Le communisme ne fait plus recette et son sort semble scellé depuis la fin de l’expérience soviétique. A la terreur stalinienne et à l’immobilisme autoritaire de la période poststalinienne ont succédé l’échec de la tentative de réforme du système initiée par Gorbatchev – Perestroïka, Glasnost – et la restauration d’un capitalisme d’Etat autrement autoritaire. La liquidation du bloc socialiste et celle de l’Union soviétique, après la dislocation de l’empire, ont, en 1989-1991, reconduit la nouvelle Russie à des frontières bien plus étroites que celles de l’Empire du tzar Pierre le Grand, surtout après la défection de l’Ukraine et de la Géorgie. Pour beaucoup, le communisme pensé par Marx et le communisme historique qui s’est réclamé de lui sont soit censés avoir trouvé leur vérité dans un type de société totalitaire, soit s’être révélés une utopie inconstructible. Dans les deux cas, le communisme aurait fait la preuve de son impossibilité que celle-ci soit matérielle ou éthique. L’idée d’une tendance historique communiste s’est du coup effacée et se voit rejetée dans le passé, dans l’inactualité.
Et pourtant, en relation plus ou moins pacifique avec le socialisme, le communisme est l’une des trois idéologies qui ont structuré le monde moderne. Il a tenté une critique et un débordement du libéralisme dans le sens d’une socialisation égalitaire et il a fait pendant à une autre critique du libéralisme venue d’un bord opposé, le conservatisme, qui a entendu initialement défendre la tradition de l’Ancien Régime et ses élites. Le libéralisme, sous sa double version économique et éthico-politique, est demeuré en quelque sorte la pensée de référence. Comme le notait Benedetto Croce en 1930 dans son Histoire de l’Europe, c’est le libéralisme qui est la conception du monde centrale, en tant que religion laïque de la liberté, et c’est lui qui oblige ses critiques, extrêmes ou pas, de gauche comme de droite, à se définir par rapport à lui. La prévision de Croce était celle d’une absorption à terme du socialisme et du communisme, d’une part, et, d’autre part, du conservatisme au sein du libéralisme. En ces années marquées par la crise croisée du capitalisme et des démocraties libérales sous le feu du communisme stalinien et du nazi-fascisme, la prévision était hardie. Elle s’est réalisée encore davantage aujourd’hui où le libéralisme en ses diverses figures peut se faire social ou autoritaire, tout comme le conservatisme est contraint de se présenter comme libéral-conservatisme et le socialisme comme libéral-socialisme.
Et pourtant, malgré tout, il faut prendre la mesure du défi originel inscrit dans le communisme de Marx et d’Engels et de ce qui en est passé dans le mouvement socialiste d’abord, puis nommément communiste de 1917 à 1989, durant le siècle court. Le communisme historique à incarné sur moins d’un siècle le succès et l’échec de la plus grande tentative apparue depuis le christianisme, d’une transformation du monde qui a mobilisé initialement les masses dominées et humiliées. Né de la catastrophe de la guerre qui a opposé avec une sauvagerie alors inouïe les plus grandes nations du monde dit civilisé, le communisme s’est nourri de la critique de la capitulation qui a vu les grandes social-démocraties se laisser à la fois nationaliser et corporativiser par les élites capitalistes elles-mêmes nationalistes et impérialistes. Ce communisme a alterné, dans une tragédie désormais close, les engagements d’un idéalisme éthico-politique capable d’immenses sacrifices et des politiques cyniques qui ont justifié des crimes de masse.
