Entretien. Maître de conférences en science politique, Sophie Béroud a notamment publié plusieurs écrits sur le syndicalisme en France. Avec nous, elles revient sur cette question à la lumière de la mobilisation contre la loi travail.
Contrairement à ce qui s’est passé lors des précédentes attaques du gouvernement (CICE, accords compétitivité, loi Rebsamen Macron), les organisations sont parvenues à mobiliser largement et longuement. Quelle(s) explication(s) ?
Plusieurs éléments ont joué, même s’il est toujours difficile de dire pourquoi une mobilisation prend et pas une autre. D’une part, une partie des réseaux militants ont été remobilisés par rapport aux enjeux sur la déchéance de nationalité. Il y avait une volonté d’agir, un ras-le-bol face à l’orientation de plus en plus sécuritaire et autoritaire de ce gouvernement. Une exaspération également bien présente du côté des salariés face à l’accumulation de mesures et de réformes favorables au patronat. D’autre part, début mars, la conjonction de plusieurs initiatives a été déterminante : le succès immédiat et massif de la pétition « Loi travail, non merci », l’implication des organisations de jeunesse, la sensibilisation via les sites créés par des youtubers comme « On vaut mieux que ça ! », l’appel à une manifestation d’ampleur et le succès de celle du 9 mars… La convergence de ces différentes initiatives a créé un contexte plus propice à la mobilisation, bien plus que pour la loi Macron par exemple. Un des succès du mouvement contre la loi El Khomri tient, me semble-t-il, à l’articulation sur la durée entre plusieurs modalités d’action : manifestations, grèves sectorielles, mais aussi pétition, votation citoyenne. Cela a permis d’entretenir un haut niveau de mobilisation.
Au fil des années, dans la pratique, le fossé se creuse entre les syndicats « réformistes » et les « radicaux ». Existe-t-il vraiment deux syndicalismes ?
Oui, très clairement sur le plan idéologique, sur la conception du rôle des syndicats dans l’entreprise et par rapport aux politiques économiques qui sont menées. D’un côté, la direction de la CFDT défend clairement un syndicalisme dont l’horizon principal est celui de la négociation à l’échelle de l’entreprise, comme partenaire reconnu et intégré à l’ordre managérial. Mais il ne s’agit pas d’un syndicalisme « réformiste » : il faut contester ce terme, le mettre en cause. Le projet qui est défendu n’est pas un projet de réforme progressive de l’ordre économique et social, mais bien d’intégration du syndicalisme comme acteur expert, professionnalisé, à l’ordre dominant néolibéral. De l’autre côté, ce qui réunit des syndicats comme la CGT, FO, Solidaires et la FSU est de penser qu’il est encore possible de rejeter cet ordre dominant, de construire des contre-pouvoirs. Mais en revanche, il n’y a pas d’homogénéité, notamment avec FO, dans le projet syndical qui est défendu. Au niveau de l’intersyndicale, cela a d’ailleurs posé problème, la direction de FO refusant d’avancer des propositions alternatives dans les communiqués communs.
L’accord de 2008 sur la représentativité visait à une homogénéisation du camp syndical « par le milieu ». Qu’en est-il ?
Dès les premiers moments d’application des nouvelles règles de représentativité syndicale, suite à la loi du 20 août 2008, il est apparu que les dynamiques de reconfiguration dans les entreprises, dans les branches, seraient plus compliquées qu’une simple polarisation autour de la CFDT et de la CGT. Dans certaines entreprises, une réduction du nombre de syndicats s’est produite, mais pas nécessairement dans le sens d’une élimination des acteurs les plus contestataires. Au contraire même, dans l’industrie et dans le commerce, les nouvelles règles de représentativité ont parfois facilité l’implantation des syndicats SUD. C’est d’ailleurs pour cela que le patronat et le gouvernement veulent maintenant aller plus loin et ont pensé l’usage du référendum dans la loi El Khomri : donner des armes, coûte que coûte, aux syndicats réformistes, surtout quand ils sont minoritaires.
