«Une sorte de Magritte actuel», c’est en ces termes que le Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, en 1982, présentait Jean Terrossian, peintre, dessinateur, illustrateur et créateur d’objets, né en 1931 et membre à partir de 1961 du groupe surréaliste réuni autour d’André Breton. Le même ouvrage déplorait que «son œuvre récente [soit] scandaleusement méconnue». Elle l’est un peu moins depuis la rétrospective que lui a consacrée la ville de Maubeuge en 2000 (avec un catalogue, La mémoire mise à sac, reproduisant une interview de l’artiste par Gérard Durozoi) et le dossier que vient de publier une jeune revue (L’or aux 13 îles, n° 1, 2010, «15 miroirs de nuit tournés vers Jean Terrossian», p. 32-65). Sans doute un autre Magritte pour le génie inventif et la réussite picturale, Jean Terrossian s’en distingue néanmoins en de nombreux points, par exemple pour n’avoir jamais eu de «période vache» dans sa peinture ni ne s’être jamais fié, sur le plan révolutionnaire, à un quelconque Parti communiste stalinien, français ou belge… Il a bien voulu répondre aux questions de ContreTemps à propos de sa peinture, du surréalisme et des perspectives d’émancipation qui se dessinent aujourd’hui.
ContreTemps: Pour les nombreux lecteurs qui ne connaissent pas ton œuvre, peux-tu caractériser rapidement les deux «manières» principales que tu as développées, et préciser en quoi la deuxième est plus surréaliste que la première ?
Jean Terrossian: Ma première manière relevait de la spontanéité graphique et picturale, pour ne pas parler d’automatisme, ainsi que Breton l’a fait par exemple à propos de l’œuvre de Gorky, qui m’avait moi-même beaucoup impressionné. Préciser ce qu’a de surréaliste ma deuxième manière est moins facile, l’automatisme y est moins directement perceptible, même s’il y a toujours au départ «le fonctionnement réel de la pensée», à travers lapsus et méprises de toutes sortes, visuelles aussi bien que verbales, associations d’idées, hasards, réminiscences, calembours et ricochets mentaux. Lorsque j’élabore une toile, je ne me préoccupe pas de savoir si cette deuxième manière est plus surréaliste que la première. Ce n’est qu’après coup que je me pose des questions de toutes sortes, et c’est parfois celle-là. En principe, le spectateur n’a à se préoccuper que du tableau, et non de la démarche du peintre. Tu peux observer d’ailleurs que Breton n’a pas tranché la question du surréalisme et de la peinture, car il y a peut-être autant de démarches que de peintres d’esprit surréaliste. On retrouve ici la vieille histoire de la lettre et de l’esprit, du contenant et du contenu, du «signe» et de «la chose signifiée». Le surréalisme est protéiforme dans ses expressions picturales et autres, et c’est l’esprit qui y préside qui doit être perçu.
CT: Ne peut-on pas dire pourtant que ta première manière était tendue vers «le Beau» tout court, encore proche de l’esthétique classique, tandis que ta deuxième manière recourt en permanence au «beau comme», ainsi que l’entendait Lautréamont?
J. T.: C’est en effet cela, et en même temps la fin du «chantage de la beauté» dont a parlé Robert Lebel, mais à condition d’insister aussi sur ce que ma démarche a de principalement involontaire, le «beau comme» n’apparaissant qu’au terme d’un long processus de maturation.
CT: Apparue au moment où s’imposait la «figuration narrative» (et sensiblement pour les mêmes raisons, l’épuisement de l’«abstraction lyrique»), ta «manière» la plus récente s’en distingue si subtilement que certains regardeurs hâtifs ont tendance à les confondre. Peux-tu nous éclairer sur ce qui te distingue de cette tendance toujours en vogue?