Ce communisme-là ne peut être imputé à Marx qui a toujours lié libération des individus et libération de la société et qui visait une démocratisation radicale de la démocratie dans une association de libres producteurs. Toutefois, la complexité et l’équivocité de la critique marxienne de la société moderne ont pu autoriser des interprétations contradictoires tout comme elle a laissé irrésolues des contradictions théoriques, en les masquant dans l’enthousiasme raisonné produit par la foi en une rencontre de la critique théorique et de la pratique du mouvement ouvrier. Il faut donc éclairer historiquement, en cette époque de disparition de la notion et de son référent, la disjonction relative entre socialisme et communisme qui a conduit à manifester le communisme au sein de la nébuleuse du protosocialisme. Ensuite il importe de prendre la mesure de la conception du communisme chez Marx, de sa complexité, de son mouvement, de ses apories, au sein d’une œuvre immense et inachevée, et cela sans oublier Engels. Le devenir de l’idée communiste passe d’abord par le collectivisme socialiste de la IIe Internationale et ses divisions internes entre révisionnistes et orthodoxes, entre gradualistes et révolutionnaires. Mais c’est la Révolution bolchevique de 1917 qui assure l’avènement historique de la thématique communiste et pose sa différence avec le socialisme. A partir de ce moment, la théorie communiste est investie dans les problèmes de ce que l’on nomme transition révolutionnaire et elle ne fait pas l’objet d’une réflexion d’ensemble. Avec Lénine et la construction du socialisme en un seul pays, préparatoire au communisme internationaliste, le communisme historique trouve son banc d’essai, du succès initial à l’échec final, en passant par le stalinisme. Le refus de toute identification du communisme au bolchevisme et au stalinisme s’exprime dans la critique utopique du conseillisme et dans l’exaltation de la grève de masse de Rosa Luxemburg à Korsch et à Pannekoek. Dans le mouvement ouvrier européen, ce mouvement s’épuise rapidement. Seul Gramsci tente une reformulation à la fois réaliste et dynamique du communisme en tentant d’unir conseils et parti dans la stratégie de l’hégémonie, qui implique à la fois une refonte de la théorie de Marx et une réforme intellectuelle et morale. Mais cette refonte et cette réforme demeurent simple proposition sans effet politique. Elles semblent s’ouvrir une carrière avec la stratégie de front populaire, mais elles sont absorbées dans le transformisme des partis qui entendent se démarquer du soviétisme et se disent eurocommunistes, sans pouvoir innover vraiment. Une forme historique du communisme a vécu. Cela n’autorise pas toutefois à conclure à l’obsolescence de communisme. Le capitalisme mondialisé réalimente une tendance communiste au sein de l’être socio-historique. Toutefois la nouvelle figure du communisme demeure encore relativement informe. Elle est suspendue à tout un travail d’autocritique historique et d’invention théorique dans la recherche d’un bien commun respectueux de la pluralité humaine et capable de critiquer sa propre idéologisation en écartant tout fantasme de maîtrise.
Le communisme selon la IIIe Internationale
Lénine et la Révolution bolchevique
Dans le cadre de la IIe Internationale, la complexité du communisme marxien n’a pu être mesurée par les responsables politiques et les théoriciens des partis socialistes ou social-démocrates « marxistes » qui organisent de manière effective le mouvement ouvrier. Seule l’aile gauche socialiste a maintenu l’exigence proprement communiste tout en se satisfaisant initialement de la référence commune au socialiste. Ce sera Lénine qui réfléchira et imposera le recours au communisme en syntonie avec Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht dans le sillage de la révolution d’octobre 1917. Les mêmes théoriciens critiqueront la capitulation socialiste, précédés en cela par quelques rares penseurs comme Antonio Labriola. Le socialisme montrera ses limites de l’idéalisation du cadre national et étatique en ne pouvant pas éviter la catastrophe de la première guerre inter-impérialiste en 1914. L’internationalisme de la IIe Internationale se révèle aussi faible que le pacifisme libéral. La rupture de la Révolution bolchevique conduite par Lénine actualise les critiques de la gauche socialiste à laquelle Lénine appartient avec Radek, Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht, Trotski.
