J’ai été embauché à l’usine Belin d’Évry comme ouvrier sans qualification à la fin de l’année 1986.
J’étais militant d’un groupe révolutionnaire et, deux ans plus tôt, j’avais quitté mon précédent emploi d’employé de banque pour entrer dans l’industrie dans le but de constituer des groupes d’ouvrierEs révolutionnaires.
L’usine Belin d’Évry appartenait alors au groupe américain Nabisco. 900 personnes y travaillaient au total dont 560 ouvrieEs. Il existait deux autres usines. L’une à Calais avec 250 personnes et l’autre à Château-Thierry avec 500 personnes.
À Belin et à Évry en particulier, on fabriquait des biscuits sucrés et salés, dont certains sont encore en fabrication aujourd’hui. C’était une production industrielle. Les équipes tournaient en 3x8 avec 6 pétrins informatisés et 7 lignes de fabrication, de façonnage et de cuisson de
150 mètres de long chacune.
Au rez-de-chaussée, l’atelier de conditionnement, le plus vaste, rassemblait près de la moitié du personnel de production. C’est à cet endroit que travaillaient le plus de femmes qui étaient également les plus mal payées. Au total, l’usine d’Évry expédiait chaque jour 1200 palettes de biscuits aux quatre coins du pays.
Elle était considérée, à l’époque, comme l’usine la plus moderne d’Europe.
Des syndicats combatifs
Il y avait trois syndicats en 1986. CGT, FO et CFDT. La CFDT était dirigée par un ouvrier professionnel complètement inféodé à la direction. La CGT était animée par un professionnel également. Sans trop de motivation autre que personnelle. FO par un ouvrier de cuisson atypique. Nous y reviendrons.
L’usine construite dans les années 1970 n’avait jamais connu de mouvement de lutte significatif. Quelques débrayages aux dires des ancienNEs. Rien de plus. Belin était une entreprise paternaliste sans grande tradition de solidarité ouvrière.
En 1988, dans le cadre du Monopoly permanent du capitalisme, Nabisco vend son groupe, dont les 3 usines Belin françaises, à un fonds d’investissement américain nommé KKR1. Ce fonds revend immédiatement le groupe « à la découpe ». Les trois usines Belin sont rachetées par le groupe Danone.
À cette période, j’étais le secrétaire de la CGT. J’avais tissé des liens avec un groupe d’ouvrierEs combatifs qui se sont répartiEs dans les trois syndicats, marginalisant progressivement les ouvriers les plus modérés. L’ouvrier animant FO était un ancien petit patron boulanger, autodidacte et libertaire dans l’esprit.
Un petit mot sur qui étaient ces ouvrières et ouvriers qui petit à petit étaient entrés dans ces trois syndicats.
Nous sommes dans l’Essonne. Pour beaucoup, ces travailleurs/euses ont grandi dans les cités environnantes : Grigny La Grande Borne, Corbeil-Essonnes les Tarterêts, Ris-Orangis… Beaucoup ont eu des démêlés avec la police. Certains ont un casier judiciaire. Les ouvrières élèvent seules leurs enfants avec des salaires minables. La vie ne leur a pas fait de cadeau. Ni aux unes ni aux autres.
Nous n’avions presque pas d’heures de détachement syndical. Nous participions aux réunions de CHSCT, de CE ou de déléguéEs du personnel. Le reste du temps nous étions à la machine et nous nous réunissions sur notre temps personnel avant et/ou après notre journée de travail. C’est là que nous rédigions les comptes rendus et les tracts. C’est là que dans les années 1990 nous avons appris à nous servir des premiers ordinateurs. C’est là aussi que nous nous réunissions de façon informelle pour échanger les idées et nous informer mutuellement de ce qui se passait dans l’usine dans tous les domaines : technique, sécurité, ambiance parmi nos collègues de travail, problèmes personnels, etc.
La plupart de nos tracts étaient communs : CGT, CFDT et FO. Nous avions ainsi investi les trois syndicats pour éviter que la direction n’en récupère un en y plaçant une marionnette.
En décembre 1988, au moment du rachat de l’usine par Danone, J.-P., le camarade de FO, estime qu’il est temps de « faire monter le prix du loyer de l’usine ». Les travailleurs/euses n’attendent que ça. La grève est votée. Elle durera une semaine, sera dirigée par un comité de grève élu à chaque assemblée générale… Et sera victorieuse.
