Depuis 2016, la grève est au centre de la quatrième vague du féminisme : de la Pologne jusqu’en Argentine, elle est utilisée comme une arme pour l’égalité salariale et la fin des féminicides. Surtout, depuis 2017, le collectif argentin Ni Una Menos appelle à une journée de grève féministe internationale pour le 8 mars, qui se construit progressivement dans de plus en plus de pays. Dans l’État espagnol, elle prend en particulier une ampleur retentissante, avec 5 millions de personnes dans la rue pour le 8 mars 2018, et 6 millions de personnes pour le 8 mars dernier.
Cette actualité de la grève féministe doit nous pousser à poser à nouveaux frais la question de la stratégie dont doit se doter le mouvement féministe aujourd’hui. Quelles sont les particularités de la grève féministe ? Quels débats stratégiques y sont associés ?
La grève féministe : une grève du travail productif et reproductif
En promouvant une grève féministe, la quatrième vague s’inscrit dans un certain répertoire d’actions, hérité du mouvement ouvrier. Ce faisant, elle replace le travail au centre, qu’elle définit en filigrane comme le nœud de l’oppression des femmes. Mais dans le même temps, elle contribue à reconceptualiser la question du travail et de la grève. En effet, si dans le mouvement ouvrier, la grève avait été pensée comme une grève du travail productif, c’est-à-dire une grève de la production et de la circulation des marchandises et des services, se déroulant sur le lieu de travail, la grève féministe comprend d’autres éléments. La grève féministe est une grève totale : il s’agit à la fois de la grève du travail productif et de la grève du travail reproductif.
Dans la lignée de Lise Vogel, autrice américaine de Marxism and the oppression of women (1983), et théoricienne centrale de la théorie de la reproduction sociale (TRS), le travail reproductif comprend l’ensemble des tâches qui permettent la production et la reproduction de la force de travail, à un double niveau à la fois quotidien et générationnel. Dans cette théorie, c’est l’assignation des femmes au travail reproductif qui fonde leur oppression. Aujourd’hui, le travail reproductif se déploie dans un triple espace. Le lieu central du travail reproductif demeure la famille. L’essentiel des tâches de reproduction de la force de travail n’ont pas lieu sur le marché, mais dans le cadre privé, où elles sont effectuées gratuitement par les femmes (éducation des enfants, entretien du logement, préparation des repas, travail de soins en général, etc.). C’est ce que le mouvement féministe avait nommé dans les années 1970 le travail domestique.
Mais la famille n’est pas le lieu unique du travail reproductif. En effet, un ensemble de tâches inhérentes à la reproduction de la force de travail ont été collectivisées avec l’émergence de l’État providence et la pression des luttes sociales, et sont donc aujourd’hui prises en charge par les services publics – on peut penser aux crèches, aux écoles, ou aux hôpitaux, par exemple. On remarque par ailleurs que ces domaines demeurent également extrêmement féminisés, malgré leur sortie de la sphère familiale.
Enfin, une mutation plus récente a vu le travail reproductif se développer de plus en plus dans un troisième espace, celui du travail salarié. En effet, on constate qu’en lien avec le développement des emplois dans le tertiaire et les attaques néolibérales contre les services publics, le travail reproductif sort de la sphère privée ou collective et entre sur le marché, en particulier sous la forme des services à la personne. Dans ce cadre, le travail reproductif peut en outre être ubérisé (il est alors marqué par l’auto-entreprenariat et le poids des plateformes numériques). On constate que ce dernier espace est peut-être celui où la division sexuelle du travail s’est la plus effacée, au profit d’une division raciale du travail.
Poser la question de la grève du travail reproductif, c’est donc la poser dans ces trois espaces très différents. Finalement, c’est dans le cadre des services publics que la question de la grève féministe rejoint les formes les plus classiques de la grève : cette grève du travail reproductif est une grève du travail salarié. C’est également le cas d’une partie du travail reproductif salarié dans les services à la personne. Par contre, la question semble plus épineuse quand elle touche à la partie ubérisée de cette catégorie. Mais cette question est moins spécifiquement féministe qu’elle ne touche aux questions que pose le travail particulièrement précaire en général : il semble plus difficile de se mettre en grève quand on n’a ni contrat de travail, ni statut de salariéE. Ce qui ne veut pas dire que c’est impossible, comme nous l’ont démontré les importantes mobilisations dans ce secteur – notamment des livreurs à vélo. Mais là où la question se pose de la façon la plus novatrice est en fait dans le premier cadre que nous avons envisagé, la sphère familiale.
En effet, la grève féministe inclut une grève du travail reproductif non salarié, que les femmes travaillent dans le secteur salarié ou non d’ailleurs : c’est donc inclure dans la grève cet ensemble de tâches le plus souvent méconnues comme travail, invisibilisées et effectuées gratuitement, en particulier, la prise en charge des enfants, de la maison, de la famille… Mais c’est aussi inclure dans la grève l’ensemble des activités de soin qui reviennent aux femmes et qui sont des éléments centraux de leur socialisation genrée et de leur oppression. Inclure ce nouvel espace dans la grève conduit dès lors à de nouveaux débats stratégiques.
