Le sommet de Rio s’est achevé le 22 juin dernier sur une déclaration finale intitulée « Le futur que nous voulons ». Elle illustre exactement le futur que nous ne voulons pas, celui où conduit la destruction sociale et écologique capitaliste.
Un bon moyen d’escamoter le bilan d’une politique consiste à aligner alternativement des aspects positifs et négatifs, en restant dans le vague et sans intégrer les deux dimensions. C’est à ce vieux truc éculé que recourait le projet de résolution pour Rio+20. Il affirmait au paragraphe 10 que « les vingt ans écoulés depuis le Sommet de la Terre en 1992 ont vu progrès et changement », puis ajoutait au suivant que « le développement non soutenable a accru le stress sur les ressources naturelles limitées de la Terre ». Dans la version finale, ce micmac a été remplacé par une formule plus cohérente, mais tout aussi creuse: « Nous reconnaissons que les progrès accomplis ces 20 dernières années ont été inégaux ».
Puisque l’ONU n’évalue pas ses décisions, faisons-le nous-mêmes. Le sommet de 1992 avait notamment adopté la convention cadre sur les changements climatiques (CCNUCC) – d’où le protocole de Kyoto est péniblement issu. Deux années auparavant, le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) avait été formé. Le quatrième rapport (2007) de cette instance a confirmé les précédents : pour que la température de surface de la Terre ne dépasse pas trop 2° C de hausse par rapport à 1780, les émissions de gaz à effet de serre doivent commencer à baisser au plus tard en 2015 pour diminuer en quarante ans de 50 à 85 % au niveau mondial, et de 80 à 95 % dans les pays développés, par rapport à 1990. (En réalité, il serait prudent d’opter pour la partie haute de ces fourchettes, car le réchauffement progresse plus vite qu’indiqué par les modèles.)
Aucun objectif réel de réduction des émissions
Globalement et tous gaz confondus, les émissions ont cru d’au moins 25 % depuis vingt ans. De plus, leur rythme d’augmentation annuel a triplé pour dépasser les 3 % depuis 2000 (3,4 % en 2011). Les objectifs plus que symboliques de Kyoto ne sont même pas respectés. Pour juguler le réchauffement, il faudrait d’urgence un nouvel accord international contraignant, volontariste et solidaire, tenant dûment compte du principe (inscrit dans la CCNUCC) des responsabilités communes mais différenciées des différents pays et groupes de pays. Mais la concurrence intercapitaliste qui fait rage, surtout depuis la crise financière de 2008, en rend la conclusion plus que douteuse.
Le sommet de Copenhague en 2009 a été un échec retentissant. Ceux de Cancun et Durban, en 2010 et 2011, n’ont fait qu’aligner de belles intentions tout en accentuant les pseudo-solutions libérales basées sur le marché du carbone. Résultat : il n’est d’ores et déjà plus possible de rester au-dessous de 2° C de hausse de la température. Sur la base des promesses des Etats (mais seront-elles respectées ?), on s’oriente en réalité vers un réchauffement compris entre 3,5 et 4° C d’ici la fin du siècle, voire davantage.
Ce basculement climatique aura des conséquences graves et irréversibles sur le niveau des océans, la productivité agricole, l’approvisionnement en eau, la biodiversité, la santé… Des centaines de millions d’êtres humains en subiront les conséquences, en premier lieu les pauvres dans les pays pauvres.
Le paragraphe 70 du projet de résolution était le seul à proposer des objectifs chiffrés et des échéances précises : « Nous proposons d’améliorer l’efficience énergétique à tous les niveaux en vue de doubler son taux annuel d’augmentation d’ici 2030 et de doubler la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique d’ici 2030 ». Ces améliorations relatives ne garantiraient évidemment pas une réduction absolue des émissions globales de (50 à) 80 % – tout dépend de l’évolution de la demande d’énergie. Mais c’était trop : la résolution finale se contente de dire « qu’il importe de faire une utilisation plus rationnelle de l’énergie et d’accroître la part des énergies renouvelables, des technologies moins polluantes et des techniques à haut rendement énergétique ». N.B. : les deux dernières expressions désignent le nucléaire et les soi-disant technologies propres d’utilisation des fossiles, telles que la capture-séquestration du CO2…2
Economie verte ?