Trois mois de campagne sur les salaires
En 1994 Danone annonce 3,6 milliards de francs de bénéfices auxquels il faut ajouter 7 milliards de cash-flow, c’est-à-dire de l’argent immédiatement disponible. Les salaires, bien que supérieurs à ceux payés dans la branche, ne bénéficient pas du ruissellement de ces montagnes de profits.
Fin 1994, début 1995, des luttes pour les salaires ont lieu. Alsthom pour 1500 francs d’augmentation pour toutes et tous. Les ouvriers de Renault-Flins se mettent en grève fin mars 1995. Le directeur adjoint de Danone explique même qu’un groupe qui gagne 3,6 milliards de francs est bien obligé de payer correctement ses salariéEs par rapport à ses concurrents. Le moment semblait donc propice à ce groupe d’ouvrierEs répartiEs dans les trois syndicats de tester la combativité des camarades de travail.
Une campagne systématique sur les salaires démarre. Mais il était difficile de se faire une idée exacte du répondant et c’était difficile de savoir si, au-delà des discussions, les collègues étaient prêts à faire quelque chose.
Une assemblée générale aurait été nécessaire, mais elle était difficile à organiser avec trois équipes et cinq horaires différents par équipe. Sans compter la petite équipe du week-end. Un sondage le lundi 3 avril montrait que sur 250 personnes interrogées, 130 étaient pour faire une journée de grève et 120 contre. C’était un résultat mitigé, mais fallait-il en rester là ? Une minorité ne le pensait pas.
En fait ce sont les ouvriers de fabrication qui ont tranché. Le lendemain, à 5 heures du matin, ils décident de débrayer deux heures. La production est bloquée. Après un tour de l’atelier de fabrication, à 7 h il y a déjà
50 grévistes. Ce n’est pas extraordinaire. Mais profitant du blocage de l’usine, on décide collectivement d’organiser une assemblée générale avec l’équipe d’après-midi. Au cours de cette assemblée générale, la grève est votée au moins pour la journée et la revendication de 1500 F d’augmentation mensuelle (200 €) est votée par 60 % des travailleurs/euses présentEs.
Les jeunes de production et de maintenance poussent à la grève et leur enthousiasme fait tache d’huile : le nombre de grévistes augmentent d’heure en heure, d’équipe en équipe, d’atelier en atelier.
La grève démarre pour de bon
Lors de l’assemblée générale (AG) du lendemain, la proposition d’élire un comité pour appliquer les décisions prises en assemblée générale ne rencontre aucun obstacle. Un comité de grève est donc élu. On y compte plus de vingt grévistes dont une majorité de non-syndiquéEs. Les animateurs/trices des trois syndicats y sont éluEs également. C’est un moment fondateur pour cette lutte qui va durer 5 semaines.
Les revendications (incluant le paiement des heures de grève) sont votées à l’unanimité. La continuation de la grève sera votée chaque jour. Dès le lendemain, les grévistes prennent la décision de ne plus faire d’AG par équipe. Il n’y aura plus qu’une AG commune à toutes et tous quelle que soit son équipe ou ses horaires de travail.
À partir de la première AG commune, près de 400 personnes sont réunies régulièrement soit à la cantine, soit sur les pelouses lorsqu’il fait beau. Les réunions du comité de grève sont publiques, elles se déroulent après l’assemblée générale, au même endroit et tout le monde peut assister et participer aux discussions.
Tout le monde est d’accord : la grève doit être menée par les grévistes, syndiquéEs ou non. Les casquettes syndicales disparaissent.
La direction et les bureaucrates sont bloqués
Dès le premier jour de la grève, la direction propose des négociations, alors qu’une partie des ouvrières du conditionnement n’est pas encore entrée dans le mouvement. C’est dans cet atelier que la pression de la maîtrise est la plus forte.
La direction pose ses conditions : elle veut négocier avec les délégués syndicaux centraux. Elle tente de remettre en cause, dans les faits, la représentativité et la légitimité du comité de grève, qu’elle « invite naturellement ». Il faut dire que les délégués centraux CGT et FO viennent des autres usines qui ne sont pas en grève et ne sont pas réputés pour leur combativité. En prétendant négocier au niveau du groupe Belin, la direction espère faire pression sur les grévistes d’Évry en tablant sur leur isolement.
La question est largement débattue à l’AG suivante. Malgré l’hostilité vis-à-vis du délégué central de la CGT, qui a accepté de revenir aux
40 heures à l’usine de Calais, un compromis est trouvé : ils pourront être présents mais seulement pour écouter !
