Sans le savoir ou sans se l'avouer, ce que dans la totalité de la production culturelle cherchent et trouvent bourgeois et prolétaires, classe moyenne et lumpenprolétariat, c'est la compréhension systématique de la réalité, unie dans et transfigurée par le mélodrame. Carlos Monsiváis, Amor perdido
Les deux trames
Le point de départ indiscutable pour toute discussion sur Los errores, sixième et dernier roman de José Revueltas1 (le dernier, en tout cas, si on excepte El apando, un récit dont la nature générique est incertaine mais qu'on peut difficilement qualifier de roman), publié en 1964, est la tension structurelle entre ses deux trames : celle du bas peuple, la pègre, avec ses prostituées, souteneurs, petits délinquants et artistes de cirque ; et celle du Parti communiste, avec ses militants, ses cadres et ses intellectuels, tout comme ses typiques ennemis de classe, l'usurier ou le policier fasciste2. En lui-même, le contraste entre ces deux faces de l'histoire relève beaucoup du mélodrame. Et, il est vrai que tout le texte respire l'air propre à ce genre, mêlant des éléments de farce, les intrigues de la comédie des erreurs, la morale et le drame populaire. Gardons-nous toutefois de juger trop précipitamment la valeur de ces éléments mélodramatiques inclus dans l'œuvre littéraire ou la pensée politique révueltiennes, dans la mesure où, en fait, ils assument plusieurs fonctions simultanément.
Sans aucun doute, la seule survivance de la pègre, abandonnée à son triste sort loin des débats tonitruants entre leaders et intellectuels du Parti, permet de démasquer de façon brutale l'hypocrisie de ce dernier, pour ne pas dire sa totale inexistence historique au Mexique, ainsi que l'avait constaté Revueltas deux ans plus tôt dans son Ensayo sobre un proletariado sin cabeza. En ce sens, nous pouvons dire que pour notre auteur mexicain il n'y aura pas de parti communiste authentique qui n'inclue également, enfin, les membres du bas peuple que le marxisme orthodoxe avait toujours exclus en les stigmatisant sous le nom de «lumpenprolétariat». Même s'ils montrent une grande curiosité pour le genre du mélodrame, en particulier à propos de l'œuvre d'Eugène Sue, qu'ils mentionnent éloquemment dans La Sainte Famille, Marx et Engels font rarement montre du même jugement que lui à propos de ces marginaux qui en sont les protagonistes. «Marx et Engels ne ménagent par leurs invectives à son endroit», commente Ernesto Laclau à propos du lumpenprolétariat dans son livre récent La razón populista, avant de nous rappeler Marx le qualifiant de «scorie de la société», alors qu'Engels use de termes encore plus durs : «Cette multitude est absolument vénale et absolument sans retenue [...] Tout dirigeant ouvrier qui fait appel à ces personnes sans scrupule ou croit en leur soutien, démontre par ce seul comportement qu'il est traître au mouvement3.» Laclau poursuit en démontrant, toutefois, comment dans la perspective même de Marx, malgré tout, le lumpenprolétariat apparaît comme un référent clé pour l'articulation – ici hégémonique et contingente, non déterministe – d'une politique émancipatrice. Cette perspective se confirme dans Los errores de Revueltas.
Précisément dans la mesure où il manque de toute appartenance sociale stable, le déclassé constitue quelque chose comme le terme hétérogène idéal propre à articuler une identité politique sans essentialismes. Comme l'a compris Franz Fanon, longtemps après Marx, dans un passage des Damnés de la terre qui semble offrir un portrait anticipé de la galerie des personnages qui traversent les pages de Los errores :
Le lumpen-prolétariat constitué et pesant de toutes ses forces sur la «sécurité» de la ville signifie le pourrissement irréversible, la gangrène installée au cœur de la domination coloniale. Alors les souteneurs, les voyous, les chômeurs, les droits communs, sollicités, se jettent dans la lutte de libération comme de robustes travailleurs. Ces désœuvrés, ces déclassés vont, par le canal de l'action militante et décisive retrouver le chemin de la nation. [...] Les prostituées elles aussi, les bonnes à 2000 francs, les désespérées, tous ceux et toutes celles qui évoluent entre la folie et le suicide vont se rééquilibrer, vont se remettre en marche et participer de façon décisive à la grande procession de la nation réveillée4.
Dans Los errores, à l'évidence, il s'en faut de beaucoup pour que le déclassé en vienne à s'éveiller de la même façon pour résoudre sa lutte. Le monde de la misère et celui des militants communistes ne se rencontrent jamais dans ce roman – sauf dans le crime, la dénonciation et la répression du délit. Mais même ainsi, il semblerait que tout ce bas peuple, par sa seule présence physique, dénonce à cris le vide d'un devoir-être, comme la tache d'une révision éthique et morale de la politique communiste réellement existante. Le parti, semble nous dire le narrateur à travers tous les déclassés réunis dans son texte, devrait les inclure également tous comme le véritable moteur de l'histoire, loin des grands discours sur l'histoire comme histoire «objective» de la lutte de classes selon les pesants manuels soviétiques qui dans les années 1960 continuent à parvenir au Mexique et qui sont aujourd'hui proposés à la vente au kilo dans les librairies de livres anciens.
Le geste de convertir, grâce aux conventions du genre du mélodrame, le déclassé en une partie intégrante du monde que décrit Los errores serait alors lu comme une dénonciation de la politique communiste, dénonciation pas moins féroce ni percutante pour appartenir à l'espace de la fiction – toujours intimement liée, comme on le sait bien même si on ne l'applique pas dûment comme principe de lecture, au monde de l'activisme politique de Revueltas. Historiquement, de plus, le mélodrame a toujours été le genre de prédilection pour la mise en scène de cette masse informe de pauvres, de mendiants et de prostituées. En d'autres termes, une des clés pour comprendre le succès du mélodrame, non seulement comme genre mais également comme matrice culturelle au sens large, dépend précisément de la possibilité que par lui la populace ou le rebut puissent s'incorporer comme peuple, et le peuple à son tour comme masse – masse urbaine, moderne et, comme nous le verrons, post-révolutionnaire :
La persistance obstinée du mélodrame au-delà et bien après la disparition de ses conditions d'apparition, et sa capacité d'adaptation aux différents formats technologiques, ne peuvent s'expliquer en termes d'opération purement idéologique ou commerciale. Il est indispensable de poser la question des matrices culturelles, car c'est ainsi seulement que peut être pensée la médiation effectuée par le mélodrame entre le folklore des fêtes et le spectacle populaire-urbain, c'est-à-dire de masse. Médiation qui sur le plan des récits passe par le feuilleton et sur le plan des spectacles par le music-hall et le cinéma. Et, du cinéma au théâtre radiophonique et la série télévisée, une histoire des modes du récit et de la mise en scène de la culture de masses est, en grande partie, une histoire du mélodrame5.
Le récit de Los errores parcourt à l'évidence nombre de ces scènes et, par sa haute gestualité, ses effets visuels et ses polarisations morales, s'apparente autant à l'ancien feuilleton qu'à la farce contemporaine. Il tire parti de toute la matrice culturelle du mélodrame comme pour relancer le rêve d'une révolution sociale qui subsumerait réellement la masse de tous ceux qui du déclassé le plus vil à l'intellectuel désenchanté, ne comptent pas aux yeux de la haute direction du Parti.
