Non, répond l’auteur, au rebours d’interprétations et prédictions qui se multiplient. En premier lieu, la Chine n’est pas « un capitalisme comme les autres ». En second lieu et surtout, le centre du capitalisme mondial et de ses contradictions reste les Etats-Unis, où par ailleurs apparaissent des signes qui pourraient bien annoncer une nouvelle récession. Publié le 14 janvier sur le blog « The Next Recession »1, ce texte a été traduit de l’anglais par Jean-Philippe Divès.
Les Bourses du monde entier sont en baisse. Aux Etats-Unis, le marché des actions a chuté de 10 % depuis un mois, un phénomène que les investisseurs appellent « correction boursière ». Ce n’est pas encore un krach ou un « marché baissier », habituellement mesurés par un recul de 20 %, mais on en prend la direction.
D’un optimisme outrancier au catastrophisme
Les marchés boursiers plongent parce qu’il semble que les gros investisseurs, les banques et plus généralement les institutions financières, s’inquiètent d’une implosion de la Chine et d’une décision de sa part de dévaluer fortement sa monnaie. La Chine entraînerait ainsi à sa suite les autres économies émergentes, dont beaucoup sont déjà en récession (Brésil, Russie, Afrique du Sud, etc.), ce qui ferait s’effondrer le reste du monde, en particulier les principales économies avancées.
Les économistes de nombreuses banques d’investissement, auparavant confiants dans la reprise économique et ne cessant de louer le « miracle » des marchés émergents, se débattent désormais dans les affres du désespoir. Les analystes d’une banque britannique, la Royal Bank of Scotland, ont conseillé à leurs clients de « tout vendre », en estimant que les marchés d’actions pourraient chuter de plus d’un cinquième, tandis que les prix du pétrole et d’autres matières premières tomberaient au dixième de leur valeur d’il y a un an. RBS a identifié un « cocktail malin » composé d’une déflation pour les prix des matières premières, d’économies émergentes en récession, d’une fuite des capitaux de Chine et d’autres pays émergents, ainsi que d’une augmentation du service des dettes libellées en dollars dans la mesure où la Réserve fédérale US planifie pour cette année un relèvement de ses taux d’intérêt.
J’avais signalé il y a deux ans, puis de nouveau l’été dernier, la perspective d’une crise des marchés émergents et le risque qu’un relèvement des taux fédéraux américains n’entraîne une nouvelle récession économique globale. Des économistes traditionnels s’en sont maintenant emparés et conseillent à leurs clients (les investisseurs riches) de sortir des marchés. Un optimisme outrancier a ainsi laissé place à son contraire. Mais un effondrement économique et financier global est-il vraiment imminent ?
La plupart des cassandres se concentrent sur ce qu’ils voient comme le noyau d’un effondrement mondial : la Chine. La RBS affirme que « la Chine s’est lancée dans une correction majeure qui va faire boule de neige (…) l’épicentre des tensions mondiales est la Chine, où une expansion financée par la dette est arrivée à saturation. Le pays est maintenant confronté à une flambée de fuite des capitaux et a besoin d’une monnaie qui soit spectaculairement plus faible. » Albert Edwards, de la Société générale, prévoit depuis cinq ans un marasme déflationniste. Il est à présent convaincu que la crise chinoise mènera à un effondrement mondial. « Le secteur manufacturier occidental va étouffer sous ce fort garrot déflationniste », dit-il.
Mais est-ce juste ? Que l’économie chinoise soit en difficulté est indéniable. Sa croissance annuelle à deux chiffres de 2010 et 2011 est passée en 2015 sous les 7 %, selon les estimations officielles. Beaucoup considèrent que le chiffre officiel est un non-sens et, en se basant sur le rythme de progression de la consommation et des dépenses d’électricité, estiment cette croissance plutôt autour de 4 %, ce qui en Chine signifie pratiquement une récession.
La crise chinoise
Lorsque la Grande Récession [de 2008, NdTr] a fait irruption, le gouvernement chinois a réagi à un sérieux déclin de la demande pour ses exportations en lançant un programme majeur de dépense publique destiné à construire des ponts, des villes, des routes et des chemins de fer. Cela a permis à l’économie chinoise de continuer à croître. Les taux d’intérêt ont été considérablement réduits et les autorités locales ont été autorisées à emprunter pour financer des logements et d’autres projets. Il y a eu un véritable boom du crédit. En conséquence, la dette chinoise non financière a bondi, de 100 % à près de 250 % du PIB. Le « financement social total », qui mesure la création mensuelle de crédit, a augmenté presque trois fois plus vite que le PIB officiel, et davantage si l’on ne croit pas dans les chiffres officiels.
Le gouvernement a été influencé, au sein même de ses rangs, par des économistes qui n’ont cessé de défendre la nécessité de « l’ouverture » au capital et aux entreprises étrangers. Il fallait, disaient-ils, privatiser les grandes sociétés et banques d’Etat, lever les contrôles de capitaux et rendre le yuan chinois pleinement convertible. De fait, juste avant que ne débute le krach des marchés et de la monnaie chinois, le gouvernement a obtenu que le yuan soit inclus dans le panier des devises de réserve du FMI, les dits droits de tirage spéciaux. La monnaie chinoise devenait ainsi de plus en plus sujette aux lois des marchés internationaux de devises et l’économie subissait davantage l’influence de la loi de la valeur.