Les négociations commencent à 11 h dans une ambiance particulière : les
23 membres du comité de grève sont autour de la table entourant les bureaucrates syndicaux, de fait muselés. Toutes les fenêtres de la salle, au rez-de-chaussée, sont ouvertes. Ainsi les grévistes peuvent écouter tout ce qui se dit.
La direction propose alors au comité de grève soit une augmentation de 150 F (20 €) par mois dès ce mois-ci, soit une augmentation de 2 000 F de la prime de vacances (qui est à 200 F), vieille revendication des ouvrierEs de Belin. Ces propositions sont unanimement rejetées. La grève pour une augmentation de 1500 F par mois continue. Le lendemain la direction concède unilatéralement la prime de 2000 F, en faisant savoir que c’est là son dernier mot.
Nous ne le savions pas encore, mais c’était le deuxième jour d’une grève qui durerait 5 semaines sans que la direction ne cède davantage. Alors, pourquoi ce long conflit a-t-il été considéré comme une victoire par toutes celles et ceux qui y ont participé ?
L’extension de la grève
Tout d’abord, la grève dès ce jour s’est encore étendue. Une grande partie des ouvrières du conditionnement ont alors rejoint le mouvement. La participation à ce moment-là était de plus de 80 % au niveau de la production et il y avait près de 400 personnes aux AG. Les grévistes n’ont pas pu entraîner les employéEs de bureau avec lesquelLEs les rapports ont toujours été cordiaux durant tout le conflit.
Ensuite parce que, du début à la fin, toutes et tous les travailleurEs qui l’ont souhaité ont pu décider démocratiquement de la façon de mener la lutte. Divers épisodes de cette grève vont montrer que lorsque les grévistes prennent complètement en main leur lutte, bien des manœuvres patronales sont éventées. Parfois même avant qu’elles ne soient mises en œuvre.
Dès le 7 avril, tout le monde a compris que la grève est partie pour durer. Depuis le début du mouvement et jusqu’au bout, une équipe de grévistes sera chaque matin sur les lieux. Dès 4h30 - 5h00, pour accueillir les non-grévistes… Et plus tard pour mesurer le nombre de grévistes reprenant le travail.
Les grévistes convergent petit à petit vers la grande salle de la cantine où à 9h00 a lieu la réunion du comité de grève précédant l’AG. Lors de cette AG, suivant les propositions de la direction, la principale question discutée est bien sûr celle des perspectives.
CertainEs grévistes évoquent plusieurs fois, durant les premiers jours de la grève, la possibilité de bloquer l’usine. Parce que cela semble être une action « dure » contre le patron. Pourtant il apparaît évident à la fin de la première semaine que la grève est assez massive pour que la production ne sorte pas ou très peu. Bloquer est donc inutile. Sur ce problème, l’unanimité se fait assez vite au sein du comité de grève qui finit par convaincre l’ensemble des grévistes.
Des tracts sont distribués par les grévistes aux salariés des entreprises de la zone industrielle. En voici un extrait : « …Vous et nous sommes voisins. Nous travaillons dans la même zone industrielle ou à proximité. Vos patrons et les nôtres gagnent des bénéfices de plus en plus importants tout en nous refusant toute véritable augmentation depuis plusieurs années. Aujourd’hui de nombreuses entreprises sont en lutte pour les mêmes revendications. Ces revendications sont les vôtres ! Si vous décidez de vous y mettre à votre tour, nous qui sommes en grève totale nous serons tous solidaires. Le comité de grève de Belin ».
Ce qui est discuté la semaine suivante en AG c’est de tenter l’extension de la grève mais dans le groupe cette fois. Il y a plusieurs usines du groupe Danone en France en 1995. Outre celle d’Évry, il y a une usine à Calais, une autre à La Haye-Fouassière à côté de Nantes, une à Cestas en Gironde et une à Château-Thierry, dans l’Aisne. La plus proche de Paris.
C’est cette usine que les grévistes choisissent d’aller visiter. La direction ayant fait courir le bruit que les grévistes d’Évry ne seraient pas les bienvenuEs parmi leurs collègues de Château-Thierry, deux voitures partent en éclaireuses quelques jours avant pour sentir le climat. En revenant, tout le monde est rassuré. On ne sera pas mal accueilli.