Pourtant, il ne faut pas oublier non plus que l'auteur lui-même de l'Ensayo sobre un proletariado sin cabeza désigne à son tour les dirigeants du Parti communiste mexicain comme des «lumpenprolétaires» de façon purement péjorative, parlant de la «crise scissionniste» qui a commencé fin 1961, «provoquée à nouveau, confrontée à des opinions indépendantes, par la direction nationale du Parti communiste mexicain, intégrée par les mêmes cliques politiques qui nous en ont expulsés dans cette usurpation monstrueuse de la souveraineté du parti qu'a été le XIIIe congrès national6.» Cette mention sarcastique suggère que Revueltas, en ce qui concerne le lumpenprolétariat, n'est peut-être pas si éloigné de l'orthodoxie péjorative de Marx ou Engels. Dans Los errores, en outre, le narrateur se réfère avec une certaine ironie au populisme que recouvre l'invocation rhétorique du déclassé de la part de l'un de ses personnages, le chef du Parti Patricio Robles : «Il aimait, en certaines occasions, user d'expressions typiques du lumpenprolétariat, fréquentes chez les habitués des salles de billards et des salles de jeux, en croyant que cela donnait à ses paroles un caractère, un accent réminiscent de ses origines comme homme du peuple qu'il avait été.» (p. 275) Nous ne pouvons pas exclure la possibilité qu'un motif semblable, quand bien même serait-il ironique, détermine l'usage par Revueltas de certaines tournures du lumpenprolétariat.
Quoi qu'il en soit, il convient de souligner que la forte dimension mélodramatique de Los errores ne dérive pas seulement du contraste entre les deux trames du roman, avec tout ce que cela peut ou non impliquer quant à la critique de la notion de parti, mais aussi qu'elle surdétermine en bonne part le développement interne de chacune d'elles.
La vie nouvelle
Les deux mondes qui cohabitent tant bien que mal dans Los errores sont marqués de façon comparable par un décalage intérieur. C'est ce décalage qui détermine réellement le caractère mélodramatique du texte. Ce dont il s'agit donc maintenant, c'est de comprendre non plus l'histoire ou la fonction sociale du mélodrame, mais bien sa structure : une structure duale, manichéenne, qui oppose le bien et le mal, la justice et l'injustice, l'éthique et la corruption, dans une opposition faussement dialectique, ou dialectique seulement en apparence. C'est que les notions de bien, de justice ou de salut, par le dualisme extrême dont elles s'affublent, n'entrent jamais authentiquement en contradiction avec la réalité – par ailleurs non moins patente – du mal, de l'injustice ou de l'exploitation. Il n'y a pas, en ultime instance, de contradiction véritable, mais une simple projection de la bonne conscience sur les conditions réelles d'existence. Cette projection dépend du recours à de vieilles idéologies, comme la religion, qui n'ont rien à voir avec la vie du bas peuple dont prétend parler le mélodrame. «Le mélodrame, en ce sens, est bien une conscience étrangère plaquée sur une condition réelle», comme l’écrit Louis Althusser dans son brillant commentaire sur Brecht et Bertolazzi: «La dialectique de la conscience mélodramatique n’est possible qu’à ce prix: que cette conscience soit empruntée au dehors (au monde des alibis des sublimations et des mensonges de la morale bourgeoise), et soit pourtant vécue comme la conscience même d’une condition (le bas-peuple) pourtant radicalement étrangère à cette conscience7.» Plusieurs traits typiques du mélodrame, comme l'excès rhétorique ou la polarisation moraliste, peuvent mieux s'expliquer si nous partons de ce décalage qui leur sert de base structurelle.
Dans la première trame, celle du bas peuple, le décalage s'exprime surtout à travers le désir d'une «vie nouvelle», c'est-à-dire une rupture totale avec tout ce qui définit le présent du sujet. Même s'il est également en jeu pour beaucoup d'autres personnages, ce désir de rupture absolue définit avant tout le couple que forment Mario Cobián, alias El Muñeco, et Lucrecia, ou Luque. Mario, en particulier, est obsédé par le rêve de «cette nouvelle vie qu'il voulait mener, avec cette rupture avec lui-même, son passé, l'enfer dans sa totalité» (p. 16) ; il veut être quelqu'un, «pour une seule fois où je vais bousculer ma vie» (p. 23) et, surtout, cesser d'être El Muñeco. Concrètement, le rêve de la vie nouvelle, si typique de tout mélodrame, se traduit dans Los errores en l'idéal d'un amour parfait, quasi sacré. Pour Mario, cela impliquerait le rêve d'arracher Luque à la prostitution, rompre entièrement avec le passé et plonger enfin dans une autre existence entièrement nouvelle :
Elle était si extraordinaire, elle signifiait tant pour tous deux cette nouvelle existence, que Mario la lui offrirait, ronde, propre, achevée dans tous ses détails, telle une véritable bénédiction tombée du ciel, de sorte que Lucrecia s'y embarque sans la moindre embûche, désinvolte, naturelle, reconnaissante, comme quelque chose qui allait de soi et qui ne pouvait en aller autrement.» (p. 23)
Lucrecia était sacrée, un idéal sacré et pur. [...] Lucrecia était sacrée, sacrée, sacrée. La vie nouvelle. (p. 26-27)
À coup sûr, elle ne m'abandonnerait jamais, sachant combien nous serions heureux avec la nouvelle vie que je vais lui offrir. (p. 112)
Il pensait à ses économies, à quoi il les consacrerait entièrement, sans rogner sur un seul centime, pour construire cette nouvelle vie – inespérée, miraculeuse, enfin le repos, la paix – qu'ils allaient partager, Mario Cobián et elle, en tant que mari et femme. (p. 122)
Le vocabulaire, comme il est fréquent dans le mélodrame, est évidemment emprunté à la religion. C'est que, si nous exceptons le suicide, ou l'aspiration à que tout s'arrête – fréquents également pour Mario et Lucrecia –, seule l'idée d'un au-delà pur et sacré semble être à la hauteur du désir d'abandonner une fois pour toutes le monde de l'injustice ici-bas. À nouveau, le caractère mélodramatique d'un tel désir dépend du fait que ce que l'on cherche est un degré de pureté tel que, en comparaison, le monde réel ne peut offrir qu'une série de déceptions. Entre-temps, pourtant, les conditions réelles d'existence restent inchangées précisément parce qu'elles n'entrent pas dans un processus de transformation authentique ; c'est bien plutôt la structure mélodramatique du désir de la vie nouvelle qui accroît la fausse contraposition entre le désir de pureté, d'un côté, et le monde de la misère, de l'autre.
Liberté et automatisme
Le désir de «chambouler» sa vie peut aussi être lu comme une recherche pathétique, presque existentialiste, pour trouver la liberté grâce à un «acte» authentique. Ce thème de l'acte, comme on le sait et comme j'en ai traité en une autre occasion, est une préoccupation constante du dernier Revueltas8. Or, dans Los errores on peut percevoir jusqu'à quel point la logique de l'acte renferme un paradoxe indépassable. Pour une part, il est certain qu'un acte authentique, à l'accomplir, porterait témoignage de la capacité humaine à l'autonomie. Ainsi, Mario découvre dans un «délire abyssal et doux» qu'il peut être quelqu'un, faire quelque chose, devenir l'«unique protagoniste véritable mais invisible» de sa propre histoire, «de la même façon qu'un magicien fait sortir du néant des choses incroyables et merveilleuses», ce qui constitue un vrai moment de révélation existentielle : «Une découverte nébuleuse de sa propre personne : j'ai fait quelque chose, moi, moi qui suis ici, entre les vieux cartons du grenier.» (p. 19-20). Par ailleurs, cependant, tout acte authentique semble mener l'individu au point où ce n'est plus lui mais le cours objectif des choses qui décide pour lui. Ainsi, l'être humain, loin de témoigner de son autonomie à travers son acte, devient plutôt un automate à la merci d'un plan ou d'un ordre étrangers à sa volonté.
