnaires, avant comme après 1914. En Anjou, il apparaît en pointillé dans la presse communiste, et n’est pas combattu frontalement, seulement via quelques lignes de Victor Serge dans l’Anjou communiste. Certes, la Shoah n’a pas encore eu lieu, mais ce manque de vigilance lui prépare le terrain. La situation n’est pas meilleure chez les socialistes.

On est surpris par la place des SR et des anarchistes dans le premier PC. Comment des camarades comme le couple Bouët, instituteurs liés à Monatte et Rosmer, ont-ils pu y jouer un tel rôle en Anjou et en être ensuite aussi facilement écartés ?

Avant 1914, le mot communiste renvoie plutôt au mouvement libertaire. Les socialistes marxistes se disent collectivistes. Il n’est donc pas étonnant que la fondation en 1919 de l’Internationale communiste et la référence au pouvoir des conseils attire les anarchistes. De même pour les syndicalistes révolutionnaires. C’est la bureaucratisation précoce de l’État soviétique et de l’IC qui fait fuir les libertaires, avant de faciliter les exclusions en chaîne des partisans du libre débat, dont les « trotskistes ».

Propos recueillis par JLG

  • 1. Frédéric Dabouis, La Révolution comme horizon, Syndicalistes révolutionnaires, communistes et libertaires en Anjou (1914-1923), Éditions Syllepse, 2022, 540 pages, 25 euros.