Deux camarades qui ont été actives dans le mouvement de la « deuxième vague féministe » (années 1960-70) reviennent ici sur un texte publié dans notre revue en janvier 2018.
Dans un article récent1, Aurore Lancereau cherche à comprendre pourquoi le mouvement « MeToo » n’a pas suscité en France une mobilisation massive en dehors des réseaux sociaux comme ce fut le cas dans d’autres pays, en Italie par exemple ou sur d’autres continents, en Amérique Latine. Question légitime et capitale aujourd’hui, à l’heure où nous aurions besoin d’un mouvement féministe de masse et autonome pour faire contrefeu aux régressions en cours et à venir.
Une des raisons avancées aux limites des mobilisations en cours serait liée à une « particularité » du mouvement féministe en France, où il n’y aurait aucune « tradition de lutte préexistante sur cette question ». L’auteure insiste dans la même page : « en France, il n’y a jamais eu de mouvement d’ampleur contre les violences sexistes. Ce thème n’a été en outre que bien peu investi à un niveau tant théorique que militant ». Plus grave encore, « la question des violences a historiquement été prise en charge par des associations dans le secteur du travail social », associations qui seraient elles-mêmes « de moins en moins dans un rapport d’opposition à l’Etat et de plus en plus en plus dans une forme de collaboration avec celui-ci » rendue nécessaire pour l’obtention de subventions.
Ce texte revient sur ces deux questions : les violences sexistes ont-elles été en marge de l’activité du mouvement féministe de la deuxième vague en France ? Et l’activité des associations créées par des militantes féministes pour aider les femmes victimes de violences auraient-elles absorbé les capacités de mobilisation des féministes ?
Quand une femme dit non, c’est non !
Comme le rappelle Anne-Marie Pavillard dans un article de synthèse sur la question de la lutte contre les violences contre les femmes publié en 2011 : « la question du viol était présente en 1970 dans le numéro spécial de la revue Partisans intitulé Libération des femmes année zéro (de Lesseps, 1970) et avait fait l’objet de plusieurs témoignages lors des journées de dénonciation des crimes contre les femmes en mai 1972 à la Mutualité à Paris. Mais c’est surtout la décision d’Anne et Aracelli, deux jeunes campeuses belges violées dans les calanques près de Marseille en 1974, de faire appel à la solidarité des féministes et de rendre public le procès de leurs violeurs, qui a fortement contribué à briser le tabou que représentait toujours le viol pour des millions de femmes ».2 La campagne qui s’engagea alors et aboutit à la condamnation des trois violeurs en 1978 a favorisé une large prise de conscience et permis de déboucher sur un changement important de la législation, ceci en 1980, avant l’arrivée de la gauche au gouvernement en 1981.
Même s’il n’y a pas eu de manifestations aussi massives que pour le droit à l’avortement libre et gratuit, qui draina des dizaines de milliers de femmes et leurs alliés dans la rue jusqu’en 1979, il y eut une mobilisation permanente des féministes au moyen de nombreux meetings, comme celui de juin 1976 à la Mutualité à Paris, ou de rassemblements lors des procès, pour contraindre les médias et notamment la télévision à organiser des débats, réaliser des documentaires avec des femmes victimes de viol, leurs avocates (notamment Gisèle Halimi) qui interpellaient l’opinion publique et plus précisément les hommes sur la gravité de ce « crime ». Cette mobilisation se traduisit également par la présence de mots d’ordre dénonçant le viol, tout particulièrement dans les manifestations du 8 mars ou, ultérieurement, dans des manifestations de nuit organisées par de jeunes féministes à Paris et dans de nombreuses villes en région.