Décider et laisser qu'un autre décide à notre place, en ce sens, seraient l'avers et le revers d'une même monnaie. Dans le cas de Mario, la découverte «d'être quelqu'un» dans l'acte souverain se distingue mal du soupçon, également voluptueux et délirant, d'être «livré» à une chaîne d'événements hors de son contrôle :
C'était bien l'enchaînement des événements, l'anesthésie que procure une action souveraine, étrangère et distante, le monde, la vie, qui l'enchaînaient dans leurs anneaux sans lui appartenir, et ses dents s'enfonçaient dans la chair qui était pourtant sa chair, sa main, la main de Mario Cobián. (p. 31)
Ce que ressent le sujet à ce point d'échange entre acte et nécessité, c'est le bonheur d'appartenir à une cause plus grande que soi-même. C'est le plaisir de (se laisser) décider, si essentiel au bon fonctionnement de toute interpellation idéologique : «la volupté de ne pas s'appartenir, d'être livré, de ne pas répondre de soi-même, de se laisser porter d'un bord à l'autre, nul ne sait où.» (p. 39) Ici, comme sur une bande de Möbius, l'activité la plus souveraine, quand on poursuit suffisamment dans une même direction, soudain se transforme en le plus haut degré de passivité. Le roman de Revueltas, entre bien d'autres choses, représente également une recherche impeccable dans la logique de pareils paradoxes relatifs à l'acte, la liberté et le destin objectif des choses.
Différents personnages de Los errores, des deux composantes de la trame, traversent effectivement des moments semblables de crise, entre l'angoisse et le plaisir de se savoir contrôlé par un destin au-delà de la volonté individuelle. Elena (jeu de mots sur El enano, le Nain, ou Elena no, le Nain-non), le nain ex-artiste de cirque, par exemple, aspire à exercer sa liberté et à rompre absolument avec son ami et chef El Muñeco. Enfermé dans la malle, guettant le silence, prêt à surgir et voler le prêteur don Victorino, il est pris d'un délire de grandeur à se sentir capable de tout:
Mais aujourd'hui, il ne permettrait pas que Mario Cobián lui soutire quoi que ce soit. El Suavecito ne se laisserait pas avoir. Il se décida à mener à bien la première phase du vol. Le moment était venu d'agir : et c'était bien au tour d'Elena. C'était son heure. (p. 157)
Le nain expérimentait la pleine sensation d'une liberté heureuse, illimitée, qu'il pouvait exprimer selon son envie, en criant. Il le fit : un hurlement de renard, un ululement sauvage de Mexicain ivre. Liberté absolue, agressive, sans tache. (p. 181)
Rien moins que cela, la liberté absolue [...] ses propres décisions, libres et souveraines, l'imposition de son propre destin sur les choses et non l'inverse. (p. 182)
Elena simultanément se sent capable d'être «l'auteur absolu des faits et son arbitre irrécusable» et expérimente la sensation extrêmement agréable d'être un automate sous le contrôle d'un autre – qu'il s'agisse du destin ou d'El Muñeco ; cette sensation est impossible à distinguer de cette autre, «incomparablement effrayante», qui lui produit un «plaisir à nu, sans peau, sans artifices : la sensation d'infinité», qui conduit au «paroxysme d'une félicité folle et atroce». (p. 184)
Précisément la fascination de l'acte – du moment où son heure arrive – coïncide avec le désir de s'abandonner – de faire partie d'un plan au-delà de soi-même.
Ainsi, le nain ressent «un contact indicible» avec le mandat d'un autre, «au point de se vider entièrement dans le vide, sans rien comprendre, sans se rendre compte de rien». (p. 20) C'est en obéissant purement et simplement à l'ordre que le désir du sujet se révèle comme désir de l'autre, au double sens du génitif, à qui il se soumet comme une «marionnette abandonnée». (p. 26) Au lieu d'être l'acrobate agile de sa propre liberté, cet ex-artiste de cirque découvre qu'il n'est rien que le docile automate d'un destin qui de tous côtés le dépasse et le contrôle. Et quelque chose de semblable affecte non seulement La Magnífica : «Pourquoi s'est-elle sentie mue comme un automate, à dire précisément ce qu'elle s'était proposée de taire ?» (p. 128), mais également, anticipant déjà la deuxième trame, le linotypiste qui, alors qu'il s'apprêtait à composer le manifeste du Comité central de grève, «semblait une marionnette somnambule que quelqu'un manipulerait de très loin avec la précision aveugle d'un joueur d'échec». (p. 139) Dans ces deux cas, l'acte définit le lien entre l'individu et le niveau du supra-individuel, dans une oscillation constitutivement indécidable entre la liberté et l'automatisme, entre la volonté personnelle et la chaîne impersonnelle de l'inévitable.
L'exemple de Mario offre à nouveau le meilleur résumé des paradoxes de l'acte :
Mario sentait que la terre se dérobait sous ses pieds. Pourquoi les choses prenaient-elles ce tour absurde, capricieux, grotesquement cauchemardesque ? Le plan ne s'était pas réalisé selon ce qui avait été prévu, et prenait plutôt son propre chemin, inventait des ressources, reliait des événements distants, anticipait des situations, alors qu'il ne s'agissait pas de quelque chose d'autre que le plan lui-même, mais bien, au contraire, de matériaux et de choses qui lui appartenaient, qui étaient contenus en lui pour se réaliser, mais qui se donnaient un but et saisissaient une occasion par eux-mêmes, apparaissant sous un jour nouveau, comme un miroir enchanté où ils se voyaient tels qu'ils avaient toujours voulu se voir et non tels qu'ils étaient au moment où leur ordonnait de l'être cette volonté humaine personnelle. Mario ne pouvait se livrer à de telles considérations ni raisonnement, mais il devinait dans toute cette affaire l'existence d'une tromperie sournoise, ourdie par personne en particulier, mais dont il se faisait lui-même la propre victime, sans qu'on sache pour quoi ni poussé par qui. (p. 114)
Mario, ici, s'avère bien être «El Muñeco», la poupée ou la marionnette dans une tromperie, une entreprise cauchemardesque et absurde mais aussi secrètement attractive. L'entreprise qu'il veut mener à bien, simultanément, est un miroir magique dans lequel il se reconnaît, non tel qu'il est mais tel qu'il voudrait être. Disons que le miroir lui renvoie une image – une identité imaginaire – de lui-même, au sens psychanalytique du mot. C'est pourquoi s'abandonner à un plan avec tous ses caprices incompréhensibles s'avère si doux et délirant. Ce qu'il y a de plus objectif, un destin ourdi par des forces extérieures et étranges, peut dans le même temps se connecter aux matériaux les plus intimes, aux pulsions les plus personnelles d'un être. C'est ainsi que nous pouvons nous sentir libres et authentiques au cœur de la plus claire et la plus totale aliénation.
Politique et affectivité
Il y a là, soit dit en passant, un des aspects de Los errores où l'auteur met le plus clairement en évidence le génie de son écriture. Il s'agit de pénétrer, littéralement, toute la charge affective et corporelle qui constitue la base matérielle sans laquelle il ne pourra jamais exister d'inscription durable du pouvoir dans la subjectivité. À mon avis, les fragments les plus singuliers du texte en termes de style sont ceux qui se consacrent à décrire la trajectoire de la rage, la haine et le ressentiment, en tant que points d'ancrage indispensables pour indiquer la subordination du corps au pouvoir, à la violence et à l'exploitation – exploitation qui, alors, s'avère être presque toujours une sorte d'auto-exploitation, ou un asservissement au moins en partie volontaire.
«Là où il y a pouvoir, il y a résistance», disait-on dans les années 1960, quand paraît Los errores, dans une citation fréquente de Mao. Or, si nous ne saisissons pas préalablement le lieu où s'inscrit le pouvoir dans le corps – à travers l'affectivité –, nous ne saurons par actionner le ressort qui permet de résister. Cette grande leçon, que Revueltas semble inscrire dans la dimension didactique de toute son œuvre, et pas seulement dans Los errores, constitue aussi la prémisse pour des recherches plus théoriques de la part d'auteurs contemporains, ou un peu plus jeunes, comme León Rozitchner en Argentine. Dans «La gauche sans sujet», un essai programmatique publié en 1966 dans La rosa blindada, Rozitchner déplore précisément l'incapacité de la gauche orthodoxe à penser le côté subjectif de la politique en des termes qui ne soient pas ceux de l'a priori idéologique ou négatif – c'est-à-dire de la «pure» subjectivité. «Je tiens que sans modification subjective, sans élaboration de la vérité de la situation totale à laquelle participe l'homme, il n'y a pas de révolution objective», écrit Rozitchner. Et il ajoute encore :
Si le passage de la bourgeoisie à la révolution apparaît comme une nécessité surgie du régime capitaliste même, cette nécessité rationnelle doit être lue en intégrant les aspects humains sensibles également nécessaires qui l'ont rendue possible, et que le dogmatisme et l'opportunisme de gauche écartent parce que jugés non-nécessaires : ils lisent la rationalité du processus en évacuant, comme irrationnel, ce qu'ils ne sont pas capables d'assumer ni de modifier : le sujet même, eux-mêmes9.
