Ces 15, 16 et 17 octobre, les salariéEs d’Ubisoft en France étaient appeléEs à la grève. Pierre-Étienne Marx, syndicaliste au Syndicat des travailleurEs du jeu vidéo (STJV) et salarié chez Ubisoft Paris, nous explique les raisons de cette grève historique dans un secteur peu habitué aux mouvements sociaux.
Pourquoi cette grève ?
On fait grève pour trois revendications. Grève sur le télétravail, la direction veut nous imposer de revenir en présentiel trois jours par semaine. Grève sur les salaires, ça fait plusieurs années qu’on a des augmentations en dessous de l’inflation. Et grève sur le respect du dialogue social parce que la direction n’écoute pas, ne veut pas entendre ce qu’on leur dit, que ce soit les salariéEs individuellement ou les représentantEs du personnel. Et comme ils n’écoutent pas les salariéEs, ils prennent des décisions à la con. Sur le télétravail, il y a une décision qui tombe d’en haut qui ne prend pas en compte la réalité. Au studio de Paris, 10 % des salariéEs sont 100 % en télétravail et habitent loin.
Loin peut-être parce que leur salaire est trop bas pour se trouver un logement correct en région parisienne, ou parce qu’il y a des raisons de santé. En fait, il y a plein de raisons individuelles. Le constat c’est que quand on a rendu ça facile, plein de salariéEs ont trouvé des rythmes différents, plus adaptés, plus efficaces à la fois pour le boulot et pour un meilleur équilibre avec leur vie privée. Et là on leur dit que c’est fini. La direction ne fait pas confiance aux salariéEs et prend des décisions sans les consulter.
Cette grève part des salariéEs. C’est-à-dire que quand on a eu la remise en cause du télétravail mi-septembre, les collègues sont venuEs nous voir en disant : « Quand est-ce qu’on fait grève ? ». Donc l’intersyndicale a donné un cadre, pour protéger les salariéEs, faire en sorte qu’ils puissent faire grève sans subir de sanctions. Et derrière, si on a du monde en grève et qu’on montre à la direction qu’en fait ces sujets-là sont importants, on va continuer à faire pression pour les faire reculer.
Au STJV, on a fait un appel national pour couvrir même les entités du groupe où aucun syndicat n’a de section. L’idée c’est de dire aux collègues que partout ils et elles peuvent faire grève. Et après, là où on est implanté, on travaille en intersyndicale. Par exemple, au studio de Paris, on est trois syndicats, le STJV, Solidaires Informatique et la CFE-CGC.
Vous estimez qu’il y a combien de grévistes aujourd’hui ?
Entre 700 et 1 000. Ça fait un tiers à un quart des effectifs (il y a environ 4 000 salariéEs chez Ubisoft en France). C’est historique pour le secteur puisqu’on dépasserait le chiffre de la plus grosse grève de l’industrie du jeu vidéo dans le monde.
On vous demande de revenir en présentiel trois jours par semaine, à partir de quand et comment ?
Ce qu’on nous a dit, c’est trois jours de présentiel par semaine, sans précisions, pour une mise en place d’ici au 1er avril prochain, début de la nouvelle année fiscale. Il n’y a aucune obligation à cette date, c’est une décision arbitraire comme le reste.
Nous, il y a des choses qu’on trouve un peu déconnantes là-dedans. D’abord, au studio de Paris, on fonctionnait de manière mensualisée. Ça veut dire que si tu étais à 80 % de télétravail, au lieu de revenir un jour par semaine, tu pouvais revenir deux jours toutes les deux semaines. Ça peut être avantageux si on habite loin, pour faire moins de trajets en train. Ça peut l’être aussi pour certaines équipes qui préfèrent travailler sur ce rythme-là. Ensuite, nous ce qu’on veut montrer, c’est qu’il y a plein de collègues qui ont trouvé des rythmes différents parce que ça les avantageait. En fait, jusque-là, on avait une forme de flexibilité qui existait de fait. Ça fait un an qu’on [NdlR : les syndicats] veut signer un vrai accord de télétravail et que la direction repousse la négociation. Au lieu de discuter, elle a pris cette décision unilatéralement.
Aujourd’hui, c’est une grève appelée pour trois jours, quelles perspectives pour la suite ?
On veut montrer qu’il y a de la mobilisation, on veut forcer la direction à en prendre conscience. Une réunion de négociations sur le télétravail doit avoir lieu prochainement. On veut leur dire que le rapport de forces n’est pas en leur faveur et qu’ils doivent faire des concessions. Sinon, derrière, il y aura d’autres grèves, avec l’idée d’en faire sur des dates importantes pour l’entreprise. Si la direction ne veut pas bouger et s’imagine qu’on signera un accord inacceptable pour nous, eh bien à la sortie du prochain gros jeu il y aura un nouvel appel à la grève. On sait qu’il va y avoir des réactions de collègues nous disant que c’est dégueulasse de faire grève le jour d’une grosse sortie. Mais on leur dit que la grève, c’est ça en fait. La grève ça veut dire que le jeu ne sort pas si on n’est pas d’accord.
On nous reproche d’essayer de saboter les sorties, mais il y a un mec qui sabote en permanence, il est là-haut au dernier étage du siège [NdlR : Yves Guillemot, PDG d’Ubisoft] !
Avez-vous des inquiétudes pour l’avenir, sur la possibilité d’un plan social ?
On se pose la question. On se dit que la décision sur le télétravail est un plan social déguisé. Évidemment, la direction dément. Et il faut le dire, ce serait la pire façon d’en faire un. Parce que tu ne sais qui s’en va et qui reste. C’est possible que toute une équipe cruciale d’un projet s’en aille, et alors la production est foutue pendant 6 mois. Ça c’est une vraie possibilité, beaucoup de collègues envisagent sérieusement soit de partir, soit de se faire virer d’ici la mise en place de la nouvelle règle sur le télétravail. Et si un vrai plan social a lieu, il faudra évidemment aussi se battre contre.
Ça fait deux ans que la direction nous dit vouloir réduire les dépenses de 200 millions. On sait bien que le gros des dépenses, c’est les salaires. On peut faire des économies sur le thé en salle de pause, mais c’est pas comme ça que tu atteins les 200 millions, donc il faut faire partir des gens. Et ils ont déjà commencé, au Canada dans le service informatique, à Paris dans les services RH (alors même que les NAO sont en cours).
L’annonce sur le télétravail concerne le groupe partout dans le monde, est-ce qu’il y a des actions similaires à la grève d’aujourd’hui dans les autres pays où Ubisoft est implanté ?
Ça a bougé un peu partout. Je sais qu’à Montréal, par exemple, il y a eu énormément de grogne. Il y a aussi une grève appelée au studio de Milan, ce jeudi 17 octobre. En Espagne, ça va se mobiliser aussi. On est en contact avec des salariéEs d’autres pays qui n’ont pas forcément appelé à la grève mais qui vont potentiellement suivre ce qu’on fait ici ! C’est sûr qu’en France les syndicats sont plus implantés dans la boîte qu’ailleurs où c’est un peu plus lent à se lancer, mais j’ai l’impression que ça a aussi donné un coup de boost à pas mal de gens qui sont en train de se dire qu’il faut se mobiliser.
Propos recueillis par Awena Connolly sur le piquet de grève devant le siège international d’Ubisoft à Saint-Mandé (région parisienne), le mardi 15 octobre.