J. T.: C’est en effet une tendance et non une école, et son nom même est discuté. Un jour Hervé Télémaque a dit: «Je ne fais pas de la figuration narrative, mais de la figuration fictionnelle.» Parmi ces peintres, outre Télémaque que j’apprécie par-dessus tout, je suis sensible aux travaux qui participent du collage mental comme ceux d’Erró, aux œuvres souvent réussies de Klasen dont les positions sont aussi très solides et recevables, et largement moins aux autres. Ce qui me sépare d’eux n’est en effet peut-être pas évident à saisir pour des personnes non averties, qui ne perçoivent pas le moteur du processus créatif à l’œuvre chez moi. Mais cette confusion ne me fâche pas, en tout cas pas autant que Magritte quand il est venu aux Etats-Unis pour apprendre, furibond, qu’on le considérait là-bas comme le père du pop art! Cela fait partie des confusions amusantes, d’avoir un pied dans le surréalisme et l’autre dans la figuration narrative.
CT: Dans un «complément biographique» que reproduit la revue L’or aux 13 îles, tu recenses drôlatiquement diverses activités ayant occupé ta vie, «danseur de claquettes… RATÉ, cuisinier… RATÉ, pianiste de bar… RATÉ», et pour finir, «artiste peintre… TARÉ». Qu’est-ce en général qu’un «peintre taré»?
J. T.: Cette autobiographie est une galéjade, une mise à distance, une marque de mon goût un peu pervers pour l’autodérision, revers probable d’un certain orgueil. Des publicitaires, anglais notamment, ont recouru à ce genre de procédé, avec des annonces célébrant les défauts de l’objet et le ridiculisant pour mieux en faire l’article. Quant à savoir ce que serait en général un «peintre taré», cette dénomination dont je me suis affublé complaisamment, je laisse aux autres, regardeurs et lecteurs, le soin d’en donner une définition. Pour revenir à un exemple personnel, je me suis aperçu que le titre de l’un de mes tableaux, Témoin obscur, apparemment plein de modestie, se lisait aussi T’es moins obscur, révélant tout l’orgueil dont je te parlais. Tout cela relève du lapsus, de la polysémie en action.
CT: Puisque tu as été comparé à «une sorte de Magritte actuel», qu’est-ce qui à ton avis t’en rapproche?
J. T.: Peut-être sa manière de peindre qui relève du chromo. Il y a chez lui un refus évident du «beau style» ou de la «belle peinture», et une façon neutre de présenter les objets qui procède du collage. La «figuration narrative» a participé un peu de cet esprit et a introduit une bouffée d’air, une grande liberté pour les objets à représenter, mais parfois avec un esprit infect. De mon côté, j’ai cherché à ce que la façon de représenter les objets soit absolument neutre, hors de la technique picturale traditionnelle et des procédés dits d’avant-garde.
CT: Toujours à propos de Magritte, Breton insistait sur sa «démarche non automatique mais au contraire pleinement délibérée». Comment qualifierais-tu ta propre démarche?
J. T.: La démarche est délibérée chez Magritte et elle ne l’est pas chez moi, même si la composition l’est un peu plus parce que cela met en jeu des problèmes de plastique. Mes tableaux partent et parlent de ma vie quotidienne, et ce sont les ratés qui en sont le moteur. Il y a donc une partie spontanée et une autre qui l’est beaucoup moins, surtout quand j’ai affaire à un blocage. Je m’amuse alors à jouer sur les mots, à la manière de Duchamp qui s’est lui-même beaucoup appuyé sur les œuvres de Brisset et de Roussel. Mes jeux de mots sont parfois d’une grande vulgarité, mais toujours en relation avec des objets, surgis sans choix délibéré. Et à côté d’objets neutres, comme les téléphones, ce sont souvent des objets de détestation, à l’exemple des instruments liés aux sports, raquettes, balles, etc., nombreux dans mes tableaux. Ce sont des objets que je déteste autant que ce à quoi ils servent, mais il n’y a pas là je crois de revanche symbolique, seulement une manière de me concilier la réalité. Une manière qui ne marche pas, d’ailleurs! J’ai souvent figuré la mer avec ses plages, et cela ne m’a pas enlevé la phobie des plages! Tout au plus s’est-il opéré en moi un début de catharsis.