La résolution « note avec une vive préoccupation l’écart important entre les effets combinés des engagements pris par les parties […] et les tendances cumulées des émissions »… mais n’en tire aucune conclusion. Pourquoi ? Parce que la préoccupation n’est pas « d’éradiquer la pauvreté dans le cadre d’un développement soutenable », comme le dit la propagande onusienne. Elle est d’ouvrir des débouchés à l’énorme masse de capitaux excédentaires qui tournent comme des vautours à la recherche de profit. La spéculation sur les monnaies, sur les dettes et sur les matières premières ne suffisant plus à assouvir leur appétit, les grands groupes misent de plus en plus sur l’industrie verte et sur la transformation des ressources naturelles en marchandises. Vendre les biens et services que la nature met à notre disposition, transformer ces valeurs d’usage en valeurs d’échange, tel est leur objectif.
C’est dans ce cadre qu’a émergé le nouveau concept à la mode : la dite « économie verte ». Sa définition est tellement fumeuse3 que certains n’y ont vu qu’une nouvelle étiquette sur la vieille bouteille du développement durable. Erreur. Comme dit le rapport que le PNUE (Programme des Nations-Unis pour l’environnement) a édité pour Rio+20, « ce concept ne remplace pas le développement durable, néanmoins il est de plus en plus largement reconnu que la réalisation du développement durable dépend presqu’entièrement d’une bonne approche économique »4.
En d’autres termes, l’insoutenabilité du développement n’est pas due au franchissement des limites écologiques, elle découle simplement du fait que les décideurs n’avaient pas compris la nécessité de commencer par adopter « une bonne approche économique ». Plutôt que de chercher des « compromis » entre le social, l’environnemental et l’économique – comme le recommande le « développement durable » –, il suffit de verdir l’économie, et le reste en découlera « presqu’entièrement ». Le PNUE l’écrit noir sur blanc : « l’inévitabilité d’un compromis entre durabilité environnementale et progrès économique constitue l’idée fausse la plus répandue » car « il existe de multiples opportunités d’investissement, et donc d’augmentation de la richesse et des emplois, dans de nombreux secteurs verts ».
Une brève mise en perspective éclairera la portée de cette citation. Il y a quarante ans, le Club de Rome plaidait pour une « croissance zéro ». Son rapport soulevait de nombreuses critiques, souvent justifiées (car les auteurs flirtaient avec Malthus), mais il avait l’avantage de dire l’évidente impossibilité d’une croissance matérielle illimitée dans un monde fini. Quinze ans plus tard, le rapport Brundlandt tentait de résoudre la question en avançant la notion de développement durable. Une réponse inconsistante – elle ne mettait en cause ni le productivisme inhérent au capital, ni le productivisme bureaucratique de l’URSS –, mais les limites restaient présentes, à travers l’insistance sur la consommation prudente des ressources. A Rio en 1992, cette insistance était diluée dans la théorie des « compromis inévitables » entre les « trois piliers ». « L’économie verte » représente un nouveau glissement : désormais, foin de compromis, on laisse faire le business. Le capital refuse de se plier aux limites des ressources, ce sont les ressources qui doivent se plier sans limites aux besoins du capital.
La percée du concept d’économie verte constitue donc une victoire pour les idéologues néolibéraux. Depuis plus de vingt ans, ils mènent bataille contre la nécessité de « compromis » entre l’économie et les autres « piliers ». Un de leurs arguments est que l’appropriation et l’exploitation capitalistes des ressources dans un cadre réglementaire clair garantiraient leur utilisation écologiquement soutenable et socialement utile. La Banque Mondiale met ces idées en pratique avec zèle à travers ses multiples fonds et projets « verts ». Récemment, elle y a également consacré un rapport5. Le PNUE se rallie complètement à cette doctrine.
Cependant, il y a loin de la coupe aux lèvres. Premièrement, une proportion importante de l’industrie verte n’est que potentiellement rentable. La plupart des sources d’énergie renouvelables, en particulier, ne sont pas compétitives par rapport aux fossiles, et ne le seront pas à court terme. Deuxièmement, des masses de capitaux colossales sont bloquées dans les investissements de long terme du système énergétique actuel. Deux exemples : le coût global du remplacement des centrales électriques fossiles et nucléaires est estimé entre 15 et 20 trillions de dollars (un quart à un tiers du PIB mondial !), et les réserves prouvées de combustibles fossiles – qui font partie des actifs des lobbies du charbon, du gaz et du pétrole – sont cinq fois supérieures au budget carbone que l’humanité peut encore se permettre de brûler (c’est la « bulle du carbone »)… Troisièmement, une bonne part des ressources naturelles sont propriété publique ou n’appartiennent à personne, et ne sont pas mesurables en termes monétaires.
Privatisation des ressources
Le capital ne peut donc atteindre son eldorado vert que si les Etats lui ouvrent la voie. Le PNUE le dit sans ambages : « Les secteurs de la finance et de l’investissement contrôlent des billions de dollars et sont en mesure de fournir l’essentiel du financement. » Mais les taux de profit sont insuffisants, de sorte que « le financement public est essentiel pour enclencher la transformation de l’économie ». Dès lors, la « bonne approche économique » consiste à mener les « réformes nécessaires pour déverrouiller le potentiel de production et d’emploi d’une économie verte » qui agira « comme un nouveau moteur et non comme un ralentisseur de la croissance ».
