On savait depuis la rencontre préparatoire de Barcelone que la grand messe de la conférence de Copenhague – la quinzième conférence des parties à la convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP15) qui s'est tenue en décembre dernier – n’accoucherait pas d’un nouveau traité international contraignant, prolongeant le protocole de Kyoto, mais seulement d’une vague déclaration d’intention – une de plus. Cependant, le fiasco danois a dépassé tous les pronostics, puisque les délégués de 193 nations se sont séparés sans adopter ne fût-ce qu’un semblant d’accord. Dans la dernière ligne droite du sommet, Barack Obama a concocté avec les représentants de la Chine, du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du Sud une déclaration non contraignante à laquelle 20 autres pays se sont ralliés. La présidence danoise a alors tenté d’imposer ce texte à l’assemblée générale, mais les représentants de plusieurs Etats du «tiers-monde» ont violemment critiqué la confiscation du processus par les «grands», ainsi que l’insuffisance notoire du texte et l’indifférence quant à ses conséquences sur les populations du Sud. Etant donné l’opposition de ces Etats (dont la Bolivie, le Venezuela et Cuba), l’assemblée s’est contentée de «prendre note» de l’accord des 25, sans l’endosser 2.
Ce soi-disant «accord de Copenhague» est nettement en retrait par rapport à la feuille de route adoptée à Bali, deux ans plus tôt. Il réaffirme pour la ixième fois que «le changement climatique constitue un des plus grands défis de notre époque»et que des «réductions drastiques» des émissions sont nécessaires «conformément au quatrième rapport du GIEC» 3. Mais, alors qu’on est à la quinzième conférence de ce type, alors qu’aucun gouvernement ne met plus en doute l’expertise scientifique, alors que les principaux périls sont archi-connus, le texte des 25 ne contient même pas une allusion aux scénarios de stabilisation du GIEC qui, quoique de façon très discrète, étaient mentionnés dans le texte de la COP13 4. Aucun objectif précis de diminution des émissions n’est avancé, ni au niveau global, ni au niveau des pays développés. Le texte ne se prononce pas non plus sur la répartition de l’effort à opérer pour respecter l’important principe des responsabilités communes mais différenciées, inscrit dans la Convention cadre de 1992. Même l’année de référence par rapport à laquelle les pays devraient mesurer leurs réductions éventuelles n’est pas spécifiée. L’ampleur des mesures à prendre et le calendrier de leur mise en œuvre sont laissés entièrement à l’appréciation des gouvernements. Ceux-ci avaient jusqu’au 1er février pour communiquer leurs décisions en la matière au secrétariat de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques.
A chaud, les optimistes ont cru pouvoir déceler certains éléments positifs dans ce document. Un premier point serait la volonté des chefs d’Etat signataires de rester «au-dessous de 2°C» de hausse de la température. C’est en effet la première fois qu’un groupe aussi large de pays s’accorde sur un seuil de dangerosité à ne pas dépasser 5. Mais 1°) cette prise de position ne signifie pas grand-chose si elle n’est pas assortie des mesures concrètes nécessaires à sa réalisation; 2°) la contribution du Groupe de travail II au quatrième rapport d’évaluation du GIEC préconise un seuil bien inférieur à 2°C; 3°) l’objectif des 2°C est complètement pollué du fait que les responsables politiques présentent sans vergogne n’importe quelle décision comme permettant de l’atteindre, même quand les décisions en question sont notoirement insuffisantes (20% de réduction en 2020, par exemple)… et tellement truffées de tours de passe-passe que les 20% ne sont en réalité que 14%. A Copenhague, 132 pays, emmenés par les petits Etats insulaires, ont exigé que le seuil de dangerosité soit fixé à 1,5°C de hausse. Ce chiffre est plus conforme aux diagnostics du GIEC. Cependant, il faudrait éviter une surenchère sur des objectifs de température lancés indépendamment des conditions physiques de leur concrétisation, comme si on pouvait tourner à volonté le bouton du thermostat terrestre. Le scénario de stabilisation le plus radical du GIEC implique de maintenir la concentration en gaz carbonique entre 350 et 400ppm. Il en découle un objectif clair, sur lequel aucun chipotage n’est possible et qui, lui, dépend entièrement des décisions humaines: ramener au plus vite la concentration atmosphérique en CO2 au-dessous de 350ppm (elle est de 390ppm actuellement). Une étude récente parue dans le magazine Nature estime que nous aurions alors 50% de chances de rester au-dessous de 1,5°C et 85% de chances de rester au-dessous de 2°C de hausse par rapport au XVIIIe siècle 6.