Revueltas, par contre, immerge tous ses personnages précisément dans cette profonde zone sensible et affective qui rend possible l'aliénation en tant qu'auto-aliénation. Los errores, en ce sens, présente aussi, entre bien d'autres choses, une physiologie détaillée du pouvoir. Il révèle la vie affective du ressentiment, de la colère, de l'allégresse et de la mélancolie dont les mailles assujettissent littéralement l'être humain.
«Affectivité», dans ce contexte, n'est pas simplement synonyme d'émotion ; nous pouvons plutôt nommer ainsi le résidu dans le corps que laisse l'inscription d'un individu dans un processus incorporel, social ou politique, qui articule pouvoir et résistance. L'affectivité serait la marque d'une subjectivation, l'empreinte du passage d'un sujet par un processus de fidélité à la vérité ou de sa trahison. Ainsi, à titre d'exemple, le texte nous révèle «l'ivresse opaque d'une colère voulue et artificielle, semblable au narcotique à faibles doses qui allège la présence des choses en les rendant innocentes et lointaines», colère qui pourtant peut ouvrir le lieu d'où en appeler au sens d'une justice nouvelle, au-delà de la misère que provoque un désespoir aussi rageur : «Une colère qui immédiatement devenait sincère – après le premier coup de fouet asséné – et pleine d'une sourde et passionnée justice.» (p. 37) Revueltas fait montre d'une lucidité implacable, douloureusement éloquente, à même de découvrir les ressorts les plus secrets et pervers du pouvoir de l'affectivité.
Les affects qui parcourent le plus insidieusement l'univers de la narration révueltienne – la rage, la peur et la haine, mais aussi l'aspiration désespérée à la justice – servent tous à impliquer l'individu dans une cause idéologique supra-individuelle. Don Victorino, le prêteur sur le point de tomber victime de la tentative de vol de la part des communistes, considère que pareille implication présente un point qu'il a en commun non seulement avec ses complices de l'Union mexicaine anticommuniste, comme Nazario Villegas, mais aussi avec ses pires ennemis de classe, parmi lesquels se trouve l'un de ses propres employés, le communiste infiltré Olegario Chávez :
S'il s'était senti capable de s'agenouiller devant Nazario – pensait don Victorino, précisément à cause de la secrète générosité de son impulsion, sans craindre qu'on l'interprète comme une attitude abjecte –, c'était pour qu'un geste d'une éloquence aussi désespérée lui fasse comprendre, d'un coup, la caractérisation que lui, Victorino, faisait de la situation, non seulement en ce qui concernait sa propre personne mais, surtout, en ce que dans cette personne – dans son destin concret et individuel – se condensaient la logique, la raison, la justice – et aussi les tribulations et l'impiété – de la cause pour laquelle tous deux luttaient, condensation dont la découverte (à peine dix minutes plus tôt, quand don Victorino avait commencé à mesurer l’ampleur de la menace que représentait Olegario Chávez à ses côtés en tant qu'espion communiste) était une sorte de patrimoine commun, d'épouvantable responsabilité commune, qu'ils devraient ensemble comprendre et partager dans tout ce qu'il serait maintenant exigé de leurs vies, de nouveau, de radical et d'inusité. (p.159)
Quelque chose chez Olegario Chávez, pour cette même raison, se révèle curieusement séducteur pour don Victorino. Au-delà de la haine qu'ils se vouent, tous deux en fin de compte opèrent de manière quasi identique, consacrant leur vie à une cause dans laquelle ils reconnaissent aussi leur vocation la plus profonde et personnelle. Ainsi de don Victorino :
Les communistes l'avaient désigné lui et personne d'autre, de la même façon que Judas avait choisi Jésus ; de la même façon que Judas était destiné à Jésus, inévitablement, destiné à le désigner. Tous deux s'étaient trouvés attachés et condamnés dès le départ par un même destin et une même peur, la peur qui saisit ceux qui se savent à coup sûr détenteurs de la vérité : de l'une ou l'autre face de la vérité. Avant tout, c'est ce qu'était Olegario pour don Victorino : la présence où s'incarnait, attendue et inexorable, la justification de sa vie, de son histoire, de sa façon d'être ce qu'il avait été et de la raison de cette violence vitale, surhumaine et impie, qu'il avait dû employer pour l'être, en dépit de la médiocrité, la mesquinerie et la haine au sein desquelles il avait dû vivre, solitaire, fort et hautain. (p. 160)
Olegario Chávez assumait avec lui, du point de vue des visées communistes, un rôle de transcendance très particulier [...] tout le contraire d'un espion ou d'un vulgaire provocateur. Ni sa conduite, ni les traits fondamentaux de son caractère, n'avaient la moindre duplicité : il était franc, droit jusqu'à l'effronterie et la grossièreté, si l'on veut, mais aucunement sournois, rien d'un joueur aux cartes truquées. De sa tactique de lutte ouverte, franche, frontale, s'inférait de ce fait même la perspective assez singulière de ses objectifs. (p.160-161)
Avant tout, ce qui commence à se dessiner dans cette impeccable exposition narrative est la façon dont un certain dogmatisme, tant de la part des communistes que de leurs ennemis, se nourrit de tout le large spectre de l'affectivité humaine. Avec cette critique de la logique subjective de l'autoritarisme, nous entrons en fait, déjà, dans la seconde trame du roman de Revueltas.
Le siècle
Le XIXe siècle a annoncé, rêvé, promis, le XXe siècle a déclaré que lui, il faisait, ici et maintenant.
— Alain Badiou, Le Siècle
Le XXe siècle n'a pas existé. L'humanité a fait un grand saut dans le vide à partir des présupposés théoriques du XIXe siècle, en passant par-dessus l'échec du XXe siècle, jusqu'à l'aube ténébreuse du XXIe siècle au mois d'août 1945, avec les explosions nucléaires de Hiroshima et Nagasaki.
— José Revueltas, Dialéctica de la conciencia
Au-delà de la trame du bas peuple, Los errores – on le sait – offre la difficile mise en récit d'un jugement porté sur les excès dogmatiques du stalinisme en URSS et ses effets néfastes dans le reste du monde, notamment pour le Parti communiste mexicain. De ce point de vue, ce roman participe d'un projet plus vaste d'auto-évaluation du siècle, qui trouve des expressions plus récentes dans des œuvres comme Le Siècle d’Alain Badiou, ou, plus près de Revueltas, Vuelta de siglo de Bolívar Echeverría. Il y a quelques années, de fait, Badiou m'avait confié dans une conversation personnelle qu'il avait pensé inclure un chapitre sur le Mexique dans Le Siècle, selon la même méthode immanente qui oriente sa lecture singulière de ce que le XXe siècle a pu penser de lui-même, en matière d'art, de politique, de science et de psychanalyse : «Il s'agit non pas de juger le siècle comme une donnée objective, mais de se demander comment il a été subjectivé, de saisir le siècle à partir de sa convocation immanente, comme catégorie du siècle lui-même10.» Je ne sais pas quels événements mexicains (textes, tableaux ou séquences) auraient été convoqués dans ce chapitre, qui est finalement resté dans le carton des bonnes intentions. Par contre, je suis bien certain que dans Los errores sont déjà posées, quarante ans plus tôt, certaines des mêmes questions qui vertèbrent le projet de Badiou dans Le Siècle.