CT: Tu te souviens de cette mise en garde de Magritte, «se méfier du pittoresque», rappelée par Hervé Télémaque dans l’entretien qu’a publié l’un des derniers numéros de Critique communiste. Quelle est ta position de peintre à l’égard du «pittoresque»?
J. T.: La recherche du pittoresque en peinture, comme la quête d’exotisme des voyageurs, c’est celle d’une vision à la fois séduisante et totalement superficielle. Quand Magritte en faisait reproche à Klapheck, on doit admirer l’acuité de jugement de cet homme apparemment si terne et si peu excentrique, à la ressemblance des personnages de ses tableaux, à la façon de Jarry cherchant à ressembler à Ubu! Mais je ne pense pas pécher du point de vue du pittoresque ni de celui de la facture! Je me sens plus du côté de Chirico, dont les premiers tableaux l’ont fait traiter de «peintre en bâtiment», que du côté de ceux qu’on a appelés les «cubistes», où le travail et la technique, l’art en un mot, restaient mis en avant. Et dire que Chirico a cru un moment faire «du cubisme»! Mais contrairement à lui, où le ressort était plutôt la surprise instantanée, mon travail est très lent, c’est un processus de fermentation, puis de cristallisation, et c’est le résultat qui me surprend.
CT: Max Ernst a plaisamment qualifié les toiles de Magritte de«collages peints entièrement à la main» (ce qui est exactement ce que fait Erró). Qu’est-ce qui procède du collage dans ta peinture?
J. T.: Je ne le pratique pas de façon aussi systématique qu’Erró ou Klasen à une certaine période, les exemples sont assez rares, mais cela m’arrive. Pour mon tableau Duchamp libre, on peut parler de «collage peint à la main» puisqu’il y a à l’origine une publicité qui figurait un verre à pied, de forme assez féminine, recouvert d’un tissu avec une fermeture éclair entrouverte, et l’aphorisme de Duchamp, «Ovaire toute la nuit», est venu compléter le tableau. Quant à la publicité, elle était elle-même de toute évidence inspirée de célèbres tableaux de Magritte!
CT: Pour citer encore Ernst, te situes-tu «au-delà de la peinture», ou dans la «peinture rétinienne» comme disait Duchamp?
J. T.: Aller «au-delà de la peinture», c’est en effet l’ambition démesurée que je peux avoir, car même si le regardeur continue à venir se cogner contre la toile de mes tableaux, il s’agit de bien autre chose. C’est ce qui n’est pas bien compris et qui passe pour une «manière», alors que ce n’en est pas une. Les regards sont sans doute aussi brouillés du fait de l’évolution récente des tendances de la peinture contemporaine, «rétinienne» et surtout conceptuelle, laquelle n’a rien de conceptuel: ce n’est pas de la philosophie! Cela se voit spécialement chez les artistes américains d’aujourd’hui, à la fois très naïfs et très libres à l’égard de l’histoire de la peinture qu’ils ignorent assez souvent, ce qui leur évite d’avoir à assumer le lourd héritage des peintres européens.
CT: On présente souvent la peinture, à l’instar de la musique, comme un médium universel, échappant aux frontières linguistiques et culturelles. Telle était sans doute ta première manière, une peinture qui échappe aux mots. Mais quand, à partir «des procédés, des conventions et de la facture de la bande dessinée», comme tu l’as expliqué en 2000, tu as articulé plus nettement poésie et peinture, avec des mots peints en français sur tes tableaux, n’as-tu pas choisi de t’adresser principalement à des regardeurs francophones (ce pourrait être aussi le cas de Magritte, qui a peint plusieurs fois «L’usage de la parole»)?
