L’héritage du stalinisme n’est pas aujourd’hui notre principal problème. Quelles que soient les leçons que l’on puisse encore tirer sur ce qui est arrivé et pourquoi, ou sur les conséquences idéologiques et géopolitiques persistantes, l’avenir appartient à une génération pour laquelle le stalinisme et l’effondrement du communisme n’auront guère plus de sens que la chute de l’empire romain, et pour laquelle le socialisme est aussi étranger – ou du moins aussi lointain – que les croisades. Il ne s’agit pas de nier qu’existe dans les mouvements anticapitalistes un regain d’intérêt pour les principes socialistes et que certains peuvent même y adhérer. Mais, bien que nous vivions la crise capitaliste la plus profonde depuis la grande dépression, il n’y a paradoxalement jamais eu de moment dans l’histoire du capitalisme où la disparition et le remplacement du système par une autre forme sociale ait paru aussi invraisemblable. Jamais le capitalisme n’a été aussi peu confronté au défi, théorique et pratique, d’une puissante antithèse. Et nous avons atteint un point où son hégémonie n’a plus grand chose à voir avec le souvenir historique des crimes de Staline. L’alternative communiste n’existe même plus comme mauvais souvenir.
Il peut cependant y avoir un biais par lequel l’héritage du communisme trouble encore les eaux de nos débats. Il semble nous forcer à établir de claires distinctions – que Marx, soit dit en passant, n’a jamais faites – entre communisme et socialisme. Nous risquons alors de centrer notre attention sur les chicanes des conflits partisans plutôt que sur l’idée de socialisme alternative au capitalisme. Si la question est de savoir si les partis politiques devraient s’appeler communistes ou socialistes, les arguments varient évidemment en fonction des différents contextes nationaux, des différentes traditions politiques. Pour moi, la question a peu de chose à voir avec la nomenclature des partis, mais plutôt avec deux formes opposées de vie sociale : capitalisme et socialisme. En ce sens, je refuse d’édulcorer le mot socialisme qui est entré dans le vocabulaire politique, et je ne vois aucune raison impérative de traduire l’idée socialiste par le mot communisme si, pour des raisons historiques, il est chargé pour beaucoup de gens d’un sens négatif et affaiblit notre défi contre le capitalisme. C’est peut-être là une façon d’esquiver la question posée sur le sens et la pertinence du mot communisme, mais je le fais délibérément, avec la conviction que ce dont nous avons besoin, ce n’est pas une visite guidée de l’histoire des luttes des vieux partis, mais un défi socialiste au capitalisme contemporain.
Notre principal problème n’est donc pas l’héritage de ce que fut le communisme « réellement existant », mais l’hégémonie de ce qu’est aujourd’hui le capitalisme réellement existant. Face à cette hégémonie, les illusions que nous pouvons avoir nourries quant à une disparition imminente du capitalisme ne sont plus plausibles. Même si la crise actuelle est susceptible de ressusciter nos espérances, il est plus vraisemblable de penser que le capitalisme y survivra encore, quels qu’en soient les dommages. La perte de l’optimisme révolutionnaire est sans doute une mauvaise nouvelle, mais elle peut aussi avoir ses avantages. Le mouvement socialiste a plus souffert qu’il n’a gagné de la conviction que l’effondrement du capitalisme était au coin de la rue et que notre rôle de socialistes était simplement de chevaucher les forces irrésistibles de l’histoire en attendant l’inévitable transformation socialiste.
Pour des socialistes, se considérer comme les agents de lois transhistoriques peut présenter certains avantages pour les mouvements révolutionnaires engagés dans une lutte immédiate pour le pouvoir. Mais ce n’est guère utile pour les combats quotidiens réels. J’ai aussi tendance à penser que la conception du communisme, ou du socialisme, comme une étape – peut-être la dernière – dans la succession plus ou moins prédéterminée des modes de production viole la vision fondamentale de Marx et son rejet de la téléologie au profit de l’histoire. Mais ceci est une autre histoire. Il nous suffit ici de reconnaître que nous ne sommes pas des agents transhistoriques. Comme tout le monde, nous vivons un moment historique spécifique, et pour nous qui vivons ce moment spécifique, la stratégie politique la plus féconde est d’agir comme si le capitalisme n’allait pas disparaître de notre vivant. Nous pouvons espérer qu’il disparaîtra, et peut-être que l’histoire nous surprendra plus tôt que nous ne le pensons. Mais ce sur quoi j’insiste, c’est que pour développer au mieux les luttes ici et maintenant, nous ne pouvons pas miser sur le fait que le capitalisme est à l’agonie. Ce n’est en rien renoncer à l’aspiration à un changement révolutionnaire, ni à la lutte contre l’hégémonie capitaliste. Cela n’implique même aucune prédiction. C’est simplement récuser tout prétexte pour négliger ou minimiser la réalité des luttes ordinaires.
Cela veut-il dire que le concept de socialisme – ou de communisme – ne saurait signifier autre chose qu’une « utopie critique » ou « l’idée d’un autre monde », un type idéal en dehors et bien loin du monde dans lequel nous vivons ? Ou encore, une sorte de modèle de référence par rapport auquel nous pourrions définir ce que nous ne sommes pas et vers où nous souhaiterions aller, mais qui ne dirait rien quant à ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire ici et maintenant ? Il doit être possible de mobiliser l’idée socialiste, non seulement pour porter le coup de grâce au capitalisme en ses derniers moments, mais bien avant. Le défi consiste alors à formuler l’idée du socialisme de sorte à ne pas désigner seulement notre but final, mais à orienter les luttes immédiates. Cela ne veut pas dire que, à la manière des « révisionnistes », nous puissions établir le socialisme dans le capitalisme, mais que les luttes contre le capitalisme peuvent être orientées selon des principes socialistes, notamment en pensant le socialisme comme une redéfinition de la démocratie. Deux ou trois ans avant « l’effondrement du communisme », on m’a demandé de résumer mon point de vue sur les événements de 1989. J’ai alors écrit : « Peut-être que la principale leçon que nous avons à tirer de la chute du communisme, c’est que, alors que le capitalisme s’est montré capable de fonctionner sans démocratie, le socialisme ne le peut pas. Le socialisme est par définition une organisation démocratique de la société à tous les niveaux, du lieu de travail à l’Etat. » Cela me paraît toujours un bon point de départ.
