Par Henri Wilno.
Le retour, dans le contexte de la crise, du thème de la nationalisation des entreprises peut susciter des interrogations. Surtout quand cela vient d’en haut, d’un ministre comme Montebourg. Il serait néanmoins erroné de ne pas s’en emparer dans une perspective anticapitaliste.
La nationalisation et plus généralement la propriété publique semblaient passées de mode au début des années 1990. Quand elles étaient évoquées dans un débat, généralement par un participant lié à l’extrême-gauche, ses interlocuteurs de droite comme de gauche accusaient le trublion de vouloir ressusciter l’Albanie. Du côté des salariés, les choses étaient confuses : si les nationalisations de 1945 conservaient une odeur de progrès économique et social, celles de 1981-82 avaient un parfum d’amertume (voir article page 11). Par ailleurs, la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS avaient non seulement emporté les illusions de ceux qui avaient maintenu une fidélité aveugle à l’URSS, mais aussi semblé détruire l’espérance de tout changement socialiste. Pour les sociaux-démocrates, le capitalisme est désormais un « horizon indépassable » et ils s’acharnent à le mettre en pratique, à l’instar des privatisations massives du gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002).
Services publics et banques
Les premiers indices d’un retour du débat à une échelle plus large sont apparus avec le courant altermondialiste (le premier Forum social mondial s’est tenu en 2001) qui a mis en avant la notion de « bien commun », concept appliqué notamment à l’eau. La privatisation de sa distribution suscitait des mouvements importants en Amérique latine. Plus tard, devant la déferlante des privatisations et leurs conséquences, l’idée que les « services publics » ne doivent pas être libéralisés ni livrés au privé a fait son retour. Mais sur le fond, tout cela reste très défensif : les incursions dans la propriété privée restent perçues comme des exceptions.
Avec la crise, une évolution essentielle se produit autour des banques. L’idée se répand qu’elles ne peuvent être laissées au privé. Des banques en déconfiture sont d’ailleurs nationalisées, en Angleterre par exemple. Mais il s’agit pour les Etats capitalistes de sauver non seulement les banques mais les banquiers et les actionnaires, en socialisant les pertes et en rendant ultérieurement ces établissements au privé. Face à ces mystifications, si le NPA, par exemple, défend clairement la socialisation sans indemnités ni rachat de l’ensemble du système bancaire, le Front de gauche reste à mi-chemin avec son « pôle public bancaire » qui coexisterait avec les banques privées.
Sauver les emplois
Pour ce qui est des entreprises de production, au-delà des programmes des organisations anticapitalistes, la remise en cause de la propriété patronale a fait son retour à partir de la volonté des salariés de sauver leurs emplois face à un risque de fermeture. L’expérience la plus significative a été celle de l’Argentine avec un mouvement de récupération par les travailleurs des entreprises abandonnées par leurs patrons au plus fort de la crise (voir page 16). Dans les autres pays, ce furent plutôt des expériences isolées et d’inspirations diverses.
En France, existaient déjà des SCOP (sociétés coopératives ouvrières de production, rebaptisées « sociétés coopératives et participatives » en 2010) et des travailleurs en lutte avaient recouru à cet instrument pour sauver leur entreprise et leurs emplois (voir page 13). En témoignent la tentative des Lip dans les années 1970, le combat des travailleurs de Fumel et bien d’autres cas. Ces expériences étaient avant tout de nature empirique (il s’agissait de sauver les emplois) même si elles correspondaient parfois aussi à un sentiment diffus qu’« on peut se passer des patrons ».
Avec la crise qui a commencé en 2008, le thème de la nationalisation a fait progressivement son retour dans le secteur de la production. La revendication est apparue parfois face à des fermetures d’entreprise, dans des cas où un repreneur se faisait attendre. Il s’agissait souvent d’une nationalisation provisoire, conçue comme solution d’attente. Mais cela restait au total assez marginal. A l’automne 2012, la situation s’est modifiée autour du cas d’ArcelorMittal.
Son écho, au-delà des gesticulations de Montebourg, s’explique surtout par l’approfondissement de la crise avec son cortège de fermetures d’usines. Souvent, des travailleurs ont accepté des suppressions d’emplois et des baisses de salaires, indirectes avec le chômage partiel ou directes avec l’allongement du temps de travail, et on leur annonce un repreneur qui demande encore plus, ou pas de repreneur du tout. Les nationalisations redeviennent ainsi une question politique, d’autant que le Medef est vent debout contre toute évocation de cette perspective.