Dans tous les cas, le « syndicalisme rassemblé » défendu depuis des années par la direction de la CGT a-t-il encore un avenir ?
Cela a été dit lors du dernier congrès confédéral de la CGT à Marseille en avril dernier : le « syndicalisme rassemblé » a constitué une option de la direction de la CGT dans un contexte historique précis, celui de l’après 1995. Aujourd’hui, il est dépassé. La séparation avec la CFDT repose sur des bases idéologiques, sur des options fondamentales quant à la conception du rôle du syndicalisme auprès des travailleurs. Elle n’est pas surmontable à l’heure actuelle. Tout le défi est de créer des dynamiques unitaires, à géométrie variable (avec FO ou sans FO), susceptibles de favoriser la mobilisation la plus large possible. Sur le moyen terme, on voit aussi toute l’urgence à penser, enfin, des modalités de travail en commun durables entre la CGT, la FSU et Solidaires pour définir une stratégie syndicale d’ensemble.
Depuis 1995 (avec l’exception du CPE, victoire partielle, portée en grande partie par les jeunes), les stratégies syndicales sont globalement en échec. Brutalité des restructurations/chômage ou panne de stratégie ?
La mobilisation de l’automne 2010 contre la réforme des retraites comme celle que nous vivons aujourd’hui contre la loi El Khomri se heurtent d’abord et avant tout à la violence des choix économiques et sociaux imposés par les gouvernements. Ce qui se passe aujourd’hui montre, s’il en était besoin, combien la référence à une social-démocratie européenne n’a plus de sens. Les gouvernements sous le quinquennat de François Hollande se sont mis clairement au service des intérêts des acteurs financiers, en s’appuyant sur le carcan établi par l’Union européenne. Il y a une sorte d’effacement du politique, de réduction de toute autonomie relative. C’est une donnée que les syndicats vont devoir intégrer : il n’y a plus de marge de manœuvre face à des gouvernements qui travaillent ouvertement pour les classes dominantes, la confrontation est nécessairement très dure et nécessite un rapport de forces exceptionnel. Cela implique, en effet, de repenser les stratégies possibles : comment réussir à produire des solidarités malgré un chômage de masse structurel et malgré le processus continu de précarisation ? Comment faire entendre d’autres choix possibles malgré l’intense propagande médiatique ? Comment convaincre les salariés de la justesse des revendications qui sont portées et surtout de leur pertinence dans la société actuelle ? Cette obligation à repenser la stratégie syndicale en tirant toutes les conséquences de la violence et de la brutalité des politiques de démantèlement des droits sociaux passe aussi par un examen critique de la présence des syndicats dans différentes sphères institutionnelles : que peut-on véritablement y gagner ? En quoi cette présence peut-elle constituer un point d’appui effectif ? Le piège d’un enfermement des syndicats dans le seul horizon d’une activité de négociation à l’échelle de l’entreprise est bien tendu… Il y a un risque, y compris pour les syndicats les plus contestataires, de voir leurs équipes absorbées par ce type d’activité et de perdre une vision plus globale et plus politique des combats à mener.
Déclarations séparées, cortèges distincts, peu ou pas d’actions communes entre partis et syndicats, invisibilité de CQFD (collectif de défense du droit du travail). Le recul d’un front commun syndicats-partis-syndicats ?
La grande nouveauté, je crois, est que la CGT n’a pas eu peur, en ce printemps 2016, de se retrouver dans une confrontation directe avec le gouvernement Valls, à être désignée comme l’ennemie politique n°1. Après 1995 et jusqu’en 2010, il y avait beaucoup de réserves du côté de la direction de la CGT à se retrouver, malgré elle, sur le terrain politique. Là, c’est assumé. Cela peut ouvrir des espaces plus sereins pour construite des coopérations, sur des enjeux précis, entre différents acteurs, syndicats, collectifs, associations, partis.
Propos recueillis par Robert Pelletier