Ce livre collectif retrace l’expérience des Cahiers du féminisme, une revue «féministe-luttes de classe », qui a tenté d’éclairer, entre 1978 et 1998, les questions qui se posaient dans le mouvement des femmes et le mouvement ouvrier. « Publiée par une organisation politique, cette revue était favorable à l’auto-organisation des femmes, se situait dans une perspective ‘’féministe-luttes de classe’’ et, enfin, son comité de rédaction composé de militantes de la LCR a toujours disposé d’une autonomie réelle par rapport à la LCR. »
C’est par les Cahiers du féminisme que beaucoup ont découvert le féminisme comme question politique. Avec réticences parfois... Josette Trat souligne : « Notre revue connaissait un succès indéniable... en dehors de la Ligue mais toute une partie des militants s’en désintéressait totalement ».
Les auteures rappellent les différents articles publiés sur le thème du « Travail » : travail domestique, temps partiel, horaires variables et toutes les mesures spécifiques portant atteinte à l’égalité et aux droits les femmes, l’attention particulières pour les luttes menées par les femmes (de Lip aux coordinations infirmières...). Les Cahiers éclairèrent aussi les liens entre mouvement ouvrier et féminisme, en particulier les pratiques syndicales.
Ce faisant, ils contribuèrent à rendre plus visible cette part des combats pour l’émancipation.
L’autre axe majeur, « Corps et sexualités », concerne les luttes pour le droit à l’avortement et à la contraception libres et gratuits, les luttes contre les violences faites aux femmes et la reconnaissance du viol comme un crime.
Les rédactrices de ce livre nous font partager leurs enthousiasmes et leurs interrogations. Au fil des chapitres, elles font surgir l’arrière-plan politique et militant qui a alimenté les rubriques ou les dossiers, et abordent de multiples questions. Quel écho et quel sens les Cahiers ont-ils donné aux mobilisations en faveur de l’avortement, de la contraception, de la sexualité ? Comment la lutte pour avoir « le temps de vivre » a-t-elle percuté la division sociale et sexuée des tâches dans la famille, le monde du travail et la politique ? Quelle place ont pris les femmes dans les luttes et les mouvements sociaux en France et sur le plan international ? Comment les Cahiers du féminisme se sont-ils situés dans des débats qui rebondissent aujourd’hui comme celui qui concerne la laïcité et l’émancipation des femmes ?
Reste une question brûlante, que les auteures abordent également : où en sont les féministes aujourd’hui ? Le combat pour la séparation de l’État des corps religieux semble toujours d’actualité,de même que celui pour séparer de l’emprise de l’État, le libre droit des femmes à disposer d’elles-mêmes. Ainsi, les auteures nous invitent à faire un va-et-vient permanent entre les interrogations d’hier et d’aujourd’hui.
Alexandra Kléber
Entretien avec Marie-Annick Mathieu et Josette Trat
Pourquoi avez-vous fait le choix de publier ce livre maintenant ?
Dans un souci de transmission aux nouvelles générations, il nous a semblé indispensable de retracer les changements politiques des trente dernières années ; d’expliquer également l’état d’esprit dans lequel notre équipe a fabriqué au fil des mois cette publication, pour éviter les lectures simplistes, voire les réécritures de l’histoire de la deuxième vague féministe en France. Il s’agissait enfin de faire le lien entre hier et aujourd’hui pour questionner les différents courants du féminisme contemporain.
Quel était le contexte pour le mouvement féministe au moment du lancement des Cahiers du féminisme ?
La deuxième vague féministe est apparue publiquement en 1970, deux ans après mai 1968. En moins de dix ans, le mouvement de libération des femmes a ébranlé le paysage politique en mettant sur le devant de la scène des thèmes restés précédemment tabous ou occultés. En 1971, paraît le manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté. En 1972, se tiennent à la Mutualité des journées de dénonciation des crimes contre les femmes dans une salle comble; suivies en 1972 par « dix heures contre le viol ». Parallèlement, les féministes soutiennent les luttes des femmes (dans le textile, à Lip, dans le commerce ou celles de jeunes mères célibataires). Des groupes femmes, des collectifs sur des thèmes spécifiques commencent à se créer. Les appareils syndicaux et politiques sont interpellés et bousculés.
Néanmoins, après avoir arraché par une mobilisation intense et de longue durée une loi libéralisant l’avortement en 1975 (la loi Veil) et à la veille des élections législatives de 1978, le mouvement féministe cherche un deuxième souffle. La lutte porte désormais sur les conditions d’application de cette loi. Nous cherchons à approfondir nos analyses de l’oppression des femmes, de la société que nous voulons. Au moment de la création des Cahiers du féminisme, le mouvement féministe se diversifie, chaque tendance du MLF ressent le besoin de faire le point sur le bilan et les perspectives du mouvement, sur ses références historiques. De multiples revues prennent naissance dans la même période.
