Le capitalisme et son évolution, ses vacillements, voire ses déraillements en prise avec la lutte de classes et les insurrections populaire, a vu tout au long du xixe et du xxe siècle émerger des mouvements musicaux anti-idéologiques, antisystème, anticapitalistes. Et en ce début de siècle, les révolutions dans le monde arabe ont également été accompagnées par des artistes chanteurs ou musiciens, rappeurs ou instrumentistes traditionnels qui ont défié la censure et les pouvoirs en place pour prendre part à la révolte à travers leur art.
Ce numéro de Dissidence, Musiques et Révolutions est donc d’une brûlante actualité. Il nous présente une série d’articles montrant quels liens, quels rapports ont existé entre l’artiste musicien ou le mouvement artistique avec l’émancipation d’un peuple et d’un genre, avec les gauches radicales, avec la révolution. »
Musique et révolutions
La première partie du livre met en évidence les messages révolutionnaires véhiculés par certains artistes. Ainsi on voyage dans les goguettes parisiennes du xixe siècle, lieux où les classes populaires parisiennes se retrouvaient pour boire du vin et chanter des chansons démocratiques aspirant à un monde meilleur. « Elle [la goguette] représentait un espace de la parole ouvrière où le discours, au niveau politique et social, était étroitement lié d’une part à l’union amicale et à la compagnie, et de l’autre au processus d’émancipation et de prise de conscience populaire ». On voyage également dans la bande-son de 68 en France avec Léo Ferré, Dominique Grange, Maxime Le Forestier, Jean Ferrat. On oscille entre l’idée de la révolte douce et spirituelle : « stéréotype du jeune homme ou de la jeune fille vivant d’amour et d’eau fraîche » et la révolte plus « électrique » venant des pays anglo-saxons. L’article de Fanny Gallot nous fait part de la place des femmes en 68, et de leur révolte à travers leurs chansons dans les usines occupées. Par le chant, les ouvrières mènent une triple lutte, contre le capital, pour leur dignité et pour leur identité d’ouvrière : « En premier lieu il [le chant] cherche à rejeter la responsabilité sur le patronat. Il présente ensuite une image positive du conflit. Par cette lutte, les grévistes retrouvent la dignité et le plaisir. C’est aussi l’occasion d’une affirmation identitaire, et les grévistes revendiquent une identité à la fois ouvrière et féminine ». Et bien sûr, hors des frontières françaises nous retrouvons ces « messages » révolutionnaires transmis par la musique. Ainsi l’article d’Erika Thomas nous conte l’histoire du plus populaire des chants révolutionnaires brésilien, Pra nao dizer que nao falei das flores écrit par Geraldo Vandré en 1968. Enfin, la première partie se termine par une analyse détaillée de la Storia di un impiegato, œuvre littéraire et musicale écrite en 1973 par Fabrizio De Andre et qui raconte « L’impossible révolution d’un petit-bourgeois entre le “Joli mois de Mai” et les années de plomb ».
Musique et engagements
La deuxième partie est axée plus précisément sur le lien entre musiciens ou mouvement musicaux et leur rapport à l’engagement politique radical. Le mouvement Dancehall en Jamaïque et en Martinique par exemple (terme qui désigne historiquement les formes de danse nées de l’esclavage et qui s’est étendu depuis les années 1960 aux formes musicales telles le ska, le rocksteady, le reggae, le raggamuffin) est par essence « contestataire » nous dit Mylen Zobda-Zebina. Du Dancehall naît les rude-boys : « Toute personne qui se positionne contre le système » puis le rastafarisme, mouvement qui fait référence au panafricanisme et prône la solidarité et l’unité politique entre noirs-africains et auquel Bob Marley se ralliera.
Anne Claire-Véluire nous parle ensuite de l’underground tchèque dans les années 1970 et de la censure du régime de l’époque de Gustav Husak envers notamment le groupe rock The plastic people of the universe. Comme nous rappelle Anna Zaytseva à propos de la scène rock : « Le sens politique du rock provient non pas tant de l’intentionnalité de ses acteurs, mais de la (sur)interprétation et de la réaction des pouvoirs (censure, répression), celle-ci engendrant à son tour des cultural policies alternatives ou la création de réseau de distribution clandestin ».
