Dès sa naissance en 1946, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ne se limite pas à une action strictement revendicative, mais adopte une orientation nationaliste anticolonialiste. De son rôle majeur dans la lutte pour l’indépendance, elle conserve ensuite une capacité à mobiliser bien plus de salariés, d’étudiants, de militants associatifs, de citoyens que toute autre force. L’UGTT reste pour ces raisons un élément décisif dans les échéances politiques.
Alors que la base pousse vers l’autonomie face à l’État, la bureaucratie syndicale entend garder sa relation de partenariat avec le parti au pouvoir afin de préserver son appareil et ses privilèges. D’où une attitude équilibriste oscillant entre soumission et résistance au régime en place. D’où également certains traits proches de ceux de son allié/rival, le parti du Néo-Destour1 : hostilité à tout pluralisme syndical, structuration hypercentralisée, etc.
Depuis la fin des années 1960 et avec le développement rapide et massif de l’enseignement, une main-d’œuvre diplômée arrive en nombre sur le marché du travail. La syndicalisation rapide des fonctionnaires des services publics engendre une nouvelle génération syndicale plus politisée et plus ouverte aux idées de gauche et d’extrême gauche. La tendance vers l’indépendance vis-à-vis de l’État et du parti au pouvoir, la démocratie et la lutte de classe se développent surtout dans quelques fédérations du secteur public (enseignement, poste et télécommunications, transports, santé...), tremplin d’une opposition radicale connue sous le nom de « Gauche syndicale ». La grève générale de janvier 1978, réprimée dans le sang, a été la première confrontation ouverte et de masse entre l’UGTT et la police et l’armée.
L’UGTT a ensuite été périodiquement réprimée et partiellement démantelée. Mais à chaque fois la continuité a été assurée par une résistance clandestine encore plus radicale, et le pouvoir a dû reconnaître à nouveau la centrale syndicale et négocier avec elle.
Après le putsch de Ben Ali, en 1987, de nouvelles relations s’instaurent avec le pouvoir. Des moyens financiers considérables sont mobilisés pour corrompre des cadres syndicaux issus de la Gauche syndicale. Au nom de la priorité de la lutte contre le danger intégriste, certains se rallient à Ben Ali, facilitant l’instauration d’un régime policier qui finit par étouffer toute vie politique et sociale.
La nouvelle orientation officielle de l’UGTT est de passer de la culture revendicative décrétée « archaïque », à des relations entre « partenaires sociaux », menant des négociations « constructives ».
Une partie croissante de la base syndicale s’implique avec détermination dans le processus révolutionnaire initié en décembre 2010. Alors que le secrétaire général Abdessalem Jrad négocie un plan de sauvetage avec Ben Ali puis avec ses successeurs, des unions régionales et des fédérations entières se détachent de la position officielle d’équilibriste et de médiateur pour organiser et encadrer les mobilisations. De nombreux syndicalistes sont membres des structures populaires révolutionnaires, initiant les occupations, ainsi que les confrontations avec la police et les milices du régime.
Après la chute du dictateur, le 14 janvier, l’UGTT devient l’interlocuteur le plus crédible et le plus représentatif que doivent prendre en compte toutes les manœuvres de récupération menées par les restes du régime, l’armée, les USA et l’Union européenne.
C’est en grande partie sur l’attitude de l’UGTT que repose aujourd’hui la continuation ou pas de la révolution.
Dominant le « Conseil national de la protection de la révolution », la direction de l’UGTT a permis, jusqu’à maintenant, au gouvernement provisoire de se maintenir en place, au détriment d’une rupture révolutionnaire démocratique et sociale.
Relancer un processus révolutionnaire reposant sur l’auto-organisation des travailleurs, des jeunes, des femmes et de tous les citoyens, passe en partie par une confrontation avec l’appareil de l’UGTT. La révolution n’est pas finie, elle ne fait que commencer.
Mohamed Amami
- Le Néo-Destour a été renommé, en 1964, Parti socialiste destourien, puis RCD avec Ben Ali.