Revueltas, tout comme Brecht à qui Badiou consacre un commentaire dans le chapitre du Siècle sur «La décision», est surtout préoccupé par l'interprétation que l'histoire réservera aux grands événements du XXe siècle qui fixent le cadre de l'expansion puis de la perversion du communisme international. C'est le problème posé dans une étrange parenthèse où le narrateur de Los errores semble s'identifier directement à la parole de l'auteur quand il écrit :
(On ne peut éluder la nécessité d'une réflexion libre, hétérodoxe, sur ce que signifient les "procès de Moscou" et la place qu'ils occupent dans la définition de notre époque, de notre XXe siècle, car à nous, communistes authentiques – membres ou non du parti – incombera la tâche écrasante d'être ceux qui placeront l'histoire devant l'alternative de trancher si cette époque, ce siècle chargé de perplexités, sera désigné comme le siècle des procès de Moscou ou comme le siècle de la révolution d'Octobre.) (p. 222-223)
Revueltas ne nous donne pas de verdict univoque à ce sujet. Le XXe siècle a-t-il été un siècle criminel ou un siècle révolutionnaire ? L'alternative reste ouverte dans Los errores, dans la mesure où aucun de ses personnages n'occupe réellement le pôle organisateur de la conscience que nous pourrions attribuer à son auteur.
Des critiques à l'instar de Christopher Domínguez Michael, après avoir fait part de leur stupéfaction devant l'hypothèse «insensée et immorale» de Revueltas à propos des procès de Moscou, enchaînent en déclarant à quel point ils déplorent que Revueltas ait pu suggérer une sorte de justification dialectique, hégélienne, du sacrifice et de la terreur : «Revueltas adopte la liberté du romancier face à l'histoire et, emporté par les triades hégéliennes, transforme l'esprit torturé de Boukharine en une synthèse dialectique précise et terrifiante11.» En réalité, le texte du roman est beaucoup plus ambigu ; il met même en scène cette ambiguïté à travers l'écartèlement de la conscience de plusieurs de ses personnages.
Nous avons, par exemple, l'analyse du problème en termes de corruption de la vérité par le pouvoir. C'est le cas d'Olegario :
Les procès de Moscou posaient en ce sens – s'était dit Olegario depuis lors – un problème aucunement nouveau à la conscience des communistes : la question du pouvoir et la vérité historique se séparent, s'éloignent l'un de l'autre, jusqu'à ce qu'arrive le moment où ils s'opposent et s'excluent violemment sur le terrain de la lutte ouverte. Entre-temps, la vérité historique, en marge du pouvoir, se trouve dévaluée, sans soutiens et ne dispose d'aucun recours autre que le pouvoir de la vérité, en opposition à tout ce que représente en termes de force compulsive, instruments répressifs, moyens de propagande et autres, la vérité du pouvoir. Il faut alors mettre à nu, démontrer par un moyen ou un autre, le fait que le pouvoir est entré dans un processus de décomposition qui finira par empoisonner et corrompre la société entière. (p. 223-224)
D'autres arguments, par contre, laissent ouverte la possibilité qu'il soit encore trop tôt pour juger la situation en URSS. De ce que l'homme, soit par ce qu'il est encore aliéné, soit – en termes plus métaphysiques – parce qu'il est un simple mortel, ne peut exclure la future revendication du sacrifice. Précisément dans la mesure où la vérité doit s'inscrire concrètement dans le temps et l'espace d'une situation spécifique, il n'existe aucun point de vue absolu d'où elle pourrait être jugée une fois pour toutes:
Il faut le répéter, à l'évidence : la vérité est concrète dans le temps et dans l'espace. Elle doit être tue ou énoncée au vu de ces relations strictes, mais jamais pour aucun concept ni aucune raison hors de ces relations. Nous devons considérer les faits avec le courage de l'homme, désolé et intrépide, parce que c'est ce qui fait que nous sommes communistes. Les travers, les injustices et jusqu'aux crimes où s'est engagée notre cause, sont des crimes, des injustices et des travers qu'engendre notre cause elle-même – pour aussi pure et préservée du mal que nous la tenions – quand elle devient une vérité concrète pour les hommes d'une époque et d'un temps aliénés. C'est l'homme mutilé et conditionné de notre temps, ce sont donc les hommes mêmes, et les meilleurs d'entre eux, qui deviennent des assassins en vertu de ce qu'ils tiennent dans leurs mains la braise ardente de cette autre vérité concrète, mais plus réelle – ou, en toute rigueur, la seule réelle – qui peut, elle, se transmettre. Ils seront à leur tour châtiés, ils seront châtiés même après leur mort. Mais entre-temps, l'histoire – il en est ainsi, que nous le voulions ou non, d'un point de vue objectif – ne nous permet pas de parler ni de dénoncer tout ni en tout moment : l'homme ne se trouve pas encore à ce niveau supérieur qui lui permettrait de résister au désenchantement de soi, autrement dit, l'autocritique radicale par laquelle il s'humanisera en définitive. (p. 198)
Finalement, voici venu maintenant le moment de se réclamer d'une conception sacrificielle et héroïque de l'histoire :
À la lumière de cette affirmation, rien ne pourra sembler, par exemple, plus impressionnant, plus indécemment terrible et beau, que le sacrifice inédit des hommes qui ont été condamnés à mort lors des procès de Moscou, dans leur condition de victimes consciemment disposées à couvrir leurs noms d'ignominie, un sacrifice apparemment incompréhensible, pour lequel il sera, qui plus est, difficile de trouver une comparaison du même ordre en aucun des moments les plus élevés de l'héroïsme humain du passé. Demain, l'histoire s'appropriera comme héros, écartant les erreurs, les hésitations et les faiblesses de leurs vies, les glorieux êtres humains qui ont pu accepter ces stigmates infamants à la face du monde entier, les noms de Boukharine, Piatakov, Rykov, Krestinski, Ter-Vaganian, Smirnov, Sokolnikov, Zinoviev, Kamenev, Muralov et de tant d'autres encore. (p. 198)
Toutes ces interprétations des procès de Moscou, cependant, ne sont pas mutuellement exclusives et ne relèvent pas d'un débat idéologique en noir et blanc, mais peuvent s'emparer de l'esprit d'un seul personnage, écartelé en son for intérieur par une incertitude écrasante et atroce. Je pense à l'intellectuel communiste Jacobo Ponce, sur le point d'être exclu du Parti communiste mexicain, à l'égal de son probable alter ego, Revueltas :
L'autre part de son moi, l'autre part de son esprit atrocement écartelé, lui répondait : non ; ces vérités concrètes ne sont rien que de menus mensonges isolés au sein du processus d'une réalité globale qui poursuivra sa trajectoire, malgré et par-dessus tout. Les misères, les actes sordides et les crimes de Staline et de son groupe, seront vus par la société communiste de demain comme une maladie obscure et sinistre des hommes de notre temps, du tourmenté et délirant XXe siècle qui, malgré tout, aura été le siècle des plus grandes et inconcevables prémonitions historiques de l'humanité. (p. 197-198)
Il est difficile de tirer de pareilles cogitations, avec leur mélange de prémonition sinistre et de sublime héroïsme, la conclusion simpliste que l'histoire, comprise de façon dialectique, justifiera tous les moyens au nom de la fin communiste – ou au nom de Staline – comme le veulent les détracteurs de Revueltas. De plus, seule l'imagination mélodramatique définirait le communisme, ou toute autre doctrine interventionniste, comme une cause «pure et épargnée par le mal», pour emprunter le langage propre à Los errores. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille passer à l'autre extrême du spectre idéologique, en interprétant le mal comme la vérité profonde de tout engagement, une voie qui pourrait conduire à réfuter par anticipation tout projet communiste à venir.