Si la censure et la répression sont courantes dans les années 1970 en Europe et dans le monde et que la révolte musicale se forme en partie face à cela, il faut également rappeler que les mouvements artistiques sont étroitement liés aux mouvements du capitalisme. Ainsi Jean-Guillaume Lanuque met au jour le lien général entre l’histoire du rock progressif et l’histoire de la lutte des classes : « Quoi qu’il en soit, à partir de la chronologie du rock progressif, on ne peut que remarquer le parallélisme de ses cycles avec ceux des luttes de classes : un essor et une apogée entre 69 et 74 ; un recul étalé sur plusieurs années avant une période de crise et de renouvellement dans les années 80 et un nouvel essor à compter du milieu des années 90. »
Le dernier article du livre est consacrée à deux rappeurs d’aujourd’hui Keny Arkana et Médine, qui dans leurs textes, prennent clairement positions : « Le système capitaliste n’est qu’un prédateur, regarde dans le monde ce qu’il réalise, des génocides, lorsque les peuples ne veulent pas quitter leurs terres » (Keny Arkana-Jeunesse du Monde).
Enfin, ce numéro de Dissidence se termine par l’interview très intéressante de Fred Alpi, chanteur libertaire, qui revient sur l’engagement d’un artiste dans la société actuelle, mais aussi sur la difficulté d’être entendu.
Le livre se termine par des notes de lectures rappelant les derniers livres ou expositions à lire et à voir sur le sujet.
Quelques absents
Bien sûr, on ne peut pas tout écrire sur tout dans un seul livre, cependant il est regrettable que nous n’ayons pas eu l’occasion d’en savoir plus sur le mouvement free-jazz et black-power qui fait cruellement défaut dans ce livre et qui semble pourtant avoir été l’un des mouvements les plus contestataires, les plus intéressants artistiquement et les plus revendicatifs de l’histoire du xxe siècle. Ce mouvement né aux USA donna par ailleurs naissance en France à un collectif magnifique et encore en activité, l’Arfi : L’Association pour la recherche d’un folklore imaginaire. Basé à Lyon ce collectif de musiciens Free et engagés mérite également d’être cité pour le nombre incroyable d’œuvres enregistrés et les passerelles qu’il a crée avec de nombreuses luttes dans les années 1970 (notamment en jouant pour les grèves de chez Renault).
Enfin, il n’y a pas que la musique dite « actuelle » (rock, rap, reggae...) qui est engagée et on pourrait également parler de la seconde école de Vienne qui s’est formée autour de Berg, Webern et Schoenberg au début du xxe siècle et qui a été précurseur de la musique contemporaine dans le monde avec notamment la naissance du sérialisme et plus particulièrement du dodécaphonisme. Concept qui serait symboliquement lié au communisme (douze notes d’égales valeur absolue contrairement à la tonalité où il y a des « pôles d’attraction » plus forts que d’autres).
Par ailleurs, actuellement, il est intéressant de suivre le collectif La rue en campagne qui réunit des centaines de compagnies de rues françaises (dont musicales) et qui a pour but de réinvestir la rue comme lieu culturel et populaire.
Malgré ces manques inévitables tant le sujet est vaste, et pour conclure, nous pensons que ce numéro de Dissidence est à lire par tous les amateurs de musique et les révolutionnaires. L’argumentaire et l’analyse sont cohérents et on ne doute plus du lien entre musiques et révolutions.
La musique, la culture en général, est le baromètre d’une société, et il est important que des révolutionnaires s’intéressent aux mouvements artistiques pour parfois mieux comprendre et mieux analyser l’avancé des luttes de classe. En ce sens, ce livre est à mettre entre toutes les mains.
Lazslo Merville
Pour aller plus loin...
ARFI : www.arfi.org
Collectif La rue en campagne : www.rueencampagne.fr
Compagnie metalovoice (Compagnie de poésie industrielle ) : www.metalovoice.com
Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free jazz-Black power, Folio, 1971