La privatisation des ressources figure en tête de ce programme de « déverrouillage ». Pour le PNUE, en effet, « la sous-évaluation, la mauvaise gestion et, au final, la perte » des « services environnementaux » ont été « entraînés » par leur « invisibilité économique », qui découle du fait qu’il s’agit « principalement de biens et de services publics ». Nous y voilà : si les forêts, l’eau, l’atmosphère, les sols, le rayonnement solaire, les ressources halieutiques, le vivant en général et la gestion des déchets étaient totalement privatisés, leurs propriétaires en assureraient la soutenabilité écologique – car celle-ci conditionnerait la durabilité de leurs profits – et le coût-vérité empêcherait la surconsommation.
Le PNUE passe donc tous ces domaines en revue en pointant les politiques à décider afin que les différents éléments du « capital naturel » puissent être transformés en marchandises, aux frais de la collectivité. Dans le secteur de l’eau, il note que « l’écart important et non durable entre l’approvisionnement et les prélèvements ne peut être comblé que par des investissements dans les infrastructures et une réforme des politiques de l’eau, autrement dit le verdissement du secteur de l’eau ». « Verdissement » signifie « amélioration des systèmes de droits de propriété et d’affectation, généralisation du paiement pour service environnementaux, baisse des subventions aux intrants et amélioration de la facturation de l’eau et des dispositifs financiers ». Tout est à l’avenant.
Mais il n’y pas que les privatisations. La transition vers l’économie verte signifie que les gouvernements doivent « poser des règles du jeu plus favorables aux produits écologiques, autrement dit abandonner progressivement des subventions d’un autre temps, réformer leurs politiques, adopter des mesures incitatives, renforcer l’infrastructure des marchés et les mécanismes économiques, réorienter l’investissement public et verdir les marchés publics ». Toute la panoplie des réformes néolibérales est ainsi convoquée, depuis le système des permis d’émission échangeables jusqu’aux paiements pour services environnementaux (avec REDD et REDD+ cités en exemples pilotes)6, en passant par la libéralisation du commerce mondial. Comme l’économie verte doit être compétitive et « cost effective », le programme comporte aussi la flexibilité, la précarité du travail et la baisse des « charges sociales » – à compenser éventuellement par des écotaxes, à l’exemple de ce qui se fait en Allemagne. Tout cela au nom de l’emploi, bien entendu.
Rio+20 représente assez exactement « le futur que nous ne voulons pas », celui où conduit la destruction sociale et écologique capitaliste. L’intérêt des exploité-e-s et des opprimé-e-s est d’y faire barrage par des luttes écosocialistes, en contreposant systématiquement à la logique de la croissance et du profit la logique alternative de la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le respect prudent des écosystèmes. O
Par Daniel Tanuro (1)
1. Ingénieur agronome, Daniel Tanuro est un spécialiste reconnu des questions écologiques. Il est notamment l’auteur de « L’impossible capitalisme vert » (éditions Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte) qui vient d’être réédité en format de poche. Il est militant de la LCR belge. Une première version de cet article est parue dans le « Sarkophage ».
2. La capture séquestration du carbone (CSC) est une technologie permettant d’isoler le CO2 à la sortie des grandes unités de combustion (centrales électriques, cimenteries, hauts-fourneaux) afin de l’injecter dans des réservoirs géologiques. Certains la présentent comme LA solution permettant d’utiliser les énormes réserves de charbon sans détraquer le climat (pour une même quantité d’énergie produite, le charbon produit quatre fois plus de CO2 que le gaz naturel). Moyennant des assurances sérieuses quant à l’étanchéité des réservoirs, la CSC pourrait être acceptable comme solution de transition sur deux ou trois décennies, dans le cadre d’une sortie rapide des fossiles. Mais c’est une technologie potentiellement dangereuse: quid en cas de fuite massive des réservoirs, provoquée par un séisme par exemple ? Seuls des apprentis sorciers capitalistes (c’est un pléonasme) peuvent y voir une solution structurelle permettant de continuer à brûler de la houille 300 ans de plus.
3. Lire notamment United Nations, World Economic and Social Survey 2011, « The Great Green Technological Transformation », p. V.
4. PNUE, « Vers une économie verte », 2011.
5. World Bank, 2011, « Inclusive Green Growth : The Pathway to Sustainable Development ».
6. REDD : « Reducing Emissions from Deforestation and forest Degradation ».