La seule décision vraiment concrète prise par les 25 porte sur le transfert de moyens financiers aux pays «en développement»: le Nord s’engage à verser 10 milliards de dollars par an au Sud en 2010-2012 et cette somme gonflera ensuite pour atteindre 100 milliards à partir de 2020. Les fonds pourront servir au développement de technologies vertes, à la lutte contre la déforestation ou à l’adaptation aux effets du réchauffement. Il est stipulé que les montants devront être «prévisibles, nouveaux et additionnels» (autrement dit: ils ne devraient pas être déduits de l’aide au développement, ni fluctuer comme celle-ci en fonction des décisions politiques des donateurs, de leur déficit budgétaire, etc.). Ce point aussi a été jugé positivement par certains. Cependant, la plus grande méfiance est de rigueur tant que les modalités concrètes des financements ne seront pas connues avec précision. Une note publiée par l’Institut international pour l’environnement et le développement (IEED) met le doigt sur les six questions clés: les sources, la nouveauté et l’additionnalité effectives, les décideurs, la nature des fonds (prêts ou dons?), la prévisibilité dans les faits et les canaux de financement 7. L’accord mentionne «une large variété de sources, publiques et privées». Comme l’observe l’IEED, «l’inclusion de sources de financement privées pourrait changer complètement la signification réelle des chiffres. Si un milliard de dollars de financement public sert à faire basculer neuf milliards de dollars d’investissement étranger direct du charbon vers les renouvelables, parlera-t-on de «dix milliards de finance climatique provenant de sources publiques et privées»?» Quant au caractère nouveau et additionnel des fonds par rapport à l’aide au développement, il sera d’autant plus difficile à établir que l’accord ne mentionne aucune année de référence pour celle-ci. La difficulté sera particulièrement importante dans le domaine de l’adaptation, car la conception qui prévaut aujourd’hui en cette matière est si large qu’il est impossible de distinguer une politique d’adaptation d’une politique de développement «business as usual»: la construction de systèmes d’irrigation, par exemple, ou la sélection de plantes de culture résistantes à la sécheresse, relèvent-elles de l’adaptation ou du développement? Enfin, on comprend aisément que la nature des fonds est cruciale. Les pays capitalistes développés étant responsables du réchauffement à plus de 70%, il devrait s’agir de dons. Mais c’est loin d’être évident et certains gouvernements ont déjà mis bas le masque: il s’agira de prêts. Lors de l’assemblée finale à Copenhague, en décembre dernier, le représentant du Tuvalu a conclu son intervention en déclarant en substance ceci: en termes bibliques, l’argent qui nous est proposé évoque les trente deniers de l’Iscariote. Les Judas climatiques devront-ils verser des intérêts aux Ponce Pilate modernes?
