En 1934, proscrit par les nazis, Max Ernst publiait à Paris un « roman » tout en images. Seulement exposées de son vivant, en 1936 à Madrid, avant la guerre civile, les planches originales de son brûlot sont visibles ces jours-ci au musée d'Orsay à Paris.
Reconnu sur le tard comme un génie de la peinture du xxe siècle, ou plutôt de « l'au-delà de la peinture » selon ses propres termes, Ernst (1891-1976) était, dans les années 1920-1930, un immigré clandestin survivant à Paris de minces emplois et de rares ventes de tableaux. Interné en 1939 comme « ressortissant de l'Empire allemand » par les autorités françaises, il ne reçut de permis de séjour qu'au moment d'échapper à la Gestapo et de gagner les États-Unis! Pourtant, s'il avait fui l'Allemagne, c'était à cause de « la grande saloperie », la guerre et la vie militaire subies jusqu'à la lie, sa famille comme sa ville (Cologne) gluantes de catholicisme et, de l'autre côté des frontières, l'appel de Dada d'abord puis du surréalisme. En 1919, il mettait au point sa méthode du collage; en 1925 celle du frottage; en 1931, celle des coulures interprétées; en 1934, celle de la sculpture en taille directe, etc.
Dernier de ses trois « romans-collages » (La Femme 100 têtes, 1929; Rêve d'une petite fille qui voulut entrer au Carmel, 1930), Une semaine de bonté (1934) est le plus volumineux, le plus offensif et le plus dérangeant. On le constatera au musée d'Orsay (jusqu'au 13 septembre) comme sur les excellentes reproductions du catalogue, Ernst s'est effacé derrière une technique ébouriffante d'invisibilité, sans trace de colle ni de ciseaux, pour finir de liquider « la légende du pouvoir créateur de l'artiste » et rendre l'art à tous. On verra surtout que « la plus noble conquête du collage », comme il a dit, « c'est l'irrationnel », comme dans L'Âge d'or de Buñuel, où le peintre jouait un capitaine de brigands. Mais cela ne suffit pas à résumer son « roman », contre-pied de la Genèse qui renverse le récit biblique de la création en la faisant partir de l'enfer contemporain le plus proche, un dimanche, pour dessiner, le samedi suivant, tout un avenir d'émancipation.
Les vieilles gravures du xixe siècle corrigées par Ernst figurent d'abord un monde suranné et mortifère à dénoncer et à transformer, mais parfois aussi des événements (ignorés par le catalogue) qui l'avaient frappé: exécution publique devant la prison de la Santé, démolition de vieux immeubles parisiens, allusions au « jeudi noir » de 1929 et plus largement aux « résistibles ascensions » fasciste et nazie. Néanmoins, rappelait Ernst en 1935, s'imposer un sujet, « fût-il le plus subversif, le plus exaltant et le traiter d'une manière académique, ce sera contribuer à une œuvre de faible portée révolutionnaire… Le contenu idéologique – manifeste ou latent – ne saurait dépendre de la volonté consciente du peintre ». D'où la réussite de ces collages, dont l'intérêt rétrospectif ou historique n'éclipse en rien la portée actuelle, puisqu'ils traitent de mythes sociaux ou familiaux toujours vivaces et oppressants, si longtemps après les « années noires ».
Gilles Bounoure