J. T.: Je peux dire que le français est réellement ma langue culturelle, l’arménien entendu dans ma prime enfance comme langue maternelle n’a eu que peu d’impact sur ma vie subjective. On m’a invité un jour à exposer mes œuvres en Afrique du Sud, et j’ai décliné l’offre, parce que cela n’aurait eu aucun sens pour des non-francophones, et qui plus est des Afrikaners racistes, car c’était du temps de l’apartheid! Chez Duchamp, il y a des jeux de mots en anglais, traduisibles ou non, mais beaucoup plus en français, comme «L.H.O.O.Q» ou les «stoppages étalons», qui ne peuvent parler qu’à des francophones. Je doute d’ailleurs qu’il existe vraiment un art universel. On peut être touché par les apparentes bizarreries d’une œuvre, si l’on n’en possède pas les codes, c’est un peu comme une langue étrangère qu’il faudrait apprendre. Reste bien sûr, comme l’a dit Breton, qu’il faut d’abord aimer, et ensuite décoder.
CT: Tes tableaux rendent souvent hommage à Duchamp. Peux-tu t’en expliquer?
J. T.: Ce n’est pas toujours aussi manifeste que dans le tableau que j’ai évoqué, cela passe souvent par des ricochets mentaux et des associations qui peuvent être involontaires. Par exemple dans L’Ovaire-glas, où il y a une vitre brisée comme dans Le Grand Verre, je me suis surpris à écrire RREVE, à la fois anagramme de VERRE et initiale de RROSE SELAVY.
C. T.: Tu as fait part du rôle essentiel des phénomènes accidentels et de l’état nécessaire de «déphasage» à l’origine de tes tableaux. Mais ne comportent-ils pas une part de mise en scène? et si tu l’admets, comment te vient-elle? Te sens-tu influencé comme Magritte par Chirico et son «énigme théâtralisée», selon ton excellente formule?
J. T.: Il y a très souvent au départ des lapsus visuels, consistant à prendre un objet pour un autre, ce qui m’arrivait presque constamment à une époque. Pour ce qui est de la mise en scène des objets, c’est plutôt une mise en place sur le papier, j’en fais plusieurs et il en sort une plus évidente que les autres. La réussite plastique n’est pas toujours au rendez-vous, mais l’association me satisfait. Quand je travaille, je n’ai pas conscience d’influences comme celles dont tu parles, et d’autre part je ne veux pas faire d’énigme, de devinette ni rien d’autre à leur façon, même si bien sûr il ressort toujours quelque chose de l’influence de ces peintres qui m’ont marqué.
CT: La question m’a été transmise par un camarade qui s’intéresse à ton œuvre: pourquoi n’as-tu jamais représenté de billard ou de flipper dans tes tableaux?
J. T.: Je n’ai jamais été fana de ces objets, spécialement des horribles flippers, et analogiquement je n’en ai pas eu besoin, puisque le jeu des associations procède déjà par carambolages et ricochets. Les flippers sont d’une telle laideur que je n’ai jamais pu m’en approcher, et quant à jouer au billard, on m’en a découragé parce que je risquais de déchirer le précieux tapis! Sans cela, la table et ses accessoires auraient pu m’intéresser beaucoup en tant qu’objets.
CT: Dans le n°2 de la revue surréaliste L’Archibras (octobre 1967) Hervé Télémaque posait cette question:«Pourquoi représentes-tu, Jean?» avant d’y répondre burlesquement. Elle s’adressait à Jean Hélion, à Jan Brueghel de Velours, à Hans Holbein, à Juan Gris, à Hans Arp, bref à tous les peintres ainsi dénommés. Comment y répond Jean Terrossian?
J. T.: Voilà une question piège! Il me semble que je représente pour me concilier le monde extérieur, et notamment toutes ces choses que je déteste ou ne supporte pas, d’où le choix des objets représentés. Mais comme je te l’ai dit, ça ne marche pas, représenter des accessoires de sport ne m’a jamais rapproché du sport!
