Entretien avec le journaliste Daniel Mermet à l’occasion du trentième anniversaire de « Là-bas si j’y suis », émission culte de France Inter devenue site internet https ://la-bas.org.
Lorsque tu démarres « Là-bas si j’y suis » il y a 30 ans, tu penses que c’est une émission qui va durer des décennies ? À quoi penses-tu quand tu vois le chemin parcouru ?
Non, on ne s’imaginait pas que ça allait durer 30 ans, et d’ailleurs on n’avait pas une intention très claire au début. C’est au fil des reportages que cela s’est construit. Le premier gros truc, ça a été la chute du Mur. On est allés assez vite, au milieu de la liesse générale, vers les dissidents, ceux qui avaient des projets de « troisième voie », ce genre là. Ça avait beaucoup choqué la rédaction de France Inter à l’époque, qui trouvait qu’on était des rouges-bruns, alors qu’en fait on était juste une dissonance. Et on a persisté dans cette dissonance, pendant 25 ans sur France Inter et depuis maintenant cinq ans sur le net.
Pendant 25 ans sur France Inter, on a été les seuls avec cette ligne éditoriale, qui a été construite peu à peu, et qui s’est rapidement avérée être « anti-néolibérale », même si ce ne sont pas vraiment les termes qu’on employait à l’époque, qui ait tenu aussi longtemps et pour un aussi large public. On n’a évidemment pas inventé cette manière de voir, on n’était pas les seuls, mais on a réussi à montrer que sur Radio France un autre journalisme était possible, dans des conditions pas toujours évidentes, avec les bagarres, les ruses, les compromis…
Mais dans le cadre du service public.
Oui ! Une radio de service public, c’est-à-dire un fonctionnement génial : l’argent de la redevance, pas trop de pub même s’il y en a de plus en plus, donc un budget autonome, et un but qui n’est pas le profit. Radio France aujourd’hui, c’est 15 millions de personnes qui sont concernées chaque jour, donc une entreprise culturelle très puissante, mais qui n’a pas le profit pour but. La télévision publique ce n’est plus la même chose, ils ont besoin de la pub, la plupart des productions sont faites à l’extérieur, nous ce n’était pas le cas. Donc, au moins en théorie, tu peux encore en faire quelque chose sur le plan éditorial.
Mais il y a une sorte de bourgeoisie culturelle, on pourrait dire, qui a complètement confisqué ce service public de radio, notamment sur France Inter, où tout ce qui concerne le grand public, les classes populaires si on peut dire, est complètement réduit à la portion congrue. Les humoristes ont le droit de faire les rigolos, d’être critiques, il y a des émissions bien faites certes, mais plus rien comme ce que l’on faisait, qui n’était pas avant-gardiste ou « radical », mais grand public et ancré dans une histoire, celle de la gauche à la française. Il y a eu « Comme un bruit qui court », avec Giv [Anquetil], Antoine [Chao] et Charlotte [Perry], des anciens de « Là-bas » qui ont continué de faire un très bon boulot, mais sur une case le samedi après-midi, et au bout de cinq ans ils ont été sortis.
Mais pourtant vous faisiez de l’audience avec « Là-bas ».
Oui, et c’est ça qui a emmerdé la direction. Ça a été un succès d’audience tout le long, avec une moyenne de 500 000 personnes par jour, y compris quand ils ont décalé l’émission en 2006, à la veille des élections de 2007 et surtout après le référendum de 2005. On les avait beaucoup agacés alors, parce qu’on avait soutenu le « Non » et pas eux, la direction et la rédaction en général. Donc ils nous ont collés à 15 h, au lieu de 17 h, donc sur une tranche de l’après-midi où c’était mort, 150 000 auditeurs, et on a remonté cette tranche, avec 700 000 personnes à 15 h, un score qu’ils n’ont jamais refait depuis. À l’époque on disait aux auditeurs : « Arrêtez de nous écouter, on va se faire virer ». Et c’était un peu vrai. C’est toute cette histoire qu’on veut raconter et défendre à l’occasion des 30 ans, on n’a pas envie que ça disparaisse, et on se doute bien que ce ne sont pas eux qui vont le faire à notre place…
On parle quand même de 6 000 émissions, que je ne vais pas résumer ici ! Mais pour raconter cette histoire, on fait un truc sympa, demander aux gens quelles sont les émissions qui les ont marqués, et on a eu des très bons retours, des choses vachement sympa. Pour beaucoup de gens, ça a été aussi une belle histoire, qui a pu les marquer, des découvertes, des gens pour qui ça a été une université, ce dont on ne se rend pas forcément compte quand on le fait.
Et il faut souligner autre chose : le journalisme dissident ça marche ! Parmi les anciens de « Là-bas », on a un député [François Ruffin], des gens qui ont des émissions sur Inter, sur France Culture, un directeur des programmes, des gens qui sont sur Mediapart, etc. Ça aussi ça fait partie de l’histoire.
Une histoire qui dure depuis cinq ans sur internet. Comment s’est passée la transition ?
C’est une autre aventure, il faut bien dire les choses. On est sur 30 000 personnes qui viennent nous voir et nous écouter tous les jours, donc c’est une autre histoire. On essaie évidemment de retrouver ce public assez large, mais ce n’est plus la même chose. Il y a des choses qui marchent, on se diversifie, on fait de la vidéo, du reportage, etc., on continue l’histoire, mais différemment.
La configuration est différente, on est une association, dans une logique entrepreneuriale, sans le formidable confort du service public, avec un environnement d’immense qualité, au niveau des techniciens qui sont là, du matériel disponible, etc.
Pendant 25 ans, on a trouvé le moyen d’intéresser un grand public, un vrai grand public, qui allait de gaullistes de gauche aux antilibéraux, de bourgeois à des gens des classes populaires, on le voyait avec les courriers, les messages, etc. C’était une palette vraiment large, un défi à tous les principes des programmateurs, qui se posent de plus en plus la question de recherches très fines sur les auditeurs, par tranche, classe d’âge, etc., sans chercher, par exemple sur Inter, à gagner des jeunes, des classes populaires, etc.
Là sur internet, on n’a évidemment pas pu retrouver ce grand public, mais 30 000 abonnés c’est pas mal du tout. Donc on continue, le site marche très bien, la question qu’on se pose c’est « Est-ce qu’on se développe ? ». Le fric rentre, exclusivement par les abonnements, on n’a pas d’autres financements, on a eu quelques frayeurs au début car quand on est arrivé sur internet il y a eu un soutien important, l’émotion qu’on ne soit plus sur France Inter, donc ça a afflué, mais après c’est redescendu, mais ça a fini par se stabiliser, et depuis ça monte doucement.
Donc oui, la question qui se pose c’est celle de se développer. Mais on est déjà une douzaine, dont huit en CDI, ce qui est évidemment beaucoup mieux que la précarité de Radio France, mais tout ça n’est pas facile à organiser, à piloter. Je n’ai pas le génie d’Edwy Plenel moi ! [rires] Donc je ne sais pas trop pour la suite. Je me dis que la priorité c’est peut-être de faire des trucs plus judicieux, plus malins, sans nécessairement voir trop grand non plus. Ce que l’on peut espérer c’est de sortir des sujets qui touchent un public plus large, qui se diffusent plus. Donc on ne désespère pas, bien au contraire, d’arriver à rejoindre de nouveau le grand public !
Propos recueillis par la rédaction