Entretien. Nous avons rencontré Fabienne Lauret, établie ouvrière mécanicienne à Renault-Flins à partir de 1972, à l’occasion de la sortie de son livre l’Envers de Flins, une féministe révolutionnaire à l’atelier (Syllepse).
Après t’être construite un « passé d’ouvrière » tu réussis à te faire embaucher à Renault Flins le 3 mai 1972. Que veut dire « établie » pour toi à ce moment ?
C’est choisir un avenir pour lequel je n’avais pas été forcément « programmée », puisqu’après mon bac en 1969, j’ai fait deux années en fac (philo et histoire) avec la vague idée d’être professeure ; mais en fait, ayant plus milité qu’étudié, je n’ai même pas obtenu l’équivalent d’un Deug. S’établir en usine était un choix politique collectif après l’immense mouvement social qu’avait été mai-juin 1968, alliant luttes de la jeunesse et une grève générale de millions de salariéEs. J’avais découvert les organisations révolutionnaires lors des nombreux meetings, assemblées et manifs à Paris dans les facs et lycées. Avec mon compagnon d’alors et un autre ami, on adhère au cercle JCR du 6e, le jour de sa dissolution par de Gaulle le 12 juin 1968. Mais dès 1969 nous rejoignons un courant interne, Révolution !, qui prône la centralité de la classe ouvrière pour changer la société. Et pour accélérer ce qui avait été analysé comme une répétition générale, il fallait aller dans les usines. Dès septembre 1970, avec tout un groupe de Révolution ! (sorti de la Ligue communiste, qui avait succédé à la JCR) nous nous installons dans la région du Mantois (78), autour de Renault Flins qui avait été identifiée comme une usine potentiellement explosive. Il y aura plusieurs établiEs dans les usines du coin, dont 4 à Flins mais aussi, pour faire un travail politique global, viendront des profs, des éducateurEs, des médecins, des étudiantEs, des employéEs. Une véritable aventure collective ! Je découvre l’atelier de couture, une usine dans l’usine énorme qu’était Renault Flins. Malgré la dureté du travail et des horaires, on avait l’enthousiasme, les braises de 68 étaient encore un peu chaudes et on s’imaginait que notre intervention régulière pourrait « remettre, par une étincelle, le feu à la plaine » avant 10 ans ! Un an après, l’échec douloureux de la grève des OS de 1973 nous fait revenir sur terre et comprendre que ce sera bien plus complexe que ça. Dès lors, je ne me sens plus vraiment établie mais réellement ouvrière, certes révolutionnaire et féministe, mais partie prenante de cette classe.
Quarante-cinq ans plus tard et après plusieurs « vagues » d’établissement le bilan paraît maigre en matière de création de « collectifs de militantEs révolutionnaires » en usine. Qu’est-ce qui en cause, le sujet, (la classe ouvrière) ou les acteurEs, les militantEs révolutionnaires ?
Oui c’est vrai, l’embellie a duré une dizaine d’années, close par l’arrivée du PS de Mitterand au pouvoir et par la première énorme vague de la mondialisation libérale des années 1980-90 qui en a scotché plus d’unE. Le chômage, la précarisation galopante, l’intérim, les démantèlements d’entreprises, de bastions ouvriers, les vagues de privatisations et de casse des services publics, la répression, ont beaucoup pesé et découragé. On n’a pas gagné beaucoup de batailles sociales et les rares victoires ont été trahies ou récupérées. Sur fond de divisions syndicales et politiques à gauche et à l’extrême gauche, de montée du FN et du racisme, du rejet de la politique et de droitisation générale, beaucoup se sont essouflés, découragés. Oui, la classe ouvrière a changé, s’est atomisée, précarisée, déplacée et on ne l’a peut-être pas vu ni analysé à temps, par crispation sur certains dogmes, peut-être faute d’éducation populaire approfondie et d’enracinement social. De fait peu de militantEs établis sont restés engagés sur une longue période, mais je crois que la plupart y ont laissé des traces positives et n’ont pas renoncé à changer le monde pour autant. La difficulté de construire durablement des collectifs militants qu’ils soient syndicaux ou révolutionnaires, est aussi inhérente à l’exploitation capitaliste et son idéologie dominante. Parce que c’est dur au quotidien, que la conscience révolutionnaire ne va pas de soi et a besoin d’avancer concrètement. Alors je rejoins souvent cette phrase du regetté Daniel Bensaïd sur la belle affiche du NPA de 2009 avec tous les portraits de révolutionnaires célèbres depuis 1789 : « Bien sûr, nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants. Et à force de patience, nous avons gagné le droit précieux de recommencer. »
Ce volontarisme n’avait-il pas pour résultat d’accroître la tendance à la délégation de pouvoir aux militantEs « spécialistes », au détriment de l’auto-organisation dont ils et elles se réclamaient ?
À Renault Flins nous avons assez vite identifié cette tendance à la délégation de pouvoir, qui est une construction profonde du système de domination et de représentation, et ce dès l’enfance. Cela pèse beaucoup, y compris dans nos organisations quelles qu’elles soient, c’est un combat quotidien que d’y résister (voir le livre de Nicolas Dubost Flins sans fin de 1978). L’auto-organisation à tous les niveaux, la démocratie ouvrière et syndicale ne sont pas une évidence ni une volonté spontanée : elles prennent du temps face aux exigences et à la pression de l’efficacité immédiate. Il faut donc justement être volontaristes dans ce sens-là.