CT: Ta première œuvre publiée est un dessin reproduit en 1963 dans le n°5 de La Brèche, la revue que dirigeait Breton. «Perspective cavalière», l’éditorial qu’il avait écrit pour ce même numéro, mettait en parallèle l’histoire du romantisme et celle du surréalisme au terme de quatre décennies de développement, pour définir ce qui pouvait en assurer «la vitalité… au gré des heures». Six ans plus tard, d’aucuns ont prétendu mettre fin à l’aventure. Tu as été de ceux qui se sont insurgés, et qui ont prolongé et approfondi les expériences surréalistes. Penses-tu toujours aujourd’hui que «le surréalisme est une dynamique», comme écrivait alors Breton?
J. T.: Cette phrase mériterait de très longs développements… Mais il est clair déjà qu’une dynamique n’est possible que s’il y a une activité collective, car la mise en commun de la pensée est essentielle. Les relations interpersonnelles, les collaborations entre individus donnent bien lieu à une dynamique, mais ce n’est pas celle d’un groupe. Breton a utilisé le mot «pacte», mot très lourd de sens, et peut-être trop lourd, de nature à retenir des jeunes gens de le rejoindre, mais quelque chose de cet esprit doit être maintenu, car comme il disait encore, «On n’entre pas dans le surréalisme comme dans un moulin, et pour en sortir, c’est la même chose, il faut dire ses raisons.» Ces dernières décennies, divers groupes ont fait l’effort louable de relancer une activité collective, quoique peu visible et confidentielle. En tout cas, si l’on veut maintenir une dynamique surréaliste, il faut qu’il y ait une vie partagée, avec des idées-forces et un esprit en phase avec la société actuelle, bref une «vitalité au gré des heures».
CT: Au-delà de la «confrontation des sensibilités diverses» qui te faisait participer aux réunions de cafés surréalistes, peux-tu préciser l’importance de la dimension collective, dans ta peinture comme dans ton parcours de surréaliste?
J. T.: Il est très difficile de répondre à propos de ma peinture, ou même de mes illustrations, qui procèdent davantage de collaborations interpersonnelles que d’activités collectives. Ce sont notamment les jeux surréalistes qui ont cette dimension collective. Le jeu des interprétations que proposent mes tableaux et qui fait l’objet du dossier de L’or aux 13 îles est vieux comme l’humanité, ce n’est pas une invention surréaliste ni même un jeu collectif puisqu’il ne met pas le peintre et le regardeur en concordance, ou pour mieux dire en interaction. Mais par ailleurs je dois reconnaître que je n’aurais pas prêté une telle attention aux ricochets mentaux si je n’avais pas été mis en contact avec les poèmes-objets de Breton, avec le jeu de «l’un dans l’autre» et d’autres pratiques collectives qui m’ont permis d’en prendre conscience. C’est l’un des apports considérables de la mise en commun de la pensée.
CT: Comme l’a relevé un de nos amis, le poète Guy Cabanel, l’exposition «Crime et châtiment» du musée d’Orsay a remis récemment le surréalisme à la une des journaux, rubrique «assassinats et beaux-arts», en se prévalant de cette phrase de Breton, maintes fois évoquée par lui-même comme circonstanciée et obsolète : «L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule». De la sorte, l’organisateur de l’exposition, Jean Clair, qui n’est pas «conservateur général» pour rien, s’en prenait une fois de plus à son «grand Satan» préféré, le surréalisme et son entreprise de «démoralisation de l’Occident». Cette entreprise te paraît-elle toujours nécessaire et à l’ordre du jour?