Quelle a été la genèse des Cahiers du féminisme ?
En 1977, nous recherchions un outil pour favoriser les convergences entre les luttes féministes et le mouvement ouvrier et gagner au féminisme de nouvelles recrues dans notre propre organisation. Le contexte politique nous y incitait lui aussi : élections en vue, débats intenses à gauche, notamment avec l’extrême-gauche, contexte international marqué par des révolutions et contre-révolutions majeures, dans lesquels la question du féminisme était un enjeu.
Quel a été le double combat mené par les Cahiers pour faire exister le féminisme « luttes de classe », face à la tradition du mouvement ouvrier d’une part, face aux féministes « radicales » et à « Psychanalyse et Politique » d’autre part ?
Le mouvement ouvrier a plusieurs traditions mais la tradition dominante au début des années 1970 en France était encore celle du communisme stalinien, même s’il avait déjà été ébranlé par différentes crises depuis 1956. Pour le PCF ou les dirigeants de la CGT, le féminisme était un élément de division de la classe ouvrière dans son combat contre le capitalisme tandis que le socialisme sur le modèle de l’URSS était censé apporter une solution à tous les problèmes. Pour nous qui portions un regard ô combien critique sur les expériences révolutionnaires passées, un mouvement « autonome » des femmes était indispensable « avant, pendant et après la révolution ». Le féminisme était et reste pour nous un enrichissement fondamental de la lutte politique. C’est pourquoi, dans les syndicats ou les collectifs de quartiers, dans les universités, nous menions des luttes très concrètes et les plus unitaires possibles sur des thèmes variés.
Il faudra attendre le milieu des années 1970 pour que leur discours s’infléchisse. Et… 1995 pour que le PCF et la CGT acceptent de manifester avec les associations féministes pour le droit à l’emploi des femmes et contre l’ordre moral, à côté d’organisations d’extrême gauche et d’autres associations comme Ras-le-Front.
Nous partagions les analyses de C. Delphy et de ses amies des Nouvelles Questions féministes concernant la nécessité de lutter non pas pour des valeurs « féminines » mais pour d’autres valeurs issues de notre combat féministe pour l’égalité. Lutter pour « la » différence, expliquaient-elles, avec beaucoup d’humour, c’est accepter de jouer les « perroquets » de ces messieurs. Il faut au contraire sortir du « ghetto » et « forcer le siège » dans lequel le patriarcat maintient les femmes. Mais pour nous, le patriarcat n’était pas le seul ennemi. Selon nous, même si l’oppression des femmes a précédé le capitalisme celui-ci l’a digérée et transformée à son profit en créant d’ailleurs de nouvelles contradictions. On ne peut éviter de lutter à la fois contre le patriarcat et le capitalisme.
Il fallait donc non seulement lutter de manière non mixte
en tant que mouvement autonome mais aussi en lien avec les autres mouvements sociaux mixtes. Par ailleurs, si toutes les femmes sont opprimées, elles ne le sont pas toutes de la même manière... Rapports sociaux de classe et de sexe se combinent, se renforcent etc.
Avec Psychanalyse et politique, nous étions en désaccord sur plusieurs points : d’abord elles méprisaient les féministes du xixe siècle alors que nous leur étions redevables, de combats courageux. Surtout, elles prétendaient lutter pour faire advenir « la féminitude » associée essentiellement à la reconnaissance des capacités procréatrices des femmes transformées en un symbole positif opposé au monde de la « phallocratie ». Un de leur mot d’ordre préféré était « l’usine aux ouvriers, l’utérus aux femmes ». Cela contribuait à consolider les stéréotypes au lieu de modifier en profondeur les rapports sociaux.
Quel regard portez-vous sur la période actuelle du point de vue du mouvement féministe ?
De nouvelles générations de femmes sont sensibilisées aux thèmes féministes. D’une part, de nombreuses féministes des années 1970 ont continué de lutter contre l’oppression et les discriminations. D’autre part, le développement des études féministes et sur le genre a commencé à porter ses fruits et des jeunes chercheurEs se sont emparéEs de ces thèmes.
Aujourd’hui, la crise économique accentue à nouveau les inégalités entre hommes et femmes, tant dans la sphère publique que privée. La classe dominante alimente délibérément le racisme sous toutes ses formes pour diviser les oppriméEs. Des courants réactionnaires parmi lesquels des intégristes de différentes obédiences cherchent à réhabiliter le « crime » de blasphème et à consolider l’ordre patriarcal et hétérosexiste ébranlé ces dernières décennies. Dans ce contexte, les forces féministes sont très divisées.
C’est pourquoi il nous a paru nécessaire de faire entendre à nouveau notre voix ; nous voulons combiner la lutte féministe, la lutte anticapitaliste et la lutte antiraciste. Nous avons l’intention d’organiser des débats et nous travaillons à la création d’un site Cahiers du féminisme.
Propos recueillis par Ingrid Hayes