Et cela implique, bien sûr, de reconnaître que les vices du « socialisme réel » en matière de démocratie ont eu un effet destructeur fatal. Mais alors que la gauche socialiste a souvent été trop loin dans le dénigrement de la démocratie sous ses formes « bourgeoises » ou « libérales », qui mettent l’accent sur les libertés civiques et la limitation du pouvoir d’Etat, il est aussi vrai que ces conceptions conventionnelles de la démocratie n’ont pas grand chose à voir avec les formes de pouvoir et de domination générées par le capitalisme. Il existe, sous le capitalisme, comme dans aucun autre système auparavant, une sphère économique distincte – formellement séparée du champ politique – avec son propre système de contrainte et de coercition, ses propres formes de domination, ses propres hiérarchies, hors d’atteinte des libertés démocratiques telles qu’on les conçoit généralement. Ses manifestions les plus évidentes sont le contrôle du capital sur le lieu de travail et son contrôle sans précédent du procès de travail. Mais il y a aussi les contraintes du marché par lesquelles le capital distribue le travail et les ressources. Ces contraintes de maximisation du profit et d’accumulation permanente du capital ne sont pas seulement une sorte de désordre psychologique ou moral. Ce sont d’authentiques impératifs systémiques et toutes les sphères de la vie qui tombent sous leur loi et leur force, toutes les sphères qui sont soumises à la marchandisation échappent à tout contrôle démocratique. Dans la sphère politique – où les gens agissent comme citoyens plutôt que comme travailleurs ou capitalistes – les gens peuvent exercer leurs droits de citoyens sans grandes incidences sur le pouvoir du capital dans la sphère économique. Même dans les sociétés capitalistes à forte tradition d’intervention étatique, les pouvoirs économiques fondamentaux du capital demeurent largement intacts malgré l’extension des droits démocratiques.
Donc, si le capitalisme a créé sa propre structure de pouvoir en dehors de l’Etat, nous devons trouver comment conceptualiser les droits et les libertés démocratique de telle manière qu’ils incluent aussi ces autres formes de pouvoir. C’est là le rôle d’une redéfinition socialiste de la démocratie qui peut avoir d’importantes implications politiques ici et maintenant. La condition fondamentale du système capitaliste, c’est l’exposition sans défense de tous les individus aux impératifs du marché – par la dépossession qui oblige les gens à vendre leur force de travail contre un salaire, par la privatisation des biens et des services qui s’interposent entre les individus et leur dépendance envers le marché. C’est pourquoi l’Etat-providence a été nécessaire pour sauver le capitalisme de ses propres démons. Mais, même si nous ne devrions pas, dans notre pureté ultra-gauche, nier la différence entre divers régimes capitalistes ou dédaigner les acquis des gouvernements sociaux-démocrates, redéfinir la démocratie ne se réduit pas à demander que les acquis sociaux de l’après-guerre détruits par le néolibéralisme soient restaurés. Il ne s’agit pas seulement de créer des filets de sécurité ou de réguler les marchés. Il ne s’agit pas seulement, non plus, si important que ce soit, de corriger les énormes inégalités engendrées par le capitalisme. Pour asseoir notre autonomie face au pouvoir étatique, mais aussi face au pouvoir du capital, il faut non seulement faire entrer la démocratie sur le lieu de travail mais aussi dans toutes les sphères de la vie dont elle est aujourd’hui chassée par les impératifs du marché. Il faut pour cela défier le pouvoir du marché et arracher à ses contraintes le plus de vie humaine possible, c’est-à-dire, en d’autres termes, démarchandiser les rapports sociaux.
La nécessité de démarchandiser le plus de sphère de vie possible peut sembler évident à des socialistes, mais cela fait une différence si nous pensons que la lutte pour la démocratie est elle-même en partie une lutte pour la démarchandisation. Identifier la démarchandisation et la démocratie contribue à faire de l’idée socialiste autre chose qu’une fantaisie utopique imaginée par des intellectuels de gauche et à la lier étroitement à des luttes concrètes. Cela peut donner un sens nouveau au principe luxemburgiste selon lequel les gens apprennent à lutter seulement au fil de leurs propres luttes. Ce principe fut formulé en croyant plus ou moins à l’imminence d’une révolution socialiste. Mais il vaut à plus forte raison si l’on pense que le chemin de la révolution est encore bien long. La perspective de démarchandiser la force de travail elle-même peut sembler hors de portée et, d’ici à ce que cela arrive, il y a certainement des limites à ce que l’on peut faire. Mais la lutte pour la démarchandisation peut commencer sans attendre, par exemple avec la bataille pour la santé publique aux Etats-Unis, ou la résistance collective aux expulsions de logements, ou celle contre la privatisation de l’eau en Bolivie, et surtout et partout les combats quotidiens pour les droits et les pouvoirs des travailleurs. Redéfinir la démocratie peut être le bon point de départ pour orienter ces combats vers le socialisme.
Ellen Wood. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56