Tout le monde connaît désormais le nom de ce jeune Mohamed Bouazizi de Sidi Bouzid, qui s’est immolé le 17 décembre dernier, ne supportant plus la misère ni les humiliations quotidiennes. Et à partir de cette étincelle, c’est aujourd’hui l’ordre mondial qui est secoué. Mais cette étincelle n’aurait pas mis le feu à la plaine sans l’accumulation de luttes sociales et politiques qui remontent au moins à la révolte du bassin minier de Gafsa en 2008, et qui a autant marqué les esprits par la détermination des militants que par la férocité de la répression.
Il n’est pas possible ici de reprendre dans le détail les événements. Voici quelques points clés.
Une première période est constituée d’affrontements quotidiens au cours desquels les travailleurs et chômeurs se reconnaissant massivement dans le geste de Mohamed Bouazizi s’attaquent aux symboles de l'État (commissariats) et du pouvoir (en particulier les « stèles du 7 novembre », date du coup d'État de Ben Ali). Ces manifestations s’étendent rapidement à un grand nombre de villes, à partir du centre pauvre du pays, pour finalement atteindre la capitale. Les forces démocratiques et de défense des droits de l’homme, qui ont depuis des années mené un travail inlassable de résistance à la dictature, avec une place particulière des avocats, contribuent dès cette période à l’extension du mouvement. À Tala et Kasserine, deux villes du Centre, le nombre de morts augmente dramatiquement dans les journées du 6 au 9 janvier, soit trois jours après l’entrée en scène de la jeunesse scolarisée. L’armée reste globalement neutre, s’interposant même parfois pour protéger la population de la police. L’idée se répand qu’il vaut mieux mourir debout que vivre à genoux, retirant l’arme de la peur des mains des tyrans.
Ces affrontements ont un autre effet : au sein de l’UGTT, dont certains militants jouent tout de suite un rôle de soutien et d’organisation des manifestations, les équilibres basculent, l’opposition peut imposer un soutien aux manifestants (cf. article sur l’UGTT). La manifestation du 11 janvier, dans la grande ville industrielle de Sfax, marque un tournant : on passe d’émeutes à des manifestations de masse. Trois jours plus tard, après une immense manifestation à Tunis, Ben Ali s’enfuit.
En trois jours, la pression des masses tunisiennes a eu raison d’un premier gouvernement Ghannouchi, quasiment identique au gouvernement sortant (Ghannouchi était déjà Premier ministre depuis onze ans).
C’est également la mobilisation de la population dans les quartiers populaires qui a eu raison de la stratégie du chaos, arrêtant des hommes des milices RCD et les remettant à l’armée, alors que la police est quasi inexistante et participe souvent directement aux exactions.
Cette mobilisation provoque le remplacement des gouverneurs (équivalent de nos préfets). Dans de grandes entreprises, des dirigeants corrompus sont « dégagés » par les salariés, des maires par les habitants.
Les forces de gauche et d’extrême gauche, fragilisées et affaiblies par un demi-siècle de répression, s’organisent notamment dans le Front du 14 janvier qui joue depuis un rôle non négligeable dans l’organisation des mobilisations.
Après deux occupations de la Casbah – la place située sous les fenêtres du siège du gouvernement – la première ayant été dispersée de manière très brutale, de nombreux sit-in dans la plupart des villes du pays et une immense manifestation à Tunis le 25 février, la population obtient finalement le départ de Ghannouchi, le 27 février.
Le nouveau Premier ministre, exhumé de l’ère bourguibiste, a un lourd passé puisqu’il fut ministre de l’Intérieur à une époque où on torturait déjà les opposants. Il comprend néanmoins la nécessité de faire les concessions auxquelles se refusait son prédécesseur : dissolution du RCD (mais ses anciens dirigeants ont alors créé plusieurs « nouveaux » partis immédiatement légalisés), dissolution de la police politique (mais en fait, seuls 200 policiers sont concernés par cette mesure) et surtout annonce de l’élection d’une Assemblée constituante.
Ces concessions, même si elles ont une part factice, ont mis fin au sit-in de la Casbah (appelé Casbah 2). Mais le moteur de la révolution est toujours là : la population comprend que le RCD manœuvre pour préserver son pouvoir et gagner du temps, notamment pour effacer les preuves de corruption. Elle n’a que ce qu’elle a conquis : la liberté – fragile – d’expression et de manifestation. Liberté qu’elle compte bien employer pour changer sa situation concrète qui n’a pour le moment guère évolué.
Commission Maghreb du NPA