Après l’explosion de l’usine AZF de Toulouse le 21 septembre 2001, les sinistréEs et les familles des victimes de ce crime industriel exigeaient « plus jamais ça ». L’incendie de Lubrizol, 18 ans après, montre que l’État et les capitalistes n’ont eu aucun scrupule à réduire les freins aux dangers industriels.
La mobilisation et l’émotion ont contraint le gouvernement de l’époque à bouger un peu, ou au moins à en avoir l’air. La loi « Risques » de juillet 2003 prendra quelques timides mesures. Dans les installations classées pour l’environnement (ICPE), elle met en place une augmentation des moyens des CHSCT de 30 %, des CHSCT élargis aux représentantEs des salariéEs et aux patrons des entreprises sous-traitantes, la présence des inspecteurs des installations classées comme membres des CHSCT… Dans les zones où se côtoient une ou plusieurs entreprises « Seveso seuil haut » sont prévus des comités interentreprises de santé et de sécurité au travail (CISST) – aucun ne sera mis en place sur le secteur de Rouen – et des Comités locaux d’information et de concertation (CLIC). Dans la réalité, l’obligation d’information des employeurs sera de plus en plus formelle et l’activité des CLIC se concentrera sur les Plans de prévention des risques technologiques (PPRT), c’est-à-dire la négociation entre les entreprises et l’urbanisation, pour établir qui paiera quoi en cas d’expropriation ou d’obligation de travaux… aux dépens de la suppression du risque à la source et des moyens réels de préventions. Mais c’est encore trop pour les patrons !
Comment l’incendie de Lubrizol a été rendu possible… par l’État
Dès 2009, le gouvernement Sarkozy crée, pour certaines activités dont la liste sera fixée par décret, un régime d’enregistrement des ICPE, c’est-à-dire une procédure d’autorisation « simplifiée » qui ne comporte plus ni étude d’impact, ni étude de danger, ni enquête d’utilité publique. En 2016, le gouvernement Hollande étend ce régime à de nouveaux secteurs puis en 2017, simplification réglementaire oblige, il supprime la notice d’hygiène et sécurité, le seul document qui intégrait l’organisation du travail dans les dossiers de demande d’autorisation d’exploiter.
En juin 2018, le gouvernement Macron publie un décret (encore un !) qui réduit le nombre de cas où les projets doivent être soumis à une évaluation environnementale, y compris pour les installations Seveso, en particulier il dispense d’une évaluation environnementale systématique en cas de modification d’exploitation. Dans tous les cas, l’examen du projet relevait encore d’une autorité environnementale indépendante. Mais, depuis août 2018 et la loi pour un État au service d’une société de confiance (Essoc), cette compétence est donnée au préfet lorsque le projet consiste en une modification des installations et non une création.
C’est ainsi que le préfet de Normandie a autorisé deux augmentations successives, les 15 janvier et 19 juin 2019, de stockage de produits dangereux dans l’usine Lubrizol et considéré qu’il n’y avait pas lieu d’exiger une évaluation environnementale !
Du droit du travail…
En 2016, toujours au nom de la simplification, la loi Travail fait disparaître toutes les instances représentatives du personnel (CHSCT, Comité d’entreprise, Délégués du personnel) et met en place une instance unique, le Comité social et économique (CSE). Dans les entreprises de plus de 300 salariés, une Commission Santé, Sécurité et conditions de travail (CSSCT) doit impérativement être créée. Mais la nouvelle configuration où la CSSCT est subordonnée au CSE conduit à marginaliser les préoccupations relevant de la santé ou de la sécurité. Les heures de délégations pour les éluEs CSE sont réduites, et ils et elles devront arbitrer dans leurs priorités de travail.
Il y a fort à parier que les enjeux de santé, de conditions de travail et de sécurité, moins payants électoralement que les activités sociales, n’en ressortiront pas gagnants. La force et l’utilité des CHSCT reposait sur l’expérience accumulée d’équipes syndicales actives sur les enjeux de santé au travail, sur des militantEs qui avaient acquis, d’une formation indépendante, une expertise pratique irremplaçables et une culture syndicale qui permet de mieux résister au chantage à l’emploi. La liquidation des CHSCT vient s’ajouter à la précarisation du travail, au recours à la sous-traitance pour éroder plus encore les capacités de résistance collective à l’intérieur des entreprises.
Et un, et deux, et trois Lubrizol !
L’État prépare de nouveaux crimes industriels en organisant la déréglementation sociale et environnementale.
