La guerre d’Algérie n’a pas fini de hanter la mauvaise conscience hexagonale. Ce conflit colonial au cœur de la République, à tous les sens du terme, a profondément marqué le pays et pourtant son empreinte est restée longtemps quasi effacée de la mémoire collective, malgré la violence de ses drames (une quasi-guerre civile, la torture, etc.). Le cas du film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb, avec manifestations des réseaux pieds noirs et d’extrême droite, a souligné qu’il n’était toujours pas facile d’aborder certains épisodes (comme les massacres de Sétif), surtout de la part d’« ex-indigènes ». Cependant, alors que 2012 marquera le 50e anniversaire des accords d’Évian, durant en outre une année d’élection présidentielle, le risque s’avère grand de subir encore les fractures intactes entre les mémoires antagonistes et de les voir se prolonger de manière malsaine dans le débat public (on sait de quelle manière le Front national joue de la fibre revancharde et calque sa vision colonialiste sur les quartiers populaires et les populations issues de l’immigration, même si Marine Le Pen semble désormais privilégier le choc de civilisations aux rancunes anti-gaullistes désuètes de papa). De l’autre côté de la Méditerranée, la guerre d’indépendance devenue « révolution » s’est aussi mythifiée au service des rivalités claniques et demeure un des rares points de consensus national (la demande de pardon et de repentance offrant un subtile dérivatif aux problèmes de l’heure).
Or la recherche historique, comme le cinéma (à l’exception de RAS ou plus près L’ennemi intime), a mis du temps à s’emparer du sujet, au-delà des écrits polémistes et des recueils partisans (pour les anciens de l’OAS, il ne s’agit quasiment que d’une affaire franco-française). Benjamin Stora compte certainement parmi ceux qui ont le plus grandement contribué à déblayer ce champ de ruine. Associé à Tramor Quémeneur, l’originaire de Constantine propose donc de nouveau avec Algérie 1954-1962 : Lettres, carnets et récits des Français et Algériens dans la guerre, une indispensable contribution pour stimuler l’esprit critique, sous forme d’un bel ouvrage rassemblant près d’une centaine de documents d’époque.
Car il s’agit bien d’un beau – et effroyable tant le contraste des perceptions du conflit selon les communautés procure le vertige – livre. Pourtant, rarement un ouvrage n’aura à ce point mérité pareil hommage. Le pari de départ était d’ambition : raconter cette période par le biais d’une multitude de documents, photos et autres témoignages, reproduits souvent en fac-similé (ce qui restitue parfaitement la saveur douloureuse de l’époque). Il faut commencer par cela justement. L’immense qualité du labeur documentaire, du choix des textes ou encore de la mise à la disposition du public, d’archives dont l’accès reste encore trop souvent réservé aux spécialistes et autres universitaires (comme ce guide du « petit vocabulaire militaire d’arabe parlé » ou transpire la mentalité coloniale bien mieux que dans les discours des ministres).
De ce grenier imaginaire ressort bien sûr un processus de décolonisation (dont on mesure au fil des discours et des lettre, notamment de soldats des deux camps, les dimensions aussi bien militaires que culturelles). S’y immiscent également une multitude de batailles « fraternelles », dévorant la société française (les appelés, les insoumis, les partisans de l’Algérie française, la question institutionnelle, jusqu’au putsch, pour finir avec le départ des « Européens » et leur arrivée massive en métropole) et algérienne (la lutte entre FLN/MNA, etc.) , avec des lignes de partages fluctuantes (le cas d’Albert Camus ou de François Mitterrand). Enfin les « musulmans » (une désignation qui dans le contexte actuel doit donner à réfléchir), auxquels il est enfin donné la parole et la visibilité dans leur diversité (ALN, maquis, Harkis, simples civils et villageois déplacés). Ce documentaire sur papier, empilant ces fragments du passé, arrive ainsi à révéler les visages et les noms qui se cachent derrière la simple énumération des faits et des chiffres.
Nicolas Kssis