J. T.: Le capitalisme en est arrivé à un tel degré de perversité et de brutalité que le mot d’ordre s’impose plus que jamais, pourvu bien sûr qu’on lui donne suite de l’intérieur d’une même société et non de l’extérieur, comme le voulait Jean Clair en assimilant les surréalistes à al-Qaida, dans son fameux article du Monde en 2001! Il n’aura pas été le premier à s’appuyer sur la phrase de Breton que tu cites, arrachée à son contexte du Second manifeste qui explique pourtant clairement ce qu’il faut de révolte absolue et d’insoumission totale pour en arriver à cet «acte surréaliste», qui n’a rien de «l’acte gratuit» à la Gide. La phrase est en elle-même l’un de ces nombreux coups de boutoir qu’a lancés le surréalisme contre les valeurs bourgeoises et la politique qu’elles soutiennent. Mais l’un des problèmes décisifs tient aux positions de l’ennemi, avec les avatars actuels d’une «morale bourgeoise» devenue de plus en plus fluctuante et «permissive» et une liberté des mœurs caricaturale qui ne fait que renforcer le système. Le surréalisme a toujours eu, implicite, informulée mais solide, sa «morale qui n’est pas la leur». Mais quelle est aujourd’hui «la leur»? Comment glisser des grains de sable dans ces mécaniques aux apparences toujours changeantes, au rythme des «nouvelles générations» de téléphone et de tous les autres gadgets, c’est ce qui n’est vraiment pas facile à discerner aujourd’hui, et avant tout à énoncer. Il n’y a qu’à écouter les formulations politiques en usage aujourd’hui dans ce pays, entre «langue de bois» et «petites phrases». Pour continuer de citer Breton, les mots «méritent de jouer un rôle autrement décisif… La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation?»
CT: Cette perspective révolutionnaire propre au surréalisme t’a fait souvent recourir à «l’arme à longue portée du cynisme sexuel», par exemple dans tes tableaux intitulés Spermission de minuit et L’Ovaire-glas. Quels outils, quelles armes recommanderais-tu aux lecteurs et lectrices de cette revue?
J. T.: Le cynisme sexuel traîne aujourd’hui dans les égouts, et peut-être que tout-à-l’égout sont dans sa nature, pour pasticher Duchamp. De la sorte, cette arme peut-elle avoir encore une efficacité, que peut réellement conserver de perturbant la vulgarité sexuelle qui s’étale aujourd’hui? Il est néanmoins remarquable que dans l’œuvre de Duchamp on ne continue à retenir que le côté le plus facile et «supportable», les ready-made, en évacuant ou en masquant leurs titres violents (violants), qui participent de cet esprit-là. Si mes tableaux en participent aussi, c’est plutôt sans le vouloir… et cette efficacité involontaire est sans doute à prendre en compte aussi. Quant à des armes, ou au moins à des préceptes permettant de résister ou de rester à peu près en bonne santé dans «les conditions que nous fait la vie» en régime capitaliste, je songe à deux formules qui ne sont pas de moi mais dont je fais volontiers la publicité. La première est de Breton, l’autre de Charles Fourier. Parlant dans le Second manifeste du surréalisme de «moyens très directs… à la portée de tous», Breton écrivait en 1929: «Il semble, notamment, qu’à l’heure actuelle on puisse beaucoup attendre de certains procédés de déception pure dont l’application à l’art et à la vie aurait pour effet de fixer l’attention non plus sur le réel, ou sur l’imaginaire, mais, comment dire, sur l’envers du réel.» La «déception pure», c’est ce qu’on peut trouver chez moi, dans ma propre peinture. Quant à Fourier, il écrivait en 1835: «Colomb pour arriver à un nouveau monde continental adopta la règle d'écart absolu ; il s'isola de toutes les routes connues, il s'engagea dans un Océan Vierge, sans tenir compte des frayeurs de son siècle.» Il me semble que cette «méthode de l'écart absolu [qui] consiste à prendre le contre-pied des méthodes suivies jusqu'alors» se retrouve en partie dans ma peinture, mais je crois davantage encore que tout le monde gagnerait à l’appliquer. Cela nous rapprocherait largement de la révolution devenue à la fois si lointaine et si urgente.
Propos recueillis par Gilles Bounoure. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56