Lénine assure le retour explicite du communisme en en faisant la forme supérieure après le passage par le socialisme qui est la phase inférieure de la transition révolutionnaire. C’est lui qui depuis avril 1917 mène bataille pour le changement de nom du Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) et qui le fait accepter au VIIe congrès de ce qui est devient le Parti communiste (bolchevique), le PC(b), le 8 mars 1919. L’ancienne dénomination est « inexacte ». La révolution a dépassé l’ancienne notion de la démocratie, la « démocratie bourgeoise ». Elle a créé les conditions d’un nouveau type de démocratie dans la lignée de la Commune de Paris. Les masses peuvent envisager de « gérer l’Etat, de créer une force armée qui soutient l’ordre nouvellement existant », de dépasser l’expropriation des usines, du sol et des moyens de production, de ne pas se limiter au contrôle de la production et de la répartition des produits. La construction du communisme passe par tous ces objectifs qui définissent le socialisme. 2
Lénine a pris acte de l’épuisement du socialisme ; il a frayé une voie inédite qui a enchaîné l’un à l’autre le défaitisme révolutionnaire et la guerre civile ; il a redonné vie à la tendance internationaliste moribonde, ne serait-ce qu’en proclamant le droit des nations à disposer d’elles- mêmes, en soutenant les guerres anticolonialistes et anti-impérialistes. Il a enfin tenté de jeter les bases d’une expérimentation communiste. C’est sur ce terrain décisif qu’il a échoué.
Lénine a essayé, en effet, de réunir deux aspects contradictoires du mouvement historique : d’une part, sa puissance de résistance à la soumission réelle telle qu’elle s’est concentrée dans la politique impérialiste et militaire du tsarisme et, d’autre part, le culte de l’organisation extérieure avec ses mécanismes de délégation et de désappropriation. Le premier aspect innove, un instant du moins : c’est la création par les masses populaires des soviets de soldats, d’ouvriers et de paysans qui refusent de poursuivre la guerre, prennent le pouvoir et qui après la guerre tentent de se constituer en conseils de démocratie directe et d’organisation du travail, les conseils seule véritable institution inventée par le mouvement ouvrier. Le second aspect rétablit la continuité avec Kautsky et l’orthodoxie de la IIe Internationale ; et c’est la conception de l’organisation, du parti. Il ne faut pas oublier l’efficacité de cet appareil qui a su, sous Lénine, diriger une entreprise hors du commun. Mais il demeure que le parti se veut le fondateur de la conscience ouvrière par l’intervention d’éléments extérieurs. Il est supposé être le dépositaire de la théorie, de la capacité d’analyser de manière objective le mouvement historique et de la pratique. Il doit savoir interpréter et déchiffrer la situation réelle des masses. Le parti ne peut pas ne pas représenter la classe. La question critique est alors : Qu’est-ce que respecter la classe ? Comment la respecter de bonne manière ?
Le parti a donc une double détermination sous laquelle ont agi tous les partis communistes. Il est à la fois une fraction de la classe ouvrière et l’incarnation d’une conscience qu’il faut apporter de l’extérieur à la totalité de la classe. Il doit perpétuellement se lier à des masses dont il est censé être issu. L’équivoque de cette dualité s’est révélée dans le sort réservé à ce qui a été le point significatif du léninisme, la question du contrôle ouvrier. Les soviets ont été salués comme l’invention de la révolution d’Octobre. Élus par leur base et responsables devant elle, ils entendent exercer leur contrôle sur les activités économiques et en même temps exercer le pouvoir politique. Il s’agit pour l’Etat des soviets de garantir l’unité et l’unicité de l’appropriation sociale. L’Etat et la Révolution, en se rattachant à la Commune de Paris, soutenait la convergence d’action entre l’Etat révolutionnaire et les conseils. Livré à lui-même, l’Etat reproduit, avec la coupure entre gouvernants et gouvernés, la coupure entre les travailleurs et les moyens de production en lesquels le capital se matérialise. Seuls les soviets dégénèrent en unités anarchisantes séparées les unes des autres. Le contrôle ouvrier sur la production et le commerce exige donc une médiation. Lénine la cherche dans un nouvel appareil d’Etat, l’appareil économique du Vezenkha. Il s’agit du Conseil supérieur de l’économie nationale qui réunit les banques et les organismes de statistiques. Il combine les uns aux autres les fonctionnaires nommés, les représentants des soviets et les syndicats nouvellement promus au rang de défenseurs des travailleurs et d’école du socialisme. 