A travers leur accord, les 25 signataires de Copenhague soulignent avec emphase leur «forte volonté politique» de «collaborer à la réalisation de cet objectif» (moins de 2°C de hausse). Mais, de collaboration, il n’est guère question en réalité. Copenhague signifie en effet le passage du régime de la collaboration à celui du chacun pour soi. Le régime de la collaboration était celui du Protocole de Kyoto. Nous en avons amplement souligné les défauts, mais il faut reconnaître qu’il présente (présentait?) un certain nombre de points positifs, notamment une démarche «top-down» partant des contraintes physiques de la stabilisation du climat, d’une part, et du principe des responsabilités communes mais différenciées des pays développés et en développement, d’autre part. Or, dans les faits, cette démarche est actuellement abandonnée. L’accord des 25 fait vaguement référence au protocole mais il ne trace pas un cadre global déterminant les contributions de chacun et établissant clairement la différence qualitative et quantitative entre les efforts des pays développés et ceux des pays «en développement». Au lieu de cela, on ouvre une auberge espagnole où chaque gouvernement viendra communiquer aux autres ce qu’il entreprendra, ou pas, pour lutter contre le réchauffement. Il est trop tôt pour dire si ce changement de régime sera définitif, ou s’il ne s’agit que d’une sortie de route temporaire avant un retour à l’ancien système multilatéral. La réponse ne dépend pas des négociations climatiques mais de l’évolution des rapports de forces géopolitiques entre les Etats-Unis, l’Union européenne et les grands pays capitalistes en développement, dans le contexte de la crise économique. L’évolution des relations entre les USA et la Chine pèsera d’un poids déterminant, mais on ne peut pas dire aujourd’hui si la balance penchera dans le sens de la complémentarité, ou si les tensions continueront de croître au sein de ce couple étrange. En attendant, il est clair que l’auberge espagnole ne sera le théâtre d’aucun miracle: en date du 1er février 2010, comme prévu par l’accord de Copenhague, 55 pays avaient communiqué leur «plan climat» au secrétariat de la Convention cadre. L’analyse de ces documents permet de projeter une hausse de la température moyenne de surface de 3,9°C d’ici 2100, ce qui entraînerait inévitablement une série de catastrophes humaines et écologiques considérables 8.
L’accord à 25 ne permettant pas de dissimuler l’échec de la COP15, les gouvernements occidentaux, gênés par les projecteurs médiatiques qu’ils avaient eux-mêmes allumés, ont désigné un bouc émissaire: la Chine. Leur offensive a été relayée avec force dans les milieux environnementalistes par Mark Lynas. Auteur d’un livre à succès flirtant avec le catastrophisme climatique, Lynas a signé dans le Guardian, fin décembre, une tribune libre qui a fait le tour de la planète, et dont il suffit de citer le titre pour connaître le contenu: «How Do I Know China Wrecked the Copenhagen Deal? I was in the Room» 9. Les lecteurs de romans policiers savent que le type qui sort dans la rue tout de suite après le crime en criant «j’ai tout vu, voilà le coupable» ne doit pas être pris au sérieux. Pas besoin de Sherlock Holmes pour conclure que cette règle s’applique ici, il suffit de consulter le «plan climat» que Pékin a soumis au secrétariat de la Convention cadre. Il stipule que le pays s’engage à réduire l’intensité en CO2 de son économie de 45% entre 2005 et 2020. Sans être un ami du régime bureaucratique chinois qui construit le capitalisme au nom du communisme (cherchez l’erreur), on doit à l’objectivité de constater que cet effort est beaucoup plus substantiel que celui des Etats-Unis. En effet, alors que les émissions cumulées (de 1850 à 2005) de la Chine et des USA se montent respectivement à 125 et 350 GtCO2 10, leurs réductions d’émissions annoncées pour la période 2010-2020 sont respectivement de 2,5 et de 1,2 GtCO2 11. Autrement dit: Pékin va diminuer ses émissions deux fois plus que Washington alors que sa responsabilité historique dans le réchauffement est près de trois fois inférieure…