Le rapport Lecocq (août 2018) propose une « une refonte radicale du cadre juridique et institutionnel » de la santé au travail. Le contrôle, donc les possibles sanctions, sont, selon la députée, un obstacle à la prévention que le patronat mettrait volontiers en œuvre pour peu qu’il soit bien conseillé… Exit donc la CARSAT et l’inspection du travail trop peu compréhensifs à l’égard des patrons délinquants. Exit aussi l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur, elle aussi trop contraignante car établissant la responsabilité patronale en cas d’accidents du travail et ouvrant la voie la faute inexcusable et à l’indemnisation des salariéEs pour les maladies professionnelles. Ce rapport a les faveurs du gouvernement pour guider une nouvelle réforme du Code du travail. S’il devait se concrétiser, il mettrait fin à la reconnaissance du fait que les patrons étant les organisateurs du travail, ils sont aussi présumés responsables (et coupables) de tous manquements en matière de sécurité.
Côté environnement, le député Kasbarian a remis au premier ministre le 23 septembre 2019 un rapport sur « 5 chantiers pour simplifier et accélérer les installations industrielles » plus qu’alarmant. Dès la première phrase le ton est donné « Les investisseurs voient la simplification des procédures administratives comme l’une des principales pistes d’amélioration de la compétitivité d’un pays », et le rapport donne toute satisfaction aux dits investisseurs. Il propose une standardisation des procédures avec des « sites industriels clés en main ». Concernant les missions de contrôle et d’inspection de l’administration, « il convient de faire évoluer sa posture vis-à-vis des industriels vers plus d’accompagnement et une meilleure prise en compte des enjeux industriels ». Cela passe par « une sensibilisation des agents aux contraintes des entreprises ». Le préfets doivent pouvoir « sans attendre l’autorisation environnementale, autoriser le démarrage de tout ou partie des travaux » et « chaque sous-préfet fera de l’objectif de reconquête industrielle une priorité […] en s’appuyant sur les meilleures pratiques de dialogue et d’échange entre les industriels, les administrations et les différentes parties prenantes ». « Il s’agit plus largement de mobiliser le pouvoir de dérogation du préfet » (sic !).
Pour l’État et les capitalistes : Les profits valent plus que les salariéEs, les populations et l’environnement !
Converger pour aller plus loin
SalariéEs ou riverainNEs, syndicalistes ou écologistes, paysanNEs ou gens du voyage, nous ne pouvons compter que sur notre mobilisation. La vaste coalition qui s’est constituée à Rouen pour arracher justice et vérité est un outil précieux. Au-delà de cette tâche essentielle, la convergence doit permettre d’avancer ensemble sur des propositions communes, sociales et écologiques qui dessinent un avenir où on pourra vraiment dire « plus jamais ça ! » Il est évidemment indispensable de créer le plus large front pour s’opposer à toutes les déréglementations qui protègent les criminels industriels en col blanc.
Poser la question de l’utilité sociale des productions.
Les patrons eux ne s’y trompent pas. Celui de Chevron Oronite, une entreprise d’additifs concurrente de Lubrizol, déclare : « Les voisins de nos usines doivent comprendre ce que nous faisons pour accepter de cohabiter avec nous. […] Les emplois que nous générons ne suffisent pas à justifier notre présence. » La question est bien : Avons-nous besoin de ces additifs (ou d’autres productions à risques) ? C’est à l’ensemble de la société de décider si une production est indispensable. Si elle présente des risques, la société, les salariéEs et les riverains doivent alors en maîtriser les conditions, donc ne pas la laisser aux mains des capitalistes. Les salariéEs sont les premièrEs exposéEs, ils et elles doivent avoir les moyens de jouer leur rôle de « sentinelles des contaminations environnementales », pour cela il faut interdire la sous-traitance et la précarité, assurer aux salariéEs le droit effectif de contrôler les conditions de travail et de sécurité, ainsi qu’une protection totale comme lanceurEs d’alerte pour les populations et l’environnement…
Certaines productions inutiles, climaticides, nuisibles doivent cesser, ce n’est en aucun cas aux salariéEs d’en faire les frais. Pour cela le rapport de force, une puissante mobilisation commune, construite avec la population, le mouvement ouvrier et écologiste, doit faire barrage aux licenciements et imposer le droit pour les travailleurEs concernéEs de proposer et mettre en œuvre une production alternative utile et dans tous les cas de conserver leur salaire et tous les droits sociaux jusqu’à un nouvel emploi ou la retraite.
Au-delà, il s’agit de penser ensemble, les conditions de la transformation radicale de la production qu’imposent la lutte contre le changement climatique et la réparation des désastres écologiques. C’est une tâche compliquée, pleine de contradictions, mais qui participe de la reconstruction d’un projet anticapitaliste, écosocialiste, d’un horizon désirable, indispensable à la remobilisation et à la reconstruction de nos outils de lutte et d’organisation.
Christine Poupin