Cinquante ans plus tard, cette question a été banalisée, mais on n’imagine pas l’ampleur du débat qui agita à l’époque les rangs de la société française dans toutes ses composantes au point de faire bouger les lignes au sein même du Parti communiste français, très hostile au début des années 1970 au mouvement féministe sous le prétexte fallacieux qu’il divisait les femmes et « servait la bourgeoisie ». Gisèle Moreau (une des responsables nationales du PCF) accepta ainsi de venir témoigner au procès d’Anne et Aracelli aux côtés d’autres personnalités. De même l’équipe du mensuel Antoinette (magazine féminin de la CGT), qui avait amorcé une certaine ouverture en direction du féminisme sous la poussée des groupes femmes d’entreprise et des commissions femmes syndicales, sortit en 1977 un dossier sur le viol qui marqua une étape indéniable dans cette prise en compte des revendications féministes. Dans la foulée de ces mobilisations, d’autres violences liées elles aussi à la domination masculine firent l’objet d’un travail associatif important, comme les violences conjugales, les abus sexuels contre les enfants, le harcèlement au travail ou les mutilations sexuelles.3
A cette occasion, des débats de fond eurent lieu sur des questions comme celle sur le recours à la justice, qui divisèrent les féministes : nous, militantes féministes luttes de classe, pensions qu’il était juste de faire juger les viols comme des crimes, même si nous n’avons jamais semé d’illusion sur les effets de la prison sur les violeurs. Nous insistions, avec d’autres, sur l’importance de la prévention qui passe par un travail d’éducation des filles et des garçons sur les questions de sexualité. Non, le viol ou la brutalité d’un époux jaloux ne sont ni l’expression d’un désir « incontrôlable », ni celui d’un amour excessif. C’est l’expression d’un rapport de pouvoir.4
Un autre débat politico-théorique surgit au fil des luttes et de la réflexion. C’est celui sur le prétendu « consentement » des femmes à leur sujétion. Débat qui mit aux prises des chercheur.e.s comme Maurice Godelier, Nicole-Claude Mathieu et Pierre Bourdieu. Selon N.-C. Mathieu, on ne peut confondre le fait de céder sous la contrainte avec le consentement. Pour M. Godelier et P. Bourdieu, on ne peut comprendre la perpétuation des rapports sociaux de subordination sans s’interroger sur l’impact de la « violence idéelle » pour l’un ou de la « violence symbolique » pour l’autre qui structurent l’organisation de la vie quotidienne mais aussi les corps, les manières d’agir et de réagir, le plus souvent de manière inconsciente, aussi bien des dominants que des dominées.5 Débat très important et qui est loin d’être épuisé.
La question des centres d’accueil
Historiquement, les questions de violences contre les femmes n’ont pas été prises en charge d’emblée par des associations du secteur du travail social. Cela a été le fruit de batailles tenaces du mouvement des femmes durant de longues années. Réduire ces batailles à une banale « gestion des violences » ne permet pas d’en comprendre les ressorts et nous prive d’éclairages pour le débat actuel.
Le mouvement des femmes des années 1970, en France comme dans beaucoup de pays, a été un mouvement de masse présent sur tout le territoire. Il a été structuré en partie par les groupes femmes qui réunissaient des militantes politiques, majoritairement des femmes qui vivaient là leur première expérience politique. C’était des lieux non mixtes où les femmes parlaient de toutes les formes d’oppression patriarcale subies au quotidien. C’était en même temps des lieux de solidarité active. Tous les sujets y étaient abordés sans tabou, « le privé était politique ». Donc se sont posées très vite les questions des violences subies par les femmes, du viol, des violences conjugales. C’est la force collective du mouvement et les groupes femmes qui ont permis aux femmes de porter sur la place publique et de dénoncer les violences qu’elles subissaient auparavant dans la honte et le secret.
Le succès en France du livre Crie moins fort, les voisins vont t’entendre, d’Erin Pizzey, paru en 1975, décrivant la complicité de toutes les institutions et le silence qui pesait sur les femmes battues, illustre combien cette préoccupation était présente chez les féministes. Mais la dénonciation du problème ne suffit pas à transformer la réalité. La recherche de solutions pour toutes ces femmes battues qui frappaient aux portes du mouvement féministe conduisit à la question de l’accueil. Plusieurs groupes femmes à la fin des années 1970 s’y attelèrent de manière militante et bénévole.