Evidemment, ceci doit être nuancé en rappelant que la diminution chinoise est relative, tandis que les USA doivent consentir une diminution absolue. Mais cette différence de traitement est la conséquence logique du principe des responsabilités communes mais différenciées: pour se développer, le Sud doit pouvoir brûler des combustibles fossiles plus longtemps que le Nord, et celui-ci doit lui transférer ses technologies propres. Simple en théorie, ce principe est si compliqué à mettre en pratique que seul un régime top-down de négociation global, en vue d’un traité international en bonne et due forme, permet de le combiner avec le respect des contraintes physiques au niveau de la planète. Dans le cadre de l’auberge espagnole ouverte à Copenhague, cette combinaison s’avèrera rigoureusement impossible à opérer. Pourquoi? Parce que, pour un niveau donné de réduction des émissions globales, correspondant à un niveau donné de diminution de l’usage des combustibles fossiles au niveau mondial, la marge de manœuvre pour le développement du Sud dépend directement de l’effort de réduction consenti par les pays du Nord, principaux responsables du changement climatique. Il n’y a pas à tortiller, c’est mathématique… Dès lors, aucun gouvernement d’un pays en développement n’acceptera de s’engager sur un plan contraignant à long terme sans la garantie préalable que les pays développés assumeront leurs responsabilités, d’une part, et que les technologies vertes permettront effectivement un développement propre, d’autre part. Or, c’est peu dire que ces deux garanties sont absentesaujourd’hui: 1°) comme on l’a vu, les plans climat de l’UE, des USA et du Japon sont totalement insuffisants; 2°) la seule mesure précise d’atténuation (mitigation) citée dans l’accord est l’arrêt de la déforestation… qui ne concerne que le Sud, représente à peine 17% des émissions et sert essentiellement à produire des crédits de carbone pour compenser le fait que les grandes entreprises du Nord n’optent pas massivement pour les renouvelables.
Dans ces conditions, il est étonnant que certains s’étonnent du refus chinois de se prononcer sur des objectifs à l’horizon 2050… En vérité, aujourd’hui comme hier, les gouvernements des pays développés portent la responsabilité fondamentale du blocage des négociations climatiques. Les USA sont les premiers à montrer du doigt, non seulement par l’ampleur de leurs émissions et la modestie de leurs engagements à les réduire, mais aussi parce que leurs décisions protectionnistes traduisent une volonté tenace de tordre le cou au principe des responsabilités communes mais différenciées. Les grands médias ont répercuté le vote du 26 juin 2009 par lequel les membres du Congrès ont adopté la loi Waxman-Markey sur le climat. Ils n’ont guère mentionné que ce projet de loi prévoyait la possibilité pour le Président d’imposer une taxe carbone sur les produits importés en provenance de pays ne limitant pas leurs émissions de gaz à effet de serre. Ils ont été encore moins disposés à répercuter le fait, pourtant essentiel, que le Congrès a adopté un amendement de dernière minute pour transformer cette possibilité en obligation, et ce dès 2020. Une décision immédiatement dénoncée par l’Inde et la Chine, qui menacent de porter l’affaire devant l’Organisation mondiale du commerce 12.
Pointer la responsabilité majeure des pays développés n’implique évidemment aucun soutien aux puissances capitalistes émergentes. Ce soutien serait bien mal venu car Copenhague jette une lumière crue sur l’orientation des gouvernements chinois, indien, brésilien et sud-africain : en participant au poker climatique, leurs dirigeants ont montré qu’ils veulent avant tout être reconnus comme des partenaires dans le partage du monde et de l’atmosphère, et pas sauver le climat ou défendre le tiers-monde. La collaboration de ces gouvernements aux négociations à huis-clos avec Barack Obama et leur adhésion au texte des 25 constitue un coup bas contre le climat, contre leurs propres populations, contre les pays les plus vulnérables et contre les pauvres du monde entier, premières victimes des changements climatiques. Auteur d’un ouvrage sur l’écologie des riches et celle des pauvres, Tom Athanasiou considère qu’une des explications du fiasco de Copenhague pourrait être «la volonté des Etats-Unis des’opposer, miner, et abîmer un système multilatéral fragile […], dans le but cynique d’éviter de réels engagements en matière d’émissions, et ce tout en faisant bonne mine, si possible» 13. Or, cet objectif n’a pu être réalisé qu’avec la collaboration des grands pays émergents d’abord, de l’Union européenne ensuite (à noter en passant: il a suffi que Washington revienne dans le jeu climatique pour que la Commission perde le leadership dont elle s’enorgueillissait). De là à penser que les grands de ce monde ont saisi la chance qui s’offrait d’échapper à la pression exercée sur eux dans le vieux régime climatique top down, où l’expertise scientifique pesait d’un poids certain, il n’y a qu’un pas.