En dernière instance, comme l'indique bien le long extrait ci-dessus, qu'on peut lire comme une référence au titre du roman, tout tourne autour du statut des erreurs : y a-t-il ou non relève des erreurs (les mensonges, les actes sordides, les crimes...) au sens dialectique d'une Aufhebung ? C'est comme si, pour ceux qui reprochent à Revueltas sa confiance aveugle en la dialectique de Hegel, la simple idée de trouver un sens ou une pertinence aux erreurs ne ferait qu'aggraver leur caractère criminel, jusqu'à l'abomination de celui qui à son tour paraîtrait justifier la terreur et le totalitarisme. Le problème avec le refus indigné de toute possibilité de pertinence de l'erreur, pourtant, est qu'il conduit à une position qui en définitive se situe hors et au-delà de l'histoire du communisme international ; il interprète l'erreur comme une réfutation définitive du communisme, pour se consacrer dorénavant à la cause post-communiste, ou même tout simplement anticommuniste. Les procès de Moscou, à ce titre, remplissent une fonction pour l'Occident semblable au goulag décrit par Soljenitsyne. Ils conduisent à une défense du libéralisme démocratique comme moindre mal, seul remède contre la répétition du Mal radical – le «totalitarisme» où se confondent nazisme et communisme, Hitler et Staline.
Pour Revueltas ainsi que pour Badiou, au contraire, le défi consiste à penser la politique communiste en intériorité, sans pour autant ignorer la gravité des erreurs. Le crime, dans cette perspective, doit être pensé de l'intérieur de la politique émancipatrice, et non le contraire. Non pour tout justifier, mais pour formuler une autocritique qui dans le même temps évite l'abandon pur et simple du communisme en tant que tel. «Je ne voudrais pas que vous versiez ces considérations un peu âpres comme autant d'eau au moulin de la molle et moraliste critique contemporaine de la politique absolue, ou du "totalitarisme"», avertit Badiou dans sa propre lecture hégélienne de la fonction de la violence et du semblant dans les procès de Moscou : «Je fais ici l'exégèse d'une singularité, et de sa grandeur propre, quand bien même cette grandeur, prise aux rets de sa conception du réel, aurait pour revers d'extraordinaires violences12.» Ce qui apparaît aujourd'hui, en revanche, est que tout projet d'émancipation de quelque ampleur ou radicalité se voit interrompu ou, pire, nié de prime abord au nom d'un nouvel impératif moral – véritable clé pour comprendre le «tournant éthique» qui globalement définit l'époque contemporaine à partir des années quatre-vingt y compris dans le camp de la dite gauche – qui nous met en demeure avant tout, sinon exclusivement, d'éviter la répétition du crime.
Belles âmes
Revueltas, sans le vouloir, se serait peut-être rendu complice du nihilisme contemporain qui ne définit le Bien que négativement, en partant de la nécessité d'éviter le Mal. «Le Mal est ce à partir de quoi se dispose le Bien, et non l’inverse», diagnostique Badiou au sujet du tournant éthique de notre époque: «Nietzsche a fort bien montré que l'humanité préfère vouloir le rien plutôt que ne rien vouloir. On réservera le nom de nihilisme à cette volonté de néant, qui est comme la doublure d'une nécessité aveugle13.» En particulier il y a deux débats concernant le dogmatisme dans Los errores qui à mon avis courent le risque de contribuer à cette complicité. Je me réfère, d'abord, au rôle éthique que le roman attribue au parti et, ensuite, à la spéculation métaphysique ou postmétaphysique sur l'homme en tant qu'être dans l'erreur.
Ces deux thèmes – l'éthique du parti et la métaphysique de l'être humain en tant qu'erreur – sont évidemment formulés dans l'espoir qu'ils servent de possibles corrections au dogmatisme régnant. Dans la pratique, pourtant, ils pourraient conduire le lecteur actuel de Los errores à adopter des positions idéologiques qui se situeraient à l'extrême opposé de celles de son auteur il y a quarante ans.
Revueltas, d'une part, attribue au personnage le plus proche de sa propre figure comme intellectuel, Jacobo Ponce, la volonté urgente d'une réflexion éthique sur l'autorité du parti – d'autant que cette réflexion est l'objet de plaisanteries entre camarades et ensuite la cause de l'exclusion de son auteur du parti. «Le parti en tant que notion éthique», voilà ce que se propose Jacobo dans ses cours, face à la notion orthodoxe, défendue par le chef Patricio Robles, du parti comme avant-garde du prolétariat : «Le parti comme notion morale supérieure, non seulement dans son rôle d'instrument politique, mais comme conscience humaine, comme réappropriation de la conscience.» (p. 88) Là où nous pouvons commencer à entrevoir déjà comment la critique de la raison dogmatique, au-delà des désirs de se réapproprier la conscience ou peut-être grâce à eux, renferme la tentation d'un curieux sens de supériorité morale.
À la fin du roman, dans le «Nœud aveugle» qui lui sert aussi d'épilogue, Ismael arrive à la même conclusion que Jacobo, contre Patricio :
La conclusion qui en découle, si on introduit dans l'examen du problème les concepts d'une éthique humaniste, les concepts qui découlent d'un développement éthique du marxisme – Ismael l'avait toujours pensé ainsi – ne peut être rien d'autre que la conclusion la plus surprenante et terrible, surtout si on pense aux partis qui arrivent au pouvoir. (p. 271)
La conclusion est que l'exercice du dogme, par les «cerveaux dirigeants» du mouvement communiste, non seulement au Mexique mais dans la majorité des pays du monde, avec sa «tautologie consolatrice» qui dit que «le parti est le parti», induit en réalité «le nihilisme éthique le plus absolu, la négation de toute éthique, qui s'exprime dans le concept : tout nous est permis.» (p. 272)
Si, par ailleurs, «pensée et pratique [...] s'identifient comme sœurs jumelles dans la métaphysique et le dogme» (p. 271) on comprendra également que Jacobo, au-delà d'une inflexion éthique du parti, propose une réflexion philosophico-anthropologique au sujet de «l'homme comme être dans l'erreur» (p. 67). Cette réflexion fait partie du «projet» dans lequel Jacobo a déjà investi «près de trois mois de consciencieux et patient labeur», sans doute comparable au travail qui aura conduit Revueltas lui-même à écrire son essai inachevé, Dialéctica de la conciencia (Dialectique de la conscience), quelques années plus tard :
L'homme est un être dans l'erreur – a-t-il commencé à lire du regard, en silence –; un être qui ne finira jamais de s'établir complètement quelque part : c'est là que réside précisément sa condition révolutionnaire et tragique, inapaisable. Il n'aspire pas à se réaliser ailleurs – c'est-à-dire qu'il trouve déjà là sa réalisation suprême –, un ailleurs – répéta-t-il – qui puisse être plus large que l'épaisseur d'un cheveu, soit encore cet espace qui pour l'éternité éternelle, et sans qu'existe un quelconque pouvoir capable d'y remédier, ne réussira jamais à obtenir la coïncidence maximale du concept avec le conçu, de l'idée avec son objet : réduire l'erreur à l'épaisseur d'un cheveu constitue ainsi, et de loin, la plus haute victoire qu'on puisse obtenir ; rien ni personne ne pourra réaliser l'exacte coïncidence. Pourtant, la place qu'occupe dans l'espace et dans le temps, dans le cosmos, l'épaisseur d'un cheveu, est un abîme sans mesure, plus profond, plus étendu, plus tangible, moins restreint, mais peut-être plus solitaire que la galaxie à laquelle appartient la planète où habite cette étrange et hallucinante conscience que nous sommes, êtres humains. (p. 67-68)
Ce que Jacobo expose dans son essai pourrait se lire comme une nouvelle métaphysique (ou antimétaphysique) de l'erreur et de l'équivoque, à l'opposé du dogme et de l'exactitude. En effet, si l'identité de l'être et de la pensée définit la prémisse fondamentale de tout dogmatisme, alors la conscience ne peut échapper au dogme que par l'acceptation d'une distance infinitésimale entre le concept et le conçu.