La charge était immense. Cela donna lieu à de nombreux débats : faut-il prendre en charge ou se battre pour que le service public le fasse ? Quel type de service public ? Comment les féministes peuvent-elles exercer un contrôle sur ce qui se fait ? Les débats se nourrissaient des expériences du mouvement féministe des autres pays et notamment de l’Italie, très en pointe sur les structures d’accueil autogérées par les féministes. L’association SOS-Femmes Alternative ouvrit en 1978, en région parisienne, le premier foyer d’accueil pour femmes battues, le Centre Flora Tristan. Plusieurs autres structures d’accueil virent le jour, toujours portées par des militantes féministes, parfois par des militantes qui avaient elles-mêmes subi ces violences et avaient conquis collectivement leur indépendance.
Ainsi, c’est porté par l’expression des besoins de nombreuses femmes qui secouaient le joug de l’oppression patriarcale que des féministes, à un moment fort du mouvement des femmes, pas seulement en France, ont mis en place ces réponses, et non des associations du secteur social.
Pour pouvoir aborder sereinement les questions stratégiques, il est nécessaire de repartir des réalités historiques. A partir de ces éléments, un bilan reste à faire de l’état du mouvement féministe en France aujourd’hui. Des remises en cause multiples des droits des femmes sont à l’œuvre, comme on a pu le voir à propos des jugements récents sur des viols, y compris commis sur des mineures. La future loi sur la justice, sous couvert de rapidité et d’efficacité, va décriminaliser les affaires de viol.6
Face à cela, la vague « MeToo » en France n’a pas fini de produire ses effets. Elle peut nourrir diverses formes d’organisations des femmes, coordinations, associations, Maisons des femmes, commissions syndicales femmes, etc. Pour mieux comprendre les obstacles rencontrés à sa massification, il faut revenir sur le contexte politique international mais aussi national dans laquelle elle a émergé.7
La question qui nous est posée est bien comment nous pouvons, nous féministes luttes de classe, contribuer à relancer un mouvement autonome des femmes, unitaire, implanté à la base et utile aux femmes les plus opprimées, capable de résister et de continuer à saper les bases du capitalisme et du patriarcat. De ce point de vue, il est indispensable de combiner deux principes de base : chercher l’unité la plus large, tout en menant de front une lutte sans concession contre ce gouvernement qui a l’art d’enrober ses mauvais coups dans des discours mielleux.
Par Sonia Casagrande et Josette Trat
- 1. « ’’Me Too’’ : première tentative de bilan », revue l’Anticapitaliste n° 94, janvier 2018.
- 2. « Notre corps nous appartient ! Les luttes contre les violences faites aux femmes », in « Cahiers du féminisme. Dans le tourbillon du féminisme et de la lutte des classes », coordonné par Josette Trat, Syllepse, 2011, p. 192-208.
- 3. Sur toutes ces questions, il y eut de nombreux articles dans la revue « Cahiers du féminisme », recensés par Anne-Marie Pavillard dans l’article déjà cité ainsi que dans son article « Les mutilations sexuelles : un travail de sensibilisation toujours nécessaire », p. 209-210, dans notre livre collectif de 2011.
- 4. C’est le sens de l’intervention remarquable de la philosophe féministe Françoise Collin, lors du colloque organisé par l’association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) en 1989 : « toute la culture fait en sorte que les hommes entretiennent avec leur sexualité un rapport différent de celui des femmes : pour eux, en effet, leur sexualité est d’emblée proposée et perçue comme un droit, unilatéral, droit qui repose souvent sur l’assimilation du désir au besoin (…), oubliant au passage un ’’détail’’, à savoir que le désir engage non un objet mais un autre désir, un être humain (…) Dès lors, toute émergence d’une résistance des femmes à cet ordre, tout rappel (…) d’un autre désir, irréductible, est perçu comme une menace de castration ou comme le spectre d’un retour puritain à l’ordre moral ».
- 5. Cf. J. Trat, « Bourdieu et la domination masculine », 1998, https ://www.europe-solidaire.org… ?article3505.
- 6. La nouvelle proposition de loi sur la justice du gouvernement Macron prévoit de créer une juridiction intermédiaire entre correctionnelle et criminelle. Les affaires de viol passeraient dans cette nouvelle juridiction.
- 7. Question qui serait à aborder dans un autre article.