Ne serait-ce pas un signe des temps actuels, appelant l’interprétation à lui seul, que le récent regain d’intérêt pour les écrits de Victor Serge (1890-1947), marqué par une bonne douzaine de rééditions aujourd’hui disponibles en librairie ? À côté des historiens ou des passionnés des événements relatés comme acteur ou comme témoin par cet infatigable militant, et de ses lecteurs qui l’admirent aussi comme écrivain, il y a, plus nombreux à le lire certainement, tous ceux qui s’interrogent sur l’avenir d’un projet révolutionnaire obéré par le nombre et l’ampleur de ses défaites successives. Qu’on l’aborde de ce point de vue ou des précédents, la « nouvelle édition » des Carnets due à Claudio Albertani et Claude Rioux est d’un intérêt exceptionnel. Ils ont retrouvé dans les archives de Laurette Séjourné, la dernière compagne de Serge, des centaines de pages manquant aux éditions précédentes et retraçant l’essentiel de sa vie intellectuelle et militante dans son exil mexicain (à partir de 1941) où le surmenage, la pauvreté et le mal d’altitude l’amenèrent à une mort prématurée. Ils ont muni leur publication de notes, d’appendices et d’index permettant aux novices comme aux spécialistes de se repérer dans la multitude des sujets brassés dans ces Carnets où Serge consignait pour lui seul des matériaux en vue de publications futures, plus à la manière des Log-books de Valéry qu’à celle des Cahiers de Stendhal, quoique « littérairement » un peu des deux s’y retrouve. Causes probables et suites prévisibles de la Deuxième Guerre mondiale, inflexions à apporter au projet révolutionnaire du fait des dévoiements et des crimes staliniens (dont ce volume livre des échantillons effarants), développements technologiques rendant obsolètes maints outils d’action politique, ne forment que quelques-uns des thèmes rendant la lecture de ces vieux Carnets des plus utiles pour les militants d’aujourd’hui. Gilles Bounoure