De Christian Salmon, Éditions La Découverte, 280 p., 19 euros.
Le Projet Blumkine n’est pas un roman d’espionnage mais une biographie de la courte vie de Iakov Blumkine (1900-1929,) héros de la révolution russe, assassiné sans procès par Staline en 1929 à son retour de Turquie où il venait de rencontrer Léon Trotski en exil.
Il y a tant de trous et de légendes dans la vie de cet ex socialiste-révolutionnaire de gauche que Christian Salmon remisa pendant plus de 30 ans son projet de biographie. L’ouvrage tombe cependant à point, en ce centenaire de la révolution russe, pour donner un nouvel éclairage sur les évènements et la vie de la Russie révolutionnaire d’avant la contre-révolution stalinienne.
Prétendue exécution
« De la vie de Iakov Blumkine, un seul événement est connu avec certitude. Le 6 juillet 1918, ce très jeune socialiste-révolutionnaire (SR) de gauche se rendit avec un camarade à l’ambassade d’Allemagne à Moscou et y tua à bout portant le comte Von Mirbach pour protester contre la paix de Brest-Litovsk récemment conclue par les bolcheviks ». Le jeune pouvoir soviétique déclara alors l’avoir arrêté et exécuté pour ne pas envenimer la situation avec l’Allemagne dont l’armée était aux portes de Saint-Pétersbourg. Il n’en fut rien en raison du délicat équilibre des forces, en 1918, entre bolcheviks et socialistes-révolutionnaires de gauche. Blumkine fut donc exfiltré par les SR vers son Ukraine natale, où la guerre avec les « blancs » faisait rage.
Après la capitulation allemande de novembre, Blumkine se livra à la Tchéka (police politique) avec l’intention de jouer un rôle dans la guerre civile en cours. Il risquait gros car la situation entre bolcheviks et SR s’était alors tendue, mais la chance voulut que son cas soit soumis à Trotski qui vit tout de suite le potentiel extraordinaire à tirer du jeune révolutionnaire et le recruta.
Avant de partir accompagner le chef de l’Armée rouge à travers toute la Russie, Blumkine échappa à plusieurs tentatives d’assassinat de la part des SR, et put par la suite réapparaître dans les cercles artistiques de la jeune révolution. C’est Maïakovski qui lui donna alors son surnom de « Jivoï » (le vivant), Blumkine lui répondant qu’il vivrait neuf vies.
Police et poésie
La légende de Blumkine pouvait commencer et le train rouge aller d’un front à un autre.
Avec les groupes d’autodéfense juifs contre les pogroms, Blumkine découvrit l’« école de la vie », une faune d’aventuriers, d’activistes, de militants sionistes, de bandits et de terroristes, sans qu’il soit toujours possible de faire la différence entre eux. Du terrorisme à la violence d’État, les rangs des mouvements clandestins de la Révolution se remplirent de jeunes juifs frustrés de leur non-intégration à la société russe et de la violence de celle-ci contre eux.
Impossible pour le biographe de suivre une chronologie, de ne pas faire percuter l’histoire avec le présent et de lever toutes les incertitudes sur les missions du camarade Blumkine en sachant que la bureaucratie stalinienne tenta d’effacer certains épisodes de sa vie tumultueuse, notamment sa participation à la reconquête de la Mongolie et à la proclamation de la première et éphémère république d’Iran en 1920 (dite république de Gilan).
À la fin de la guerre civile, le tchékiste Blumkine dut participer à la répression contre les paysans affamés et révoltés, avant de devenir agent du NKVD de la Palestine à la Turquie en passant par les marches du Tibet. À aucun moment de cette vie, il ne cessa de collaborer et d’avoir des relations avec les artistes les plus avancés de la révolution, de l’école « imaginiste » à Essenine, Mandelstam, Pasternak, Maïakovski, Isadora Duncan… Et Christian Salmon d’interrroger : « Comment imaginer cette alliance entre tchékistes et poètes, entre le Parnasse et la Loubianka ? Ces relations ébranlent nos conceptions bien établies entre Police et Poésie mais elles allaient de soi dans les premières années de la révolution. »
C’est aussi tout l’intérêt de cette biographie que de faire revivre la liberté de création et d’échanges qui perdura pendant la guerre civile, puis dans les premières années de la jeune république socialiste.
On pourra regretter l’absence, dans les pages excitantes de cette biographie, des masses populaires, de la démocratie des soviets et même de la vie des partis SR de gauche et bolchevik. Mais Blumkine n’était pas un dirigeant ouvrier, il aimait la poésie yiddish, la poésie tout court et l’ésotérisme (voir ses efforts déployés pour percer le mythe de Shambala au Tibet), et par-dessus tout l’action armée au service de la révolution, la vraie !
Le secrétaire de Trotski le paya de sa vie à moins de 30 ans. Puisse ce livre le faire découvrir…
Sylvain Chardon