3 Face à la désorganisation de la production, les comités d’usine se révèlent impuissants. Lénine juge nulle la capacité des travailleurs à contrôler le procès de travail et renvoie à des jours meilleurs leur formation. Il lui faut alors séparer le travail politique général et la direction du procès de travail. Les directeurs d’usine sont nommés et mis en tension avec les commissaires politiques. En même temps la discipline du travail est restaurée avec l’introduction du taylorisme et la réduction de toute démocratie directe. Le nouvel appareil économique d’Etat est une synthèse impossible puisqu’il entend préserver des formes d’intervention active des travailleurs tout en maintenant, superposé et dominant, l’Etat. Les éléments de communisme sont vite recouverts par une sorte de capitalisme d’Etat au sein d’un mode de production hybride inédit témoignant à la fois de la spécificité russe, immense pays agricole et analphabète, de l’arriération des masses et de capacités effectives à affronter la désorganisation de la production, la guerre civile, à assurer un minimum de services publics et sociaux pour ces masses, tout en les industrialisant durement.
Lénine a tenté, sans y parvenir, toute sa vie durant de maintenir une dialectique entre centre organisateur et spontanéité populaire ; mais chemin faisant c’est l’organisation qui refoulé la spontanéité. Le devenir de la liberté politique témoigne de cette parabole descendante. Le centralisme démocratique prend des formes de plus en plus dictatoriales qui culminent en 1921 lors du Xe congrès. La pluralité politique est niée outre mesure. Les autres partis qui ont fait la révolution, notamment les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, sont interdits et font l’objet d’une répression sévère. A l’intérieur du parti, les débats sont limités afin de maintenir l’unité partidaire ; les fractions sont condamnées et sont suspectées de représenter à l’intérieur du mouvement révolutionnaire et de son parti le point de vue des forces sociales et politiques contre-révolutionnaires à éliminer. A la fin de sa vie, en mars 1923, Lénine fait le bilan de la construction de la nouvelle société et ce bilan est négatif. L’appareil d’Etat soviétique est jugé homologue à celui du passé tsariste. Il ne dispose même pas d’une bureaucratie compétente, ce qui oblige à susciter la participation des experts ou « spécialistes bourgeois ». Mais il n’en appelle pas aux masses, mais aux meilleurs des militants dans l’article « Mieux vaut moins mais mieux ». La « Nouvelle politique économique » (NEP) réhabilite partiellement l’initiative économique privée mais ne parvient pas à rendre possible une révolution culturelle pour sortir les masses de leur condition.
Le but du communisme se maintient mais il est perpétuellement différé en raison de circonstances que Lénine justifie. La tenaille de la contradiction se referme. Lénine sait que la violence ne peut pas obtenir ce qu’il nomme une direction hégémonique du bloc de classes. Celle-ci exige un compromis avec les couches structurant l’appareil de production, ainsi que le précise un texte de 1920. « Les révolutions précédentes échouent parce qu’elles ne pouvaient pas se gouverner selon une dictature rigide, avec la violence seule. La dictature seule ne peut pas gouverner. On ne peut gouverner qu’en assimilant toute l’expérience industrielle technique du capitalisme progressif et en mettant à son service les hommes qui le représentent ». 4 En 1923, les notes dites « Testament de Lénine » reconnaissent l’échec de toutes les tentatives de rectification. « Ou bien nous démontrons que nous avons appris quelque chose de l’Etat, ou bien nous démontrons que nous n’avons pas de maturité et alors il ne vaut pas la peine de nous consacrer à notre œuvre ». La prise de contrôle du parti et de l’Etat par Staline consacrera l’échec du contrôle ouvrier voulu par Lénine et jugé impossible dans les conditions historiques données. Désormais le dépérissement de l’Etat, la cessation de la soumission réelle des travailleurs reculent dans le lointain. La socialisation se fait étatisation et nationalisation sous la dictature du parti. L’organisation devient objet d’un culte et incarne l’universel. De ce point de vue, le communisme historique ne dépasse pas le socialisme.