Contrairement à ce que l’auteur de ces lignes a écrit à chaud 14, cette analyse rend peu probable qu’un traité international contraignant soit conclu lors de la COP16, au Mexique, à la fin 2010. Un retournement est certes toujours possible, mais, au stade actuel, on voit mal d’où pourrait venir l’impulsion. L’évolution de la situation politique aux Etats-Unis ne va pas dans ce sens. En particulier, l’adoption par le Sénat d’une loi climatique ayant un minimum de crédibilité aux yeux du monde extérieur reste fort hypothétique. Ce point est évidemment décisif. Comme le dit le Professeur Bob Watson - un ancien président du GIEC, «Si nous n’avons pas quelque chose aux Etats-Unis, qui sont un des deux plus grands émetteurs, alors je ne vois pas comment nous pourrions obtenir un traité légalement contraignant pour les autres grands émetteurs» 15. En effet. Or, la situation est à ce point instable et fluide que les assauts furieux des négationnistes du réchauffement peuvent contribuer à la faire basculer du mauvais côté. La campagne de ces individus ne met certes pas en danger la robustesse du diagnostic du GIEC, car elle est bâtie sur des mensonges éhontés 16, mais elle détourne les responsables de leurs tâches prioritaires, sème le trouble dans une opinion publique préoccupée avant tout par les effets de la crise économique, et donne du grain à moudre aux politiciens populistes qui opposent emploi et climat. Bien malin qui peut prédire sur quoi tout cela débouchera!
Heureusement, face à l’impasse au sommet, Copenhague a été une magnifique victoire à la base. La manifestation du 12 décembre a rassemblé quelque 100000 personnes. Une telle mobilisation n’a eu qu’un seul précédent: les 200000 citoyens qui sont descendus simultanément dans les rues de plusieurs villes d’Australie, en novembre 2007, pour exiger la ratification de Kyoto. Mais l’Australie subit de plein fouet les impacts du réchauffement: ce n’est pas (encore) le cas des pays européens d’où sont venus la plupart des manifestants qui, en dépit d’une répression policière féroce, ont investi la capitale danoise au cri de «Planet first, people first», «Change the system, not the climate», «Climate justice now». Face à l’incapacité totale des gouvernements, face aux lobbies économiques qui empêchent de prendre les mesures pour stabiliser le climat dans la justice sociale, de plus en plus d’habitants de la planète saisissent que les catastrophes ne pourront être évitées que par des changements profonds, mettant en cause la logique du profit et le type de relation aux écosystèmes qui en découle. C’est là que réside l’espoir, et nulle part ailleurs.
Copenhague concrétise cette prise de conscience. Elle s’est exprimée par la participation d’acteurs sociaux qui, il y a peu, se tenaient à l’écart des questions écologiques: organisations de femmes, mouvements paysans, syndicats, associations de solidarité Nord-Sud, mouvement de la paix, groupements altermondialistes, etc. Un rôle clé est joué par deux catégories d’acteurs: 1°) les peuples indigènes - en luttant contre la destruction des forêts, ces David symbolisent à la fois la résistance au Goliath capitaliste et la possibilité d’une autre relation entre l’humanité et la nature; 2°) la jeunesse – des milliers de jeunes se sont organisés en réseau autogérés pour aller à Copenhague montrer leur détermination par des actions de désobéissance civile audacieuses mais pacifiques, sauvagement réprimées par la police. Toutes ces forces ont en commun de miser davantage sur l’action collective que sur le lobbying, cher aux grandes associations environnementales. Du coup, leur entrée en scène déplace le centre de gravité: la lutte pour un traité écologiquement efficace et socialement juste se jouera dans la rue – plus dans les couloirs des sommets –, et ce sera une bataille sociale – plus un débat entre experts.
