Avec la disparition d’Édouard Glissant, c’est un de ces bouts d’archipel poétique qui « macayait » français en Martinique qui sombre en haute mer. On aurait tort d‘associer linguistiquement Glissant avec Césaire comme cette manie métropolitaine de tout lier au grand poète, dès que l’on parle littérature ou poésie. Soit, la Martinique est l’île francophone qui a donné le plus d’enfants à la littérature. Glissant est l’un de ceux-là. Si c’est un enfant de Sainte-Marie, cette commune où ne vont jamais les touristes car elle ne correspond pas aux clichés de la Caraïbe, c‘était surtout un enfant du Lamentin qui s’engagea pour l’indépendance tandis que Césaire basculait vers la départementalisation. Glissant a dépassé la négritude avec la créolisation. Et ce n’est pas rien que de reconnaître la langue des esclaves puis celle de tous les Ultra-marins comme une véritable langue, une langue première. La négritude s’est érigée contre l’impérialisme et le monde blanc. Elle a plongé ses racines en Afrique. La créolisation, elle, a projeté ses rhizomes sur le monde et a créé des ponts avec l’Amérique. Glissant est l’un de ces hommes qui, parti de Martinique, appartient au Tout Monde, cette notion qui exprime poétiquement son intention d’appartenir à une île, poussière d’archipel, où le mélange s’est fait dans la force, une extraction dont il part pour réenchanter les origines et pour dire sa vision internationaliste : « Mettre en apposition les diverses conceptions des humanités – ce que j’appelle une poétique de la relation – serait beaucoup plus profitable à tous ». Il a fait sien le concept deleuzien du rhizome, ou comment exister non pas à partir de ses racines, mais de ses liens. Glissant comme tous les poètes ressent le monde qu’il qualifie de « divers » comme une toile magique où la relation est le lien de l’humanité. L’œuvre de Glissant est singulière à plusieurs titres. Tout d’abord, elle se joue des disciplines : roman, poésie, théâtre, philosophie, arts plastiques sont autant de territoires traversés par ce penseur curieux et infatigable. Ensuite, et en cela elle tranche avec nombre d’autres entreprises, cette œuvre est radicalement, viscéralement inscrite dans le champ politique, ses questions et ses enjeux. En 1959, Édouard Glissant fonde avec Paul Niger, le Front antillo-guyanais. En 1960, il fait partie des 121 intellectuels qui signent la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. Les prises de position de Glissant lui vaudront d’être une des premières victimes d’une ordonnance qui, en 1960, permet d’expulser vers la métropole les fonctionnaires susceptibles de « troubler l’ordre public ». Enfin, l’œuvre de Glissant était surtout un prétexte pour des échanges et des discussions passionnantes avec un homme généreux, attentif et jamais avare de son temps pour celles et ceux qui ont eu la chance de partager ces moments de convivialité. De cette production littéraire immense et diverse, il est impossible de distinguer tel ou tel livre. En 2007, Édouard Glissant avait écrit avec Patrick Chamoiseau le salutaire manifeste Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ? (éditions Galaade & Institut du Tout-Monde), avant d’apporter son soutien au mouvement social de 2009 en Guadeloupe avec d’autres intellectuels antillais par le biais du Manifeste pour les « produits » de haute nécessité (même éditeur). Le dernier livre d’Édouard Glissant, La Terre, le feu, l’eau et les vents. Une anthologie de la poésie du Tout-Monde (Galaade, 2010), permet de saisir la profondeur d’une des belles paroles dont il avait le secret : « Rien n’est vrai, tout est vivant ». Christophe Goby, Patrick Saurin