Staline aggrave la dictature en lui faisant franchir le pas de la répression de masse, en rendant plus oppressant le goulag des camps de travail forcé qui sont des camps de mort, déjà mis en place sous Lénine. L’URSS obtient néanmoins des succès économiques qui impressionnent les occidentaux dans les années 1930, qui sont celles de la grande crise capitaliste. Les plans quinquennaux réalisent une sorte d’accumulation primitive, assortie d’un effort réel d’alphabétisation. L’idée communiste est énonçable comme perspective lointaine et se renforce des succès relatifs du socialisme dans un seul pays. Cette planification a fait l’objet d’un fétichisme indu en ce qu’elle na pas été une planification digne de ce nom, en ce qu’elle aurait dû identifier les priorités sans négliger les objectifs de l’économie populaire, alors qu’elle s’est concentrée sur l’administration de l’industrie en temps de guerre, guerre imposée par les grandes puissances. Les objectifs prioritaires ont exigé de sacrifier tout le reste. S’ils se justifiaient durant ce temps, ils ont été à l’origine, après la victoire sur le nazisme, des déséquilibres cumulatifs. Les plans quinquennaux n’ont été que des indicateurs consignant chiffres et desiderata et ils ont été contraints d’accepter des formes de marché sauvages, tout en se constituant en éléments essentiels de la propagande. L’URSS a néanmoins fasciné parce qu’elle a pu se présenter comme cas tangible de système alternatif au capitalisme, le premier dans l’histoire. La victoire de 1945, la constitution du bloc socialiste soutenant l’ondée des mouvements de libération ont pu faire croire que ce système hybride conservait, malgré les démentis, l’idée communiste révolutionnaire. L’implosion de système a achevé de détruire ce mythe de l’URSS seul autre possible dans l’histoire de l’émancipation. Aujourd’hui, l’analyse de ce qu’a été réellement l’URSS demeure encore ouverte et ne peut se limiter à la problématique des deux totalitarismes ennemis. Quoi qu’il en soit, ce mixte d’industrialisation autoritaire, de tradition russe d’absolutisme d’Etat, la rapidité de cette énorme transition historique ont fait pour victimes premières la profession de foi communiste et le dynamisme initial propre au nouveau système.
En définitive, deux orthodoxies rivales se sont accordées en pratique pour faire de l’Etat le sujet révolutionnaire. Toutes deux sous des formes différentes se sont subordonné les producteurs en fusionnant la direction politique et l’appropriation économique. Le communisme historique soviétique est allé plus loin en ce sens. Condamné longtemps à décréter l’état d’urgence en raison de la situation internationale défavorable, il a fini par remettre en cause les libertés politiques fondamentales de réunion, d’association, de pensée, par nier la pluralité et le droit des minorités politiques. Il s’est effondré sans résistance effective sous l’évidence reconnue d’avoir dégénéré en mythe. De son côté, le socialisme démocratique a certes maintenu et quelquefois défendu les libertés, mais il a laissé intacte la soumission réelle et n’a été réellement réformateur que durant la période où il était en concurrence avec son frère ennemi. Il n’a pu davantage faire bloc contre la restauration capitaliste. Il est aujourd’hui absorbé comme libéral-socialisme, et ne croit plus en son propre mythe.