À de nombreuses reprises tu décris la souffrance au travail, « l’acceptation tacite de toute cette aliénation physique et mentale ». A contrario, tu évoques longuement les négociations sur « la modernisation de la couture ». Contradiction ?
Être militantE en entreprise, c’est justement essayer de comprendre et d’intervenir sur cette contradiction permanente, complexe et incontournable : l’aliénation à la fois subie et rejetée et l’aspiration à la négocier, à l’amoindrir tout en voulant sa disparition à terme. J’ai voulu décortiquer l’exemple concret de la modernisation de la couture à Flins, que j’ai vécue de très près, afin de montrer les arcanes délicates de cette contradiction. Sur le fil du rasoir risqué entre la prise en main de leur sort par les ouvrières et la possible collaboration de classe.
Un autre thème fort est celui du féminisme. Quelle est la spécificité de ce combat en milieu ouvrier ?
Déjà ce combat est une gageure quand les femmes y sont très minoritaires comme dans les usines de l’automobile. Elles ont longtemps été cantonnées dans des secteurs spécifiques comme la couture des sièges, les jockeyttes au parc, la petite préparation, le marouflage en peinture, dans les bureaux comme pointeaux... Tous les poncifs machistes s’expriment souvent de façon brut de décoffrage et sans détour : les sifflements collectifs, les remarques et blagues graveleuses au passage d’une femme dans un atelier d’hommes ; plus souterrains étaient le harcèlement sexuel et l’exhibition. L’atelier de couture était même dénommé le parc à moules... Les horaires en équipes 2 × 8 consacrent comme « naturelle » la double journée de travail avec les tâches ménagères et les soins aux enfants. À tel point qu’en 1972, même le CE géré par la CGT offrit, pour la sacro-sainte fête des mères, un tablier de cuisine et une manique pour servir les plats ! Ce que notre organisation a été la seule à dénoncer. Plus tard la gestion FO fit venir régulièrement des chippendales à cette occasion et distribua aux hommes pour le Nouvel An des calendriers avec des photos de femmes nues ! Initiatives dénoncées par la CFDT longtemps contestataire. C’est dire si la construction d’un MLAC en 1974 fut délicate et si les commissions femmes de la CGT et de la CFDT étaient tenues à bout de bras par de rares militantes. Aujourd’hui, avec la baisse énorme des effectifs et l’intérim massif, la relève semble tarder à venir.
Le chapitre « Quitter l’usine pour le comité d’établissement » est sous-titré « Usure et désillusions des années 1980, comment rebondir ? ». Alors « usure » ou « désillusion » ?
En fait c’est un des titres de paragraphe du chapitre qui suggère les deux notions dans un contexte politique général plus large que l’usine même, mais qui appelle justement par la suite à d’autres développements : une reconversion au CE comme une continuité de cet engagement, entre la découverte des possibilités émancipatrices d’un CE appliquées pendant 12 ans par une CFDT encore combative et la gestion consumériste suivante de FO et la CGC, digne des pires patrons notamment à mon encontre.
Ton activité militante ne s’est pas arrêtée à l’usine. Ce militantisme laisse-t-il plus de place à des rapports humains plus riches, à élargir nos points de vue, à l’écologie par exemple ?
Oui, c’était une conception et une volonté collectives dès le début de cet engagement. Parce qu’on ne saucissonne pas la vie quand on veut changer vraiment la société capitaliste qui, elle, s’insinue dans toutes les sphères de nos vies. On n’est pas seulement salariéE 8 heures par jour, mais aussi parent, locataire, patientE, usagerE, spectateurE, électeurE, consommateurE… et on peut être acteurE de sa vie en résistant à tous les niveaux et en construisant des alternatives notamment écologistes. C’est bien dans toutes les luttes qu’on s’enrichit humainement, en élargissant nos points de vue.
On voit bien que tu ne regrettes rien. Mais un sentiment d’échec, d’inachevé ?
Non je ne regrette absolument rien, même les moments les plus difficiles m’ont construite et fait avancer. Dans cette formidable école de la vie, j’ai rencontré des êtres magnifiques, vécu collectivement quelque part une belle page d’histoire sociale et humaine que j’ai voulu transmettre par ce livre. D’autres pages s’écrivent déjà ici ou ailleurs. Je suis rentrée à Renault-Flins par conviction révolutionnaire mais aussi par amour et j’y suis restée pour les mêmes raisons. Donc loin de moi l’idée d’échec ou d’inachevé, en tout cas pas définitif, si on pense aux enjeux immenses face au réchauffement climatique ou à la construction indispensable d’une large force politique révolutionnaire anticapitaliste, féministe, écologiste et unitaire. Car préférant le plus souvent voir le verre à moitié plein qu’à moitié vide, mon moteur est tel celui du philosophe marxiste Gramsci, de tenter d’« allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ».
Propos recueillis par Robert Pelletier