Une dette plus importante, une croissance plus faible et une monnaie surévaluée, désormais vulnérable à la spéculation, ont engendré un krach des marchés d’actions. Les Chinois riches et les investisseurs étrangers tentent de faire sortir leur argent de Chine et d’échanger leurs yuans à l’étranger contre des dollars. Les fuites de capitaux, comme on les appelle, dépassent les 100 milliards de dollars par mois – soit 1200 milliards sur un an. Les réserves chinoises en dollars étant de 3300 milliards, et près de la moitié de ce montant servant à financer les importations, au rythme actuel les réserves en dollars seront épuisées d’ici 18 mois.
Les autorités chinoises se sont montré incapables de faire face à la crise financière. En ouvrant leur économie à la spéculation monétaire et financière, elles ont créé un Frankenstein qui tente maintenant de les tuer. Elles ont d’abord tenté d’affaiblir le yuan face au dollar, afin de booster les exportations. Mais une monnaie faible n’a fait que pousser les entreprises et les riches à passer encore davantage au dollar, par des moyens légaux ou illégaux. Elles ont ensuite tenté de soutenir les marchés boursiers en créant davantage de crédit et faisant acheter des actions pas les banques publiques. Mais cela n’a fait que nourrir davantage la dette. Et finalement elles ont inversé ces politiques, en provoquant un krach boursier et un tarissement du crédit.
L’apparente incompétence des autorités chinoises et les continuelles fuites de capitaux ont convaincu de nombreux économistes capitalistes occidentaux que la Chine va connaître un atterrissage brutal ou un marasme économique de type capitaliste, et que cela ajoutera encore au plongeon des économies émergentes, en conduisant le monde vers la récession.
Mais un effondrement des marchés boursiers et une chute de la valeur du yuan signifient-ils en Chine une crise économique ? La Chine n’est pas une économie capitaliste « normale ». Le pouvoir d’Etat reste dominant dans l’industrie, la finance et l’investissement. Oui, les autorités chinoises ont ouvert l’économie aux forces de la valeur capitaliste, en particulier pour le commerce et les flux de capitaux, rendant ainsi la Chine bien plus vulnérable aux crises […]
Oui, l’économie mondiale ralentit. La « Longue Dépression » continue d’opérer. La semaine dernière, la Banque mondiale a souligné que les économies en développement n’ont crû en 2015 que de 3,7 %, leur taux le plus faible depuis 2001, deux points sous la moyenne du boom des années 2000 à 2008 […]
Le rôle central des Etats-Unis
Mais le ralentissement en Chine et les récessions dans les grands pays émergents vont-ils mettre à bas le monde ? Les arguments dans ce sens se basent en partie sur l’affirmation selon laquelle les économies émergentes sont aujourd’hui les moteurs de l’économie mondiale. Celles-ci réaliseraient 57 % du PIB mondial, dépassant les économies capitalistes avancées selon les chiffres du FMI. Il s’agit cependant d’une exagération grossière, car le FMI utilise ce qu’il appelle la « parité de pouvoir d’achat » afin de mesurer ce que l’on peut dépenser ou investir dans la monnaie locale de n’importe quel pays. Cela conduit à surestimer la valeur de la production des économies émergentes, par rapport à une mesure du PIB en dollars qui est pourtant nécessaire s’agissant du commerce et de l’investissement au niveau mondial.
En dollars, les économies émergentes réalisent 40 % du PIB mondial. Certes, cette proportion a doublé depuis 2002, mais il reste qu’à 46 %, la part des sept premières économies développées dépasse toujours celle des économies émergentes. Si la quote-part chinoise du PIB mondial en dollars a décollé, de seulement 4 % en 2002 à 15 % aujourd’hui, elle reste bien inférieure à celle des Etats-Unis, qui a diminué de 32 % en 2002 à 24 % aujourd’hui.
Ces chiffres rendent compte de la formidable expansion de l’économie chinoise. Mais il montrent aussi le rôle de pivot que les Etats-Unis conservent dans l’éventualité d’une crise capitaliste mondiale, en particulier du fait de leur domination dans les secteurs de la finance et des technologies. En 1998, les économies émergentes ont traversé une crise économique et financière majeure, mais cela n’a pas provoqué une crise mondiale. En 2008, les Etats-Unis ont connu la crise la plus grave de leur histoire depuis l’après-guerre, et cela a conduit à une récession mondiale […]
Quant aux perspectives d’une nouvelle récession économique aux Etats-Unis, ce qui importe n’est pas le niveau des taux d’intérêt, le fait qu’ils soient trop hauts ou trop bas par rapport à un dit « taux d’intérêt naturellement équilibré », comme les économistes dominants l’affirment aujourd’hui, mais ce qu’il se passe avec les profits et les investissements des entreprises. C’est l’investissement qui tire l’emploi et les revenus, donc la croissance économique […]
En règle générale, la profitabilité du capital et les profits des entreprises déterminent le volume des investissements avec un décalage de 12 à 18 mois. Au niveau mondial (moyenne pondérée des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de l’Allemagne, du Japon et de la Chine), les profits des entreprises sont actuellement en baisse et désormais, ils chutent également aux Etats-Unis (par rapport à l’année dernière). Cela semble indiquer que l’investissement, qui aux Etats-Unis venait d’augmenter de près de 5 %, devrait également commencer à décliner d’ici environ un an. Si cela se produisait, alors les Etats-Unis s’achemineraient probablement vers la récession. Mais le facteur décisif ne sera pas celui de la Chine ou des économies émergentes.
Michael Roberts
- 1. https://thenextrecession… Quelques coupures, opérées pour des raisons de place, sont signalées entre crochets et nous ne reproduisons pas non plus les graphiques présentés avec le texte original. Les intertitres sont de notre rédaction. Le marxiste britannique Michael Roberts est un économiste reconnu – et souvent controversé – dans les milieux de gauche, militants comme académiques.