La survie de l'idée communiste dans le socialisme de gauche et le communisme conseilliste
Et pourtant l’idée communiste a eu d’autres porteurs que Lénine et ses amis. Il serait équitable de traiter des oppositions russes à Staline, notamment de Trotski et de Boukharine, mais leur problématique reste intérieure au marxisme de la IIIe Internationale et leur apport s’inscrit surtout dans l’élaboration des questions de stratégie dans la transition russe. La discussion est politique et économique et elle a pour objet ce qu’il convient de faire. L’idée communiste n’a pas été leur thème et ce en raison de la conjoncture. La situation est différente pour les théoriciens militants de la IIe et de la IIIe Internationales qui ont maintenu le cap sur la spontanéité des masses populaires et sur l’exigence de démocratie radicale. Il s’agit des socialistes de gauche, tels Rosa Luxemburg, Paul Levy et Karl Liebknecht et des communistes conseillistes comme Karl Korsch et Anton Pannekoek.
Rosa Luxemburg, adversaire résolue du révisionnisme comme de l’orthodoxe attentiste au sein de la social-démocratie allemande de la IIe Internationale, salue la révolution réussie d’octobre 1917 comme elle avait l’avait fait pour la révolution manquée de 1905. Elle défend contre Kautsky l’initiative de Lénine et des bolcheviques qui a su capter la poussée démocratique brute de la société russe, qui a su interpréter la crise finale du tsarisme et traduire l’aspiration à des institutions de nouvelle liberté. Elle voit dans la percée de 1917 la concrétisation de sa critique du réformisme et de l’opportunisme de la social-démocratie allemande. Elle anime l’opposition de gauche après la défaite de 1918 et elle est une des fondatrices du Parti communiste allemand (KPD). Tout comme elle avait fait en 1905 de la grève de masse le moyen révolutionnaire adéquat qui supplante la seule action parlementaire, elle voit dans l’émergence des conseils les germes d’une démocratie de base à la fois politique et sociale. Elle peut, sur la base de la reconnaissance de cet apport russe, critiquer très tôt les périls du centralisme autoritaire, les mesures dictatoriales contre-productives que sont la dissolution par la force de l’Assemblée constituante élue au suffrage universel, la répression.
Comme le dit un article de 1904 « Problèmes organisationnels de la social-démocratie russe », le parti doit se construire comme représentant des mouvements internes de la classe ouvrière. Toute discipline de caserne se condamne à stériliser l’activité autonome du prolétariat. Tout se joue sur la participation révolutionnaire des ouvriers. L’on peut, certes, critiquer l’idéalisation quasi mystique des masses, mais Rosa a l’immense mérite de souligner la subordination du parti qui est un moyen nécessaire à l’activité populaire qui est déjà une présence du but. La révolution de 1917 confirme la pertinence de cette analyse. Si la Révolution russe porte en elle la promesse d’un salut pour la civilisation occidentale gangrenée par la guerre, il lui faut viser sa propre mondialisation sans laquelle elle est vouée à l’isolement et à la défaite totale. Un texte d’octobre 1918 « La Révolution russe » critique les mesures antidémocratiques, comme la dissolution de l’Assemblée constituante, et les bolcheviques sont comparés aux jacobins français. La suspension révolutionnaire des libertés doit être réduite au minimum, voire évitée. C’est bien la terreur révolutionnaire de Lénine et de Trotski qui est en cause.
Le socialisme-communisme ne se construit pas par la terreur. Il est une construction en devenir qui ne dispose d’aucun savoir a priori et qui ne peut se développer que dans une expérience et celle-ci ne peut être que celle de la démocratie de masse en acte. « La nature du socialisme fait qu’il ne peut être octroyé ou interdit par oukase. Il présuppose une série de mesures coercitives contre la propriété. On peut décréter l’aspect négatif, la destruction, mais on ne peut décréter l’aspect positif, la construction. Terre neuve, mille problèmes. Seule l’expérience permet des corrections et l’ouverture de nouvelles voies. En excluant la démocratie, la vie des Etats à liberté limitée tarit les sources vivantes de toute recherche et de tout progrès intellectuel ». « La seule voie qui conduit à une renaissance est l’école même de la vie publique, une démocratie très large sans la moindre limitation de l’opinion publique. C’est justement la terreur qui démoralise. » 6 Si la révolution s’identifie à la terreur en interdisant les tendances internes, en suspendant les libertés politiques. Non seulement elle régresse par rapport aux révolutions bourgeoises, mais elle se barbarise. Socialisme ou barbarie, telle est l’alternative selon laquelle Rosa Luxemburg pense la situation historique ; mais elle ne peut s’empêcher d’évoquer la situation menaçante d’un socialisme barbarisé en lutte contre la barbarie.