Pour les salariés, la question est la même que dans le cas des coopératives : il faut sauver les emplois, il n’y a aucune légitimité à ce que les patrons reçoivent un sou et il faut le maximum de garanties pour l’avenir de la boite.
Mais que faire face aux propositions de nationalisations temporaires venues d’en haut ? Deux discours opposés mais symétriques peuvent être entendus à l’extrême gauche. Selon le premier, tant qu’on reste dans le cadre du capitalisme, privé et public, c’est fondamentalement la même chose comme l’expérience de 1981-82 en témoigne. Le second consiste à dire qu’il faut nationaliser, mais tout l’appareil productif, sinon cela revient à créer des illusions. Chacune de ces positions renonce à répondre au problème politique concret qui est posé et, surtout, aux interrogations et aspirations d’un certain nombre de travailleurs face à l’arrogance de patrons prédateurs qui ferment des entreprises, même rentables.
Expropriation et agitation anticapitaliste
Il ne faut pas craindre de mettre en avant la question de la nationalisation de certaines entreprises quand le problème est posé, ceci pour la raison précise donnée par Trotsky en 1938, également dans une période de crise économique : « La nécessité de lancer le mot d’ordre de l’expropriation dans l’agitation quotidienne, par conséquent d’une manière fractionnée, et non pas seulement d’un point de vue propagandiste, sous sa forme générale, découle du fait que les diverses branches de l’industrie se trouvent à divers niveaux de développement, occupent des places différentes dans la vie de la société et passent par divers stades de la lutte des classes » (voir encadré). Il faut donc partir des situations concrètes en montrant en quoi les vraies nationalisations que nous soutenons (en fait des expropriations) sont différentes des opérations à la Montebourg aujourd’hui ou de celles de Mitterrand en 1981-82.
Elles s’en distinguent par les caractéristiques mises en avant par Trotsky : le refus du rachat, la dénonciation des discours des « charlatans », la nécessité de l’action des salariés avec en perspective la question d’un autre pouvoir. A quoi il faut ajouter un autre point essentiel : le contrôle par les salariés des décisions des dirigeants de l’entreprise. Il ne s’agit pas de remplacer les patrons privés par des hauts fonctionnaires disposant des mêmes pouvoirs et fonctionnant fondamentalement de la même façon.
Au-delà, dans une perspective de transformation de la société, seule la gestion démocratique du secteur nationalisé peut permettre une appropriation réelle des entreprises par les travailleurs. Notre projet de société, n’est en rien celui qui a opprimé les travailleurs de l’URSS et des autres économies construites sur ce modèle (voir page 18). o
L’expropriation de certains groupes de capitalistes
(Léon Trotsky, Programme de transition, 1938)
Le programme socialiste de l’expropriation, c’est-à-dire du renversement politique de la bourgeoisie et de la liquidation de sa domination économique, ne doit en aucun cas nous empêcher, dans la présente période de transition, de revendiquer, lorsque l’occasion s’en offre, l’expropriation de certaines branches de l’industrie parmi les plus importantes pour l’existence nationale ou de certains groupes de la bourgeoisie parmi les plus parasitaires.
Ainsi, aux prêches geignards de messieurs les démocrates sur la dictature des « 60 familles » aux États-Unis ou des « 200 familles » en France, nous opposons la revendication de l’expropriation de ces 60 ou 200 féodaux capitalistes.
Exactement de même, nous revendiquons l’expropriation des compagnies monopolistes de l’industrie de guerre, des chemins de fer, des plus importantes sources de matières premières, etc.
La différence entre ces revendications et le mot d’ordre réformiste bien vague de «nationalisation» consiste en ce que :
1) Nous repoussons le rachat ;
2) Nous prévenons les masses contre les charlatans du front populaire qui, proposant la nationalisation en paroles, restent en fait les agents du capital ;
3) Nous appelons les masses à ne compter que sur leur propre force révolutionnaire ;
4) Nous relions le problème de l’expropriation à celui du pouvoir des ouvriers et des paysans.
La nécessité de lancer le mot d’ordre de l’expropriation dans l’agitation quotidienne, par conséquent d’une manière fractionnée, et non pas seulement d’un point de vue propagandiste, sous sa forme générale, découle du fait que les diverses branches de l’industrie se trouvent à divers niveaux de développement, occupent des places différentes dans la vie de la société et passent par divers stades de la lutte des classes. Seule, la montée révolutionnaire générale du prolétariat peut mettre l’expropriation générale de la bourgeoisie à l’ordre du jour. L’objet des revendications transitoires est de préparer le prolétariat à résoudre ce problème.