Tandis que le sommet officiel se perdait en palabres, la mobilisation sociale et le sommet alternatif traçaient en pointillés la ligne politique de l’action à mener à la base dans les prochains mois: «Planet not profit», «bla bla bla Act Now», «Nature doesn’t compromise», «Change the Politics, not the climate», «There is no PLANet B»... Portés sur des milliers de pancartes, ces slogans officiels de la manifestation traduisent une radicalisation et une «socialisation» de la lutte environnementale. On n’est plus dans le «ni gauche, ni droite», ni dans les discours culpabilisant les personnes qui n’installent pas de toilettes sèches 17. En dépit de certaines limites, cette même radicalisation s’est exprimée dans le sommet alternatif, le Klimaforum09, dont la déclaration rejette le marché du carbone, le néocolonialisme climatique et la compensation (offsetting) des émissions par différents subterfuges tels que les plantations d’arbres, la culture sans labour ou l’enfouissement de charbon de bois. En perspective de Mexico, il s’agit maintenant d’élargir et d’approfondir cette dynamique en écologisant toutes les luttes sociales existantes. Le mouvement paysan international Via Campesina a montré la voie en disant avant Copenhague comment les paysannes et les paysans peuvent refroidir la planète que l’agrobusiness réchauffe 18. Cette même démarche devrait inspirer l’ensemble des exploité(e)s et des opprimé(e)s. En développant concrètement l’apport possible de leurs revendications à la stabilisation du climat, ils confèreront une légitimité sociale énorme à leurs mobilisations et découvriront qu’ils sont capables, en s’unissant, de relever ce défi climatique qui leur apparaît aujourd’hui comme un obstacle infranchissable et terrifiant.
Catastrophe, l’échec du sommet? Excellente nouvelle au contraire. Excellente nouvelle car le soi-disant «accord de Copenhague» le confirme: le traité que les gouvernements pourraient éventuellement conclure serait écologiquement insuffisant, socialement criminel et technologiquement dangereux. Les pauvres en seraient les principales victimes. Excellente nouvelle car il est temps que s’arrête ce chantage abject qui veut que, en échange de moins d’émissions, il faudrait plus de néolibéralisme, de chômage et de misère, plus d’inégalités et d’exploitation, plus d’appropriation privée des ressources et moins de services publics. Excellente nouvelle, enfin, car cet échec dissipe l’illusion que la «société civile mondiale» pourrait, en associant tous les «stakeholders», trouver un consensus climatique entre des intérêts sociaux antagoniques.
Cela fait des années que «labonne gouvernance» englue ou récupère les mouvement sociaux, cantonne les oppositions radicales à la marginalité et empêche les forces politiques centrifuges de se dégager de l’orbite néolibérale. En expulsant les ONG du Bella Center où se tenait la COP15, en tentant d’imposer leur accord pourri aux autres pays tandis que, dans la rue, de jeunes manifestants pacifiques étaient matraqués et gazés par la police, en tentant de se soustraire aux scientifiques et à leur « vérité qui dérange», les grands de ce monde ont peut-être ouvert une brèche dans leur propre dispositif. Quelques jours après la déroute de la COP16, le président bolivien Evo Morales, un des rares chefs d’Etat à s’être opposé catégoriquement à la ratification de l’accord USA-Brésil-Chine-Inde-Afrique du Sud, convoquait une «conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre-mère» pour discuter du lancement d’un «référendum mondial». A l’heure où ces lignes sont écrites, il est difficile de se prononcer nettement sur une initiative dont les contours sont encore flous. En dépit de certaines ambiguïtés, dues notamment au fait que l’invitation est lancée pêle-mêle aux gouvernements, aux Nations unies, aux mouvements sociaux, aux partis politiques et aux personnalités, tout doit être mis en œuvre pour que ce rassemblement permette de faire briller plus fort la petite flamme de l’espoir, la flamme de la lutte écosociale que les manifestants de Copenhague ont allumée.