Nous pourrions également dire que Revueltas, clairement identifié à son personnage Jacobo à ce moment du roman, accepte la nécessité d'une révision de la dialectique, révision qui s'apparente beaucoup à ce que Theodor W. Adorno, sensiblement à la même époque, propose d'appeler «dialectique négative» et selon laquelle aucun concept ne recouvre complètement son contenu, sans le moindre résidu, le moindre point de non-identité : «[Le nom de dialectique] dit d'abord seulement que les objets ne se réduisent pas à leur concept, qu'ils entrent en contradiction avec la norme traditionnelle de l'adaequatio14.» Ou pour le dire dans les termes d'Alain Badiou : «On reconnaîtra d'abord une pensée dialectique à son conflit avec la représentation. Une pareille pensée traque dans son champ le point irreprésentable, d'où s'avère qu'on touche au réel15.» C'est à ce type de pensée dialectique, en tant que représentation du réel irreprésentable, que se consacre tout le travail intellectuel de José Revueltas.
Ici, en outre, comme réponse à la menace dogmatique, nous assistons au déploiement maximal de la fonctionnalité du mélodrame pour penser la crise du marxisme. Peter Brooks, déjà, dans son livre classique sur le mélodrame au XIXe siècle, défendait la thèse que la forme du mélodrame servait originellement à produire des paramètres moraux forts, et pour cette même raison excessivement polarisés, au lendemain de l'effondrement traumatique de l'ordre social provoqué par la Révolution française16. Nous pourrions dire que quelque chose de semblable se produit un siècle et demi plus tard, après la crise de légitimité du marxisme, pour ne pas dire sa totale et désastreuse fin historique. C'est ce que semble suggérer Carlos Monsiváis dans Amor perdido quand il parle de la trahison-institutionnalisation de la Révolution mexicaine, mais sa conclusion s'applique aussi bien à la situation globale où, sur l'idée de la révolution en général, si longtemps monopolisée par le marxisme militant, se déploie la grande ombre de la terreur stalinienne :
La forme classique où la société est à même d'enregistrer son tempérament moral et d'attester de ses convictions intimes reste le mélodrame, un lien direct vers l'expression et la fixation des sentiments socialement valides. La littérature elle-même est confrontée au thème de la révolution institutionnelle (pour beaucoup la révolution trahie) par le mélodrame17.
Le mélodrame ne serait pas seulement une forme intrinsèquement post-révolutionnaire mais servirait aussi à élaborer – à nouveau dans un sens quasi psychanalytique ou tout au moins thérapeutique du mot – la crise de l'idéal révolutionnaire comme tel.
Pour ce qui est de Los errores, toutefois, il n'est pas difficile de deviner où peut mener un usage mélodramatique tant de l'éthique humaniste du parti que de la métaphysique de l'erreur. Ces deux arguments pourraient de fait être invoqués – non sans se donner des airs de supériorité morale, nous l'avons vu – pour freiner, interrompre ou interdire toute tentative d'organiser la politique ou tout projet d'approcher la vérité de la conscience. Il ne s'agirait pas alors seulement que se déplacent vers la morale toutes les questions organisationnelles, traduites maintenant en termes de droiture ou de trahison, de bonté ou de vilenie, mais aussi qu'on puisse arriver à une posture où la conscience de notre finitude (notre caractère essentiel d'«êtres dans l'erreur») serait toujours moralement supérieure et théoriquement plus radicale que tout l'activisme («dogmatique», «totalitaire», «volontariste») du monde. À n'en pas douter, même si telle peut être la lecture du roman, rien n'aurait davantage horrifié l'éternel communiste que fut Revueltas.
Nous en viendrions ainsi, en pleine modalité mélodramatique, à l'attitude de «belle âme» décrite par Hegel dans La Phénoménologie de l'Esprit dont nous venons de célébrer le bicentenaire :
Il lui manque la force pour s'aliéner, la force de se faire soi-même une chose et de supporter l'être. La conscience vit dans l'angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l'action et l'être-là, et pour préserver la pureté de son cœur elle fuit le contact de l'effectivité et persiste dans l'impuissance entêtée, impuissance à renoncer à son Soi affiné jusqu'au suprême degré d'abstraction, à se donner la substantialité, à transformer sa pensée en être et à se confier à la différence absolue. L'objet creux qu'elle crée pour soi-même la remplit donc maintenant de la conscience du vide. Son opération est aspiration nostalgique qui ne fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà de cette perte retombant vers soi-même se trouve seulement comme perdue ; — dans cette pureté transparente de ses moments elle devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s'éteint peu à peu en elle-même, et elle s'évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l'air18.
Une voie similaire vers la pureté limpide de la bonne conscience, aujourd'hui post- ou anticommuniste mais fondée sur la sagesse de notre caractère essentiellement fini, pourrait déjà être préfigurée, sans que l'auteur l'ait voulu, dans la double proposition d'une éthique humaniste du parti et d’une métaphysique de l'erreur. Et, de fait, l'histoire des années 1960 aux années 1980, avec ses déclarations péremptoires sur «la fin des idéologies», la «mort» du marxisme, ou le «tournant éthique», finirait de confirmer à quel point la défense de la démocratie libérale, avec son rejet absolu du communisme en tant que totalitarisme, a également suivi parmi de nombreuses autres figures les règles de la belle âme repliée sur elle-même dans la suprême bonne conscience de qui se sent plus orgueilleusement pur que toute aspiration mondaine à changer le cours nécessaire des choses. Tout au moins, la belle âme sait alors que son inaction la sauve pour toujours du Mal qu'encourt, à l'en croire, quiconque aspire à établir, ici et maintenant, un Bien.
Éthique et politique
Ceux qui moralisent sont en général les vaincus.
— Carlos Monsiváis, Amor perdido
Au cours des quatre décennies qui ont suivi la publication de Los errores, s'est produite une inversion fondamentale des rôles que l'on peut attribuer à l'éthique et à la politique. Quand Revueltas, à travers Jacobo ou Ismael, parle d'une «éthique du parti» ou d'une «éthique du marxisme», il subordonne clairement l'éthique à la politique, ou accepte qu'elle soit supervisée mais jamais dominée, et moins encore remplacée par elle. Il suggère ainsi qu'il n'existe pas d'éthique hors des processus concrets du penser-faire que sont un parti, une ligue ou un groupe : «Il n’y a pas d’éthique en général. Il n’y a—éventuellement—qu’éthique de processus par lesquels on traite les possibles d’une situation19.» Les considérations éthiques qui servent de maximes pour vérifier un processus politique, cependant, peuvent également s'en rendre autonomes et en venir même à se soumettre la politique. C'est alors que se produit ce que nous pourrions appeler une «moralisation de la politique», ou un «tournant éthique» qui ne dépend plus déjà d'aucune politique singulière mais commence à saper la possibilité même de telles pratiques en général. Car le jugement moral dominant, qu'il soit respect pour l'autre ou compassion pour la victime, enseigne que la valeur suprême de notre époque consiste en ne jamais courir le risque d'un acte qui causerait d'autres victimes et d'autres souffrances. «La politique est subordonnée à l’éthique, du seul point qu’importe vraiment dans cette vision des choses: le jugement, compatissant et indigné, du spectateur des circonstances», écrit Badiou dans son Éthique, publiée pour la première fois en 1993: «C’est ce qu’on nous inculque depuis maintenant quinze ans: tout projet de révolution, qualifié d’‘utopique’, tourne, nous dit-on, au cauchemar totalitaire. Toute volonté d’inscrire une idée de la justice ou de l’égalité tourne au pire. Toute volonté collective du Bien fait le Mal20.»
