Entretien. De récentes mobilisations et signatures d’accords d’entreprise remettent au premier plan de l’actualité le travail du dimanche dans le commerce. Les médias nous présentent de multiples exemples de salariéEs heureux/euses. Nous avons demandé à Karl Ghazi et Laurent Degousée, responsables respectivement de la CGT Commerce Paris et de SUD Commerce, membres du CLIC-P, d’apporter leurs points de vue.
Le Printemps hier, Carrefour et la Fnac probablement demain, les signatures d’accords sur le travail dominical se multiplient... Comment expliquer cette accélération, alors que la loi Macron a été adoptée, après utilisation du 49-3, en 2015 ?
Karl : Il n’est pas surprenant qu’une loi, même adoptée au forceps, produise des effets ! La loi Macron est conçue comme une loi de mise en œuvre progressive. Dix-huit mois après son adoption, elle commence à tourner à plein régime. Son mécanisme est à la fois très pervers et très simple. Cette loi permet de signer des accords à tous les niveaux : branche professionnelle, entreprise, établissement, groupe ou localité… Les patrons disposent donc d’une trousse à outils et engagent les négociations à l’échelon qui leur convient le mieux. Les premiers accords sont donc obtenus « au rabais », là où les rapports de forces sont les plus faibles. Puis les concessions augmentent là où les syndicats résistent le plus. Enfin, la concurrence fait le reste : si mon voisin ou mon concurrent direct est ouvert le dimanche, alors je dois ouvrir à mon tour.
Laurent : On peut dire que nous sommes à la fin d’un cycle de contestation entamé en 2014 avec la discussion de la loi Macron, et au début d’un nouveau. L’adoption en force de cette dernière n’a fait que préparer le terrain à la loi El Khomri avec la même logique qui prévaut : en faisant de l’entreprise le lieu d’élaboration de la norme sociale, le repos dominical devient à défaut d’accord un droit supplétif, et l’exception qu’est censé être le travail dominical devient la règle.
Les signatures d’accords se multiplient en raison de l’effet domino (il est avéré pour les grands magasins parisiens depuis la signature intervenue au BHV en mai 2016… à l’initiative du syndicat SUD de l’entreprise !) et du fait que les DRH peuvent hésiter à s’emparer de la nouvelle loi travail. En même temps que le seuil de validité d’un accord est porté au 1er janvier de 30 à 50 %, le recours au référendum d’entreprise, créé pour le contourner, peut s’avérer hasardeux.
Karl : En modifiant les règles de validité des accords collectifs, la loi travail a permis d’envisager des accords jusque-là impossibles, comme à la Fnac. Auparavant, le poids des syndicats était calculé sur les résultats « bruts » du premier tour. Désormais sont exclus du calcul les syndicats non représentatifs. Par cette astuce, des syndicats qui ne représentent que 45 % au premier tour pèsent plus de 50 % des voix. La CNT et FO, opposées au travail dominical à la Fnac, n’ont pas atteint 10 % au niveau national, et ne sont donc pas représentatives. Cela a fait passer le poids relatif de la CFTC, de la CFDT et de la CGC au-delà de 50 %.
Comment les salariéEs se positionnent-ils face aux contreparties financières et d’emplois ?
Laurent : Il y a un effet d’aubaine dans les grosses entreprises, en particulier pour le personnel déjà en poste, mais cela cache des inégalités criantes, à commencer pour ceux recrutés spécialement pour l’occasion. D’abord parce que le montant de leur majoration liée au travail dominical est le plus souvent moindre. Et on voit mal comment demain, quand ils seront tentés de faire moins de dimanches, voire plus du tout en raison de l’évolution de leur situation personnelle, le droit de se rétracter sera appliqué, alors même que le fait de travailler le dimanche est inscrit dans le contrat de travail…
Pour les entreprises sous-traitantes, la plupart font travailler leurs salariéEs dans l’illégalité ou ne sont pas pressées d’appliquer la loi : ainsi, le stand exploité par la marque Burberry aux Galeries Lafayette a eu droit à une autorisation ad hoc délivrée par le préfet, pour ouvrir tous les dimanches simplement en raison de l’ouverture du magasin en question. Les contradictions à venir promettent d’être explosives.
Karl : Les contreparties financières peuvent paraître importantes, notamment dans les accords signés tardivement. Dans un secteur où les salaires collent au SMIC et où beaucoup de salariés travaillent à temps partiel contraint, ces contreparties peuvent être incitatives. Pour beaucoup, cependant, cela n’est pas suffisant pour sacrifier ses dimanches. Surtout, nous restons convaincus que ces contreparties sont temporaires et destinées à asseoir le fait accompli du travail dominical. Quitte à dénoncer les accords par la suite… Déjà, au BHV, la direction commence à évoquer « des sureffectifs en semaine » !
Après le travail du dimanche, celui de la nuit devient-il un nouvel enjeu pour le patronat ?
Karl : C’est très clairement le cas. Une fois l’extension des amplitudes en nombre de jours acquise, le nouvel objectif est de faire travailler les salariés le plus possible sur une journée. La seule limite est celle « physique » de 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Nous le disons depuis 30 ans. Aujourd’hui, nous y sommes, avec un accord sur le travail de nuit qui vient d’être signé chez Monoprix.
Laurent : Le patron de Monoprix qui a décroché en décembre dernier, avec l’aval de la CFDT, cet accord portant à 22 heures la fermeture de la plupart de ses magasins dit lui-même qu’il est illégal ! En effet, il s’applique aussi aux établissements situés en dehors des Zones touristiques internationales (ZTI) et ne respecte même pas le doublement du salaire prévu par la loi Macron. En fait, Monoprix pousse pour que la loi change à son avantage.
Quelles mobilisations sont prévues dans les mois qui viennent ?
Laurent : Nous avons l’ambition de faire cette année du 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, une véritable journée de grève des femmes, majoritaires dans le commerce. Elles sont doublement pénalisées par le temps partiel imposé et l’extension continuelle des horaires d’ouverture.
Le Conseil d’État, saisi par plusieurs organisations l’an dernier de contestations relatives aux douze ZTI créées dans la capitale par les ministres concernés, renvoie finalement le tout devant le tribunal administratif de Paris. À croire qu’on ne veut pas gêner la candidature présidentielle d’un certain Emmanuel Macron.
Quant à la création récente d’une zone touristique au parc de la Villette, suite à l’inauguration de Vill’Up, elle fait aussi l’objet d’une contestation : à lire l’arrêté de classement du préfet, auquel la mairie de Paris s’est bien gardée de s’opposer, on se demande bien comment la Cité des Sciences, pourtant fermée le lundi, a pu attirer autant de visiteurs depuis sa création, même sans galerie commerciale ouverte le dimanche !
Karl : De nombreuses mobilisations sont actuellement en cours à Auchan et surtout dans les hypers Carrefour. Elles sont déterminantes pour l’ensemble du commerce. Contre le travail de nuit, notamment chez Monoprix, les salariés sont prêts à en découdre. Le problème vient toujours de la difficulté très grande rencontrée par les organisations syndicales contestataires pour s’implanter dans le commerce, profession où le salariat est particulièrement éclaté. Surtout, nos mobilisations doivent être relayés par d’autres professions qui sont à leur tour touchées par ces extensions horaires. C’est le temps de travail de tous les salariés que le patronat cherche à déréglementer. Les salariés du commerce ne pourront, seuls, l’empêcher !
Propos recueillis par Robert Pelletier