Face au défi climatique, il n’y a que deux logiques opposées: celle d’une transition pilotée à l’aveugle par le profit, qui nous mène droit dans le mur; et celle d’une transition planifiée consciemment et démocratiquement en fonction des besoins sociaux, indépendamment des coûts, en gérant rationnellement et prudemment l’échange de matière avec la nature. Cette voie alternative, la seule qui permette d’éviter les catastrophes, ne peut être mise en œuvre que par «l’homme social, les producteurs associés».
Daniel Tanuro. Pour s'abonner à la revue Contre temps : http://www.contretemps.eu/node/56
Notes
1 Ce texte est l'épilogue du livre L’impossible capitalisme vert. Du basculement climatique à l’alternative écosocialiste, à paraître aux éditions La Découverte.
2 Les débats ont été filmés et peuvent être visionnés sur le site de la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (UNFCCC).
3 GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
4 A Bali, les USA et leurs alliés s’étaient opposés à l’Union européenne et aux pays du Sud, qui voulaient que des objectifs de réduction chiffrés soient repris dans le texte de la conférence. En guise de compromis, une note infrapaginale fut rédigée qui renvoie de façon précise aux passages du quatrième rapport du GIEC sur les scénarios de stabilisation de la température.
5 La Convention cadre des Nations unies (UNFCCC, RIO 1992) fixait pour objectif ultime d’empêcher que le changement climatique prenne des proportions dangereuses, mais sans définir le seuil de dangerosité.
6 Meinshausen et al., «Greenhouse-gas emission targets for limiting global warming to 2°C», Nature, 2009, n°458, p.1158-1163. Cité sur le site Eco-Equity du Stockholm Environment Institute, «A 350 ppm Emergency Pathway», http://gdrights.org
7 J. Timmons Roberts, Martin Stadelmann & Saleemul Huq, «Copenhagen’s climate finance promise: six key questions», IIED, fév. 2010, http://www.ieed.org
8 «Copenhagen Accord Pledges do not Meet Climate Goals», Sustainability Institute, Press release, 4 fév. 2010, http://climateinteractive.org
9 «Comment sais-je que la Chine a torpillé l’accord de Copenhague? J’étais dans la pièce», The Guardian, 22 déc. 2009. Mark Lynas est un auteur et journaliste britannique, connu pour son livre Six Degrees. Our Future on a Hotter Planet, National Geographic, 2008.
10 Gt : gigatonne. 1 Gt = 1 milliard de tonnes.
11 Tom Athanasiou, «After Copenhagen. On being sadder but wiser, China, and justice as the way forward», janv. 2010. En ligne sur le site d’Eco-Equity, http://www.ecoequity.org
12 Zhang ZhongXiang, «The US proposed carbon tariffs, WTO scrutiny and China’s responses», MPRA Paper n°18976, 3 déc. 2009.
13 Tom Athanasiou, «After Copenhagen...», op. cit. Le livre auquel il est fait allusion est titré Divided Planet. The Ecology of Rich and Poor, University of Georgia Press, 1998.
14 Daniel Tanuro, «Copenhague – déroute au sommet, victoire à la base», 19 déc. 2009, http://www.europe-solidaire.org
15 The Guardian, 1er fév. 2010.
16 Fred Pearce, «How the “climategate” scandal is bogus and based on climate sceptics’ lies», The Guardian, 1er fév. 2010.
17 Détail significatif: ces slogans ont été choisis par des milliers d’internautes, invités à sélectionner les mots d’ordre qui leur semblaient les plus adéquats.
18 Via Campesina, «Les paysannes et les paysans refroidissent la planète», Communiqué de presse, 6 nov. 2009.