Il est vrai, comme le disent divers critiques, que la question du dogmatisme partidaire dont traite le roman Los errores ne semble pas être en premier lieu une question morale : «Revueltas se trouve confronté au problème de la position que doit adopter l'écrivain militant face aux violations du Parti qui se réfugie derrière le faux prétexte de la cause : nous sommes face à un problème historique et aucunement face à une question morale, de solidarité à tout prix21.» Mais il est vrai également que l'importance croissante de la morale et de l'éthique ne marque pas seulement un moment clé dans la crise du marxisme, mais qu'elle est aussi une cause efficace de sa fin. Histoire et morale, de ce fait, ne sont pas mutuellement exclusives ; plus encore, la moralisation de la politique est en soi un problème historique, a son historicité propre. Et à l'intérieur de l'histoire de ce phénomène, qui reste encore pour l'essentiel à écrire, la structure de l'imagination mélodramatique occupe sans aucun doute un lieu privilégié, comme on a pu le voir – je l'espère tout au moins – dans la lecture proposée ici de Los errores.
Revueltas, par sa critique inlassable du dogmatisme des partis communistes, a peut-être ouvert la porte à ces prêchi-prêcha qui en dernière instance dissimulent mal leur forte dimension d'anticommunisme vulgaire, totalement étrangère à la ligne narrative et didactique de Los errores. Le défi le plus ardu qu'il nous lègue, cependant, consiste à penser de l'intérieur les crimes du communisme, sans transformer l'inévitabilité de l'erreur en la prémisse mélodramatique d'un complexe de supériorité éthique qui dénierait toute possibilité que quelque chose de bon puisse surgir à nouveau – pour autant que cela ait déjà pu se produire – du marxisme.
Bruno Bosteels. Pour s'abonner à la revue Contre temps : http://www.contretemps.eu/node/56
1 José Revueltas, Los errores, Mexico, Era, 1979. Toutes les références de page dans le corps du texte se rapportent à cette édition.
2 D'autres critiques ont écrit au sujet de la double trame de Los errores, notamment Christopher Domínguez Michael, dans son essai «Lepra y utopía», repris dans l'excellente anthologie critique Nocturno en que todo se oye : José Revueltas ante la crítica, Edith Negrín (éd.), Mexico, Era, 1999, p. 61-80 ; ou Vicente Francisco Torres, «Los errores. Un sistema de vasos comunicantes», ibid., p. 139-148. Le premier écrit : «Revueltas réunit la pègre et l'univers militant. Il s'agit des deux moitiés de l'orange pourrie de la marginalité et leur union produit un vide parfait.» (p. 66) ; et le second : «Les deux histoires, les deux mondes qui constituent le roman en question, ne sont pas proprement parallèles, ils se rejoignent en fait fréquemment pour s'entrelacer dans ce que l'auteur appelle un "nœud aveugle".» (p. 139).
3 Ernesto Laclau, La razón populista, Mexico, FCE, 2005, p. 180-181. Concernant les commentaires originaux de Marx et Engels sur Eugène Sue, dans La Sainte Famille, se reporter à l'analyse lucide de Louis Althusser dans «Le « piccolo » Bertolazzi et Brecht (notes sur un théâtre matérialiste)», Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005, p. 138-140.
4 Franz Fanon, Les Damnés de la terre, La Découverte, 1987, p. 94. En Amérique latine, la question du statut social, économique et politique du lumpenprolétariat constitue encore un thème brûlant dans les années 1960 et 1970. Voir, par exemple, André Gunder Frank, Lumpenbourgeoisie et lumpendéveloppement, Maspero, 1971. Il faudra un jour écrire l'histoire du destin de cette catégorie du lumpenprolétariat, dont la potentialité pour le mélodrame n'est pas étrangère, me semble-t-il, au succès actuel de l'un de ses successeurs, la catégorie de multitude.
5 Jesús Martín Barbero, De los medios a las mediaciones. Comunicación, cultura y hegemonía, Barcelone, Gustavo Gili, 1987, p. 131-132. Sur le mélodrame en tant que matrice culturelle, voir également les articles rassemblés par Hermann Herlinghaus dans le numéro spécial Narraciones anacrónicas de la modernidad : melodrama e intermedialidad en América latina, Santiago, Cuarto Propio, 2002.
6 José Revueltas, Ensayo sobre un proletariado sin cabeza, Andrea Revueltas, Rodrigo Martínez et Philippe Cheron (éd.), Mexico, Era, 1980, p. 36.
7 Louis Althusser, op.cit., p. 140.
8 Voir mon essai «Una arqueología del porvenir: Acto, memoria, dialéctica», La Palabra y el Hombre, n° 134, 2005, p. 161-171. Voir aussi le commentaire de Philippe Cheron sur «l'acte profond» dans son livre El árbol de oro: José Revueltas y el pesimismo ardiente, Ciudad Juárez, Universidad Autónoma de Ciudad Juárez, 2003, p. 271-286.
9 León Rozitchner, «La izquierda sin sujeto» (1966), repris dans Las desventuras del sujeto político: Ensayos y errores, Buenos Aires, Ediciones El Cielo por Asalto, 1996, p. 55 et 66. Je dois toutefois formuler deux interrogations possibles quant au cadre des discussions sur l'affectivité. La première provient de Rozitchner lui-même qui, dans sa thèse de doctorat consacrée à Max Scheler, relève que celui-ci «s'appuie sur une matérialité ressentie, affective, qui constitue ainsi la plus haute matérialité à laquelle puisse accéder le spiritualisme dans sa tentative de justifier les limites immuables de la partialité de son monde», même si, aussitôt après, Rozitchner ajoute : «Non sans tragédie, autrement dit sans drame absolu qui nous condamne à la triste acceptation d'une réalité que, précisément pour nous, au contraire, il ne s'agit pas seulement de subir mais encore de transformer», in Persona y comunidad: Ensayo sobre la significación ética de la afectividad en Max Scheler, Buenos Aires, Eudeba, 1962, p. 14. L'autre interrogation, ou une anticipation de la même, me vient de la plume de Jacques Lacan qui, dans l'un de ses premiers écrits, signale le risque que représente la notion d'affectivité, «la dernière venue, la tarte à la crême un moment d'une psychiatrie avancée, qui y trouva le terme le plus propice à un certain nombre d'escamotages», cité par Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan, Esquisse d'une vie, histoire d'un système de pensée, Fayard, 1993 [2008], p. 146. La question serait de savoir si, en dernière instance, l'affectivité – tellement à la mode à nouveau parmi les disciples de Spinoza, Gilles Deleuze ou Antonio Negri – n'est pas un chemin glissant vers ce «tournant éthique» édulcoré dont je parlerai en conclusion.
10 Alain Badiou, Le Siècle, Seuil, 2005, p. 16. Voir aussi Bolívar Echeverría, Vuelta de siglo, Mexico, Era, 2006.
11 Christopher Domínguez Michael, «Lepra y utopía», ibid., p. 65. Il faudrait ajouter que les «triades» hégéliennes sont une invention posthume à laquelle Hegel pas plus que Revueltas ne croient un instant, et que de telles «synthèses dialectiques» ne se produisent que dans la tête de Domínguez Michael.
12 Alain Badiou, Le siècle, op. cit., p. 83.
13 Alain Badiou, L'éthique. Essai sur la conscience du Mal, Hatier, 1993, p. 11 et 29.
14 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Payot, 1978, p. 12.
15 Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, Seuil, 1985, p. 86.
16 Voir Peter Brooks, The Melodramatic Imagination : Balzac, Henry James, Melodrama and the Mode of Excess, New Haven, Yale University Press, 1976.
17 Carlos Monsiváis, Amor perdido, Mexico, Era, 1982, p. 38.
18 G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l'Esprit, trad. Jean Hyppolite, Aubier, 1992, t. II, p. 187.
19 Alain Badiou, L'éthique, op. cit., p. 18.
20 Ibíd., p. 11 et 15.
21 Vicente Francisco Torres, op. cit. (cf. note 2), p. 142.