Enjeux et débats liés à la grève féministe
Quelle est la force de ce type de grève ? D’une part, elle montre combien la domination des femmes, contrairement aux représentations qui ont tendu à s’imposer ces dernières dizaines d’années, ne se déploie ni à un niveau purement symbolique, ni n’est en passe de disparaître – l’essentiel serait gagné, et il s’agirait d’attendre le développement du capitalisme pour voir s’effacer les restes patriarcaux d’une société (dé)passée. L’oppression des femmes a une base matérielle et est centrale dans le système capitaliste. Tout mode de production est aussi une certaine façon d’organiser la reproduction de la force de travail. Pour garantir la production de la valeur et de la survaleur, le capitalisme a besoin de pouvoir disposer d’une force de travail à bas coût. L’assignation des femmes à la reproduction sociale dans le cadre familial est donc fondamentale dans le fonctionnement du système capitaliste. Dès lors, organiser la grève du travail reproductif, c’est visibiliser que c’est l’assignation des femmes au travail reproductif qui fonde leur oppression, mais c’est aussi visibiliser combien le capitalisme et plus globalement l’organisation sociale toute entière sont dépendants de ce travail reproductif, et de son effectuation par les femmes. En cela, il s’agit d’une grève extrêmement politique, qui traduit un état de la conscience féministe très avancé.
De l’autre, comme tout autre type de grève, la grève féministe permet aux femmes de libérer du temps et d’ouvrir un espace pour l’auto-organisation de la lutte féministe. Trop souvent, dans le cadre de mouvements sociaux, on constate qu’un certain nombre de femmes ont moins la possibilité de se mettre en grève, ou quand elles le sont, qu’elles ont moins la possibilité d’investir les cadres d’auto-organisation et d’émerger comme des dirigeantes de la grève, tout simplement parce qu’elles ont la charge de leur famille. La grève totale permet une libération de la double journée de travail, et de faire entrer dans la grève pas moins de la moitié des travailleurEs. Il s’agit donc pour nous d’une question stratégique majeure, au-delà de la question du mouvement féministe d’ailleurs, qui concerne tout autant la sphère productive : la grève du travail reproductif peut permettre une implication nouvelle de pas moins de la moitié des travailleur·se·s du secteur productif.
Néanmoins, les difficultés liées à ce type de grève ne sont pas à minimiser. La principale est la question de l’éclatement : la sphère familiale a ceci de particulier que précisément elle est privée. Comme le souligne l’hymne des femmes, « dans toutes les maisons, les femmes, hors du monde reléguées, […] l’une de l’autre ignorée ». Contrairement aux lieux de travail, qui permettent une concentration dans le temps et dans l’espace des travailleur·se·s, le travail reproductif effectué dans le cadre familial est éclaté, dispersé, individualisé. En cela, il pose des problèmes comparables dans une certaine mesure au travail précaire et/ou ubérisé. Ce qui demande des dispositifs spécifiques pour y répondre : par exemple de développer un nouvel ancrage local en mettant au centre le quartier pour organiser la grève du travail reproductif, en créant des comités de grève locaux, en amont et pendant le déroulé de la grève. Une autre difficulté concerne la nature même du travail effectué. Comme il s’agit d’un travail sur la vie même, d’un travail qui produit et reproduit la vie, une grève du travail reproductif sur le temps long (cette question se posant dès qu’on sort du cadre limité d’une journée symbolique), demanderait une auto-organisation de la reproduction par les travailleurEs en lutte très rapide, et probablement beaucoup plus rapide que dans le cas des grèves du secteur productif. Or, l’auto-organisation ne surgit pas du jour au lendemain. Ce décalage pourrait impliquer soit une reprise du travail relativement rapide, mettant en échec une vraie grève du travail reproductif, soit que la mise en grève serait davantage la conséquence d’une mobilisation féministe déjà très avancée, plutôt que son point de départ.
Enfin, la grève féministe pose à nouveaux frais un certain nombre de questionnements stratégiques et tactiques. D’un côté, il n’est pas douteux que le travail reproductif en tant que tel est tout aussi central pour le fonctionnement capitaliste que le travail productif, donc que sa centralité stratégique est réelle. De l’autre, pour autant, tactiquement, le travail reproductif ne touche à aucun secteur clé de l’économie. Contrairement à d’autres secteurs comme la pétrochimie, la métallurgie ou les transports par exemple, une grève de l’éducation, de la santé, du ménage, ne risque pas de paralyser le pays. Si la production et la reproduction continues de la force de travail sont centrales dans le fonctionnement capitaliste, leur grève a des effets en grande partie différés dans le temps : cesser de produire et d’éduquer de nouveaux·elles travailleurEs par exemple n’aura des effets que sur du temps long. C’est finalement la grève de la reproduction de la force de travail quotidienne qui a des effets immédiats, mais qui sont en tout point semblables à ceux d’une grève du travail productif. Dans ce cas, pourquoi ne pas construire directement une grève du travail productif ?
CertainEs concluront peut-être de ces réflexions une secondarisation de la grève du travail reproductif sur la grève du travail productif. Mais dans le même temps, là où la grève du travail reproductif perd en force tactique, elle gagne en force symbolique, tant nos sociétés sont toute entière dépendantes d’une certaine organisation de la famille et des rôles de genre. Surtout, il faut ici penser ensemble reproduction et production : organiser la grève du travail reproductif, c’est organiser la grève du travail productif, et réciproquement. En effet, les deux sphères sont étroitement dépendantes. Une partie du travail reproductif est productif (dans les services publics, dans les services à la personne). L’ensemble du travail productif dépend du travail reproductif (pour que la force de travail soit produite et disponible pour le travail productif). Et la moitié des travailleurEs dans le secteur productif effectuent également le travail reproductif (les femmes). Donc, appeler à une grève du travail productif conséquente, c’est appeler également à une grève du travail reproductif. Et une grève féministe qui se veut victorieuse ne pourra se faire qu’en gagnant à un moment donné le secteur productif. C’est pourquoi nous devons dès aujourd’hui faire comprendre qu’une grève totale qui se veut victorieuse doit devenir une grève générale.
Aurore Lancereau