Cette argumentation converge partiellement avec la critique immédiate que l’orthodoxie social-démocrate avec Kautsky adresse au bolchevisme. Il serait toutefois erroné de confondre les deux critiques. Le théoricien le plus en vue du marxisme se situe du point de vue libéral d’une démocratie républicaine constitutionnelle, non pas de celui d’une démocratie de masse. Rosa soutient la perspective d’un communisme par la démocratie et dans la démocratie où les masses populaires interviennent constamment. Cette intervention n’a pas eu lieu en Allemagne où la social-démocratie a écrasé dans le sang le spartakisme et assassiné Rosa Luxemburg sans que ces masses tant invoquées interviennent pour empêcher le meurtre d’une des figures les plus nobles du mouvement socialiste et communiste.
Lénine répondra en 1921 avec virulence, dans Le Gauchisme, maladie infantile du communisme, à ces critiques qui sont en Russie même et ailleurs reprises par des communistes de gauche, ces défenseurs du mouvement des conseils. Par-delà la violence de la réponse, Lénine soulève des problèmes stratégiques que Rosa Luxemburg laisse pendants. Le respect de la démocratie implique-t-il, en effet, de courir le risque de remettre le pouvoir fraichement conquis aux adversaires de classe ? Quelles institutions positives élaborer pour garantir tout à la fois la pluralité politique et le socialisme ? Comment affronter la question paysanne en particulier, vitale pour la continuité du processus, si on ne dispose pas de ressources permettant d’obtenir le consensus ? On connaît la réponse des bolcheviques et surtout celle de Staline qui consiste à supprimer la question. L’idée communiste sous sa version démocratique radicale après 1917 est donc soutenue par les communistes conseillistes qui s’en prennent à la violence d’Etat et à la dictature et qui sont réduits à l’état de minorité vouée à la marginalisation. Le conseillisme de l’opposition de gauche en URSS ne peut pas faire souche. Son refus de passer des alliances avec une paysannerie désireuse avant tout de développer la propriété privée et hostile à la révolution le conduit à faire de l’unification du prolétariat la tâche principale.
L’organisation de la scission du prolétariat est essentielle. Lénine leur reproche, non sans raison, de manquer la question des alliances et de réduire la culture à un ouvriérisme. Si la réponse a sa pertinence, la solution donnée à la question passera par les grandes violences contre les koulaks et contre les dissidences ouvrières. Cela dit, en ses meilleurs représentants, comme Pannekoek, Gorter, Matrick, le conseillisme a eu le mérite de maintenir l’idée d’un communisme antiétatiste et antibureaucratique. Il réaffirme la priorité du mouvement de masse et dessine la tâche du parti dans la formation d’une élite consciente non bureaucratique. 7 Ce mouvement, rejeté par les socio-démocrates et combattu par les bolcheviques, est vite réduit à l’impuissance et ses animateurs finiront tous en soutenant la thèse de l’URSS comme capitalisme d’Etat.
Et aujourd’hui ? Faut-il choisir entre les diverses formes douces de disparition de l’idée communiste et l’utopie critique ? Une voie étroite s’ouvre pour sortir de ce dilemme. La brutalité et le nihilisme de la mondialisation capitaliste qui met le monde en abîme ou le transforme en non monde pour des millions d’humains peuvent permettre, en effet, de repenser l’idée de communisme par-delà tout fantasme de maîtrise et toute illusion de transparence en reprenant de manière autocritique la thèse humaniste de l’autoproduction de l’homme. Il ne s’agit plus de dénier les rapports de dépendance à la nature, de s’imaginer dissoudre une fois pour toutes l’opaque résistance des rapports sociaux dans le contractualisme qu’il soit central ou interindividuel ou dans une retour à la fusion communielle de la communauté. La pensée qui se veut radicale aujourd’hui tend cependant à remplacer la perspective du communisme, trop équivoque et compromise, par celle d’une démocratie radicale fondée sur l’« égaliberté ». Elle retrouve l’inspiration du républicanisme social de la Révolution française et réévalue positivement le grand libéralisme de Locke ou de Stuart Mill. Dans une conjoncture historique marquée par l’apartheid néocapitaliste et l’hégémonisme impérial, dans une société multiculturelle où les violences nationalistes, sexistes, ethniques et racistes sont une constante, il est plus qu’utile de soutenir le droit de tous et de chacun d’avoir des droits, d’être traité partout comme un citoyen du monde. Il est salutaire de sauver l’idée de monde public et de respect des singularités, de décliner l’appartenance au même monde dans le registre d’un cosmopolitisme. La démocratie radicale rencontre toutefois sa limite aux portes des usines et des entreprises. Si la perspective d’une libération du travail nécessaire et d’un rapport autre au temps libre dans une activité compatible avec la vie sur la planète n’est pas prise en compte, la démocratie perdra toute radicalité et dégénérera en régime. C’est à sa limite que la démocratie radicale se heurte. Il lui reste à mener le combat contre la soumission réelle des pratiques par le capital. Il lui reste à se laisser tourmenter productivement par la question communiste du vieux et inépuisable Karl Marx. Si le communisme implique la démocratie radicale, celle-ci est inachevée et inachevable lorsqu’elle se détache du communisme.
C’est de l’intérieur des périls extrêmes que produit la mondialisation capitaliste, que la tendance communiste peut être pensée à nouveau. Elle se manifeste négativement comme exigence d’interruption des processus de production de l’humanité superflue (par famine et par guerre), du gaspillage de la production et du gâchis du temps libre potentiel pour le développement humain, de l’arrêt de la dévastation écologique. Positivement elle se présente comme une culture de l’être en commun, du bien commun, comme une culture de la lutte contre la soumission réelle du travail et la recherche d’alternatives. La difficulté théorique majeure est de déterminer comment remplacer une économie et une politique de l’illimitation – celle d’une production orientée sur le profit infini du capital – par une économie et une politique de la finitude positive. Sans prétendre mettre un terme à l’indéfinie transformabilité des facultés humaines, sans imposer des bornes a priori, un communisme de la finitude positive aurait à orienter cette production selon une mesure réglée par la satisfaction des besoins les plus pressants et par le devenir actif ou acteur des masses ou multitudes subalternes. Comment penser cette puissance en la déconnectant du processus aveugle de destruction-production du capitalisme liquide ? Comment la penser en ses justes limites et inventer une sagesse de la mesure au sein même de l’indéfinité du devenir ? Hic Rhodus, hic salta !
André Tosel. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56
Notes
1 Version remaniée d’un article à paraître dans W.F. Haug (dir.), Historisches Wörterbuch des Marxismus, Hambourg, Argument, 2008. Une version longue de cet article est disponible sur le site du séminaire « Marx au XXIe siècle » : <www.semimarx.free.fr>.
2 Lénine, Œuvres complètes, Paris et Moscou, Editions sociales et Editions du progrès, 1958, t. 25, p. 136.
3 Lénine, op. cit., t. 32, p. 97.
4 Lénine, op. cit., t. 21.
5 Rosa Luxemburg, Œuvres politiques, Paris, Maspero, 1960, t. 2, p. 82.
6 Rosa Luxemburg, op. cit., p. 54.
7 Pannekoek, « La Révolution bolchevique et la tactique communiste » in Massimo Salvadori, L’utopia caduta. Storia del pensiero comunista da Lenin a Gorbacev, Bari, Laterza, 1991.