Le lendemain, 120 grévistes débarquent dans deux cars et quelques voitures à l’usine Belin de Château-Thierry. Un comité d’accueil de cadres nous attend et nous bloque le passage. Mais c’est symbolique et les grévistes forcent le passage et se répandent dans toute l’usine qui avait été opportunément mise à l’arrêt pour de prétendues raisons de formation interne. Cela nous permet de discuter avec nos collègues, d’échanger les feuilles de paye mais pas de les convaincre de rejoindre la grève. Nous repartons deux heures plus tard, accompagnéEs à nos cars par une dizaines d’ouvrierEs ayant quitté leur poste pour l’occasion.
Le test de la détermination des grévistes
Durant l’AG suivante un phénomène nouveau apparaît. Certains membres du comité de grève disent vouloir une grève « raisonnable », « intelligente », et voudraient qu’on propose le plus vite possible à la direction de négocier. Ces « conciliateurs » (comme certains les appellent) représentent un courant qui existe incontestablement parmi les grévistes qui s’inquiètent de voir la direction laisser pourrir le conflit. Les mêmes ont l’impression d’avoir fait le maximum, laissant entendre qu’il ne sera plus possible de tenir très longtemps. Inquiétude relayée parfois par la méfiance de quelques-uns envers des militants connus pour leur « radicalisme politique ». Mais à cette inquiétude, la majorité du comité de grève répond qu’il y a d’abord un problème de rapport de forces et que c’est à la direction d’ouvrir des négociations, car autrement les grévistes se mettraient en position de faiblesse.
La discussion a été suivie par de nombreux grévistes. À l’assemblée générale qui suit il y a environ 120 personnes (beaucoup à partir de cette deuxième semaine ont choisi en effet de rester chez eux, et cela compte tout de même un peu dans la baisse de moral de certains). Seulement, il y a plus de monde que d’habitude à s’exprimer et dire qu’il faut aller jusqu’au bout, pour les 1 500 F, et qu’il n’est pas question de s’abaisser devant la direction ! La poursuite de la grève est votée à l’unanimité, et la fameuse lettre est laissée au placard. II y aura ainsi les jours suivants plus de monde à assister aux séances du comité de grève (qui sont publiques), et plus de monde à intervenir en assemblée générale pour dire qu’il faut continuer. Cette petite « épreuve de vérité » a finalement renforcé la détermination du plus grand nombre. Et quelques-uns des « conciliateurs » eux-mêmes rejoignent, dès lors, les partisans les plus déterminés du mouvement.
La grève commence à devenir contagieuse
Dès la deuxième semaine la grève a été rapidement médiatisée. Il faut dire que le comité de grève s’est donné les moyens d’informer les journalistes. L’un de ses membres a assuré une permanence téléphonique quasi constante auprès d’eux. Toujours est-il qu’une équipe de France 2 nous attendait au retour de Château-Thierry, une équipe de France 3 est là à son tour le lendemain. Ce jour-là des camarades de Coca-Cola, dont l’usine est située à quelques centaines de mètres de Belin, lancent devant la caméra : « Belin,
Coca-Cola, la Sécurité Sociale [il venait d’y avoir une manifestation dans les rues de Paris], tout ça, on a les mêmes intérêts. Qu’est-ce qu’on veut ? Du pognon ! ». Le reportage passe le soir aux informations régionales. Il ne popularise pas seulement la grève de Belin, mais aussi l’idée du « tous ensemble ».
L’usine de Belin devient de fait un pôle dans le secteur. Vendredi un pique-nique est organisé à l’usine par les grévistes. Des syndicalistes de Coca-Cola et de Diépal (une filiale de Danone située à Ris-Orangis) sont là, ainsi qu’une équipe de Château-Thierry venue rendre la pareille suite à la visite faite quelques jours auparavant. Les discussions vont bon train, et ces camarades sont invitéEs à participer à une séance du comité de grève et à l’assemblée générale qui suit en début d’après-midi. On envisage ensemble les possibilités de chacun de mettre son usine en grève à partir de mardi (le lundi étant jour férié).
Mardi 18 avril, les travailleurs de Coca-Cola et de Diépal se mettent en grève, les premiers pour 1 000 francs d’augmentation (ils avaient déjà obtenu 600 francs au cours d’une précédente grève, 3 ans auparavant), les autres pour 1 500 francs. À Château-Thierry, un débrayage de deux heures par équipe est bien suivi. C’est là un premier pas. Des grévistes de Belin se rendent rapidement dans chacune de ces usines pour resserrer les liens. Cela est bien vu. Jeudi, des représentants de Coca-Cola et de Diépal se retrouvent à Belin pour une conférence de presse commune, en présence de journalistes de France 3, Télé Essonne et l’AFP. Chacun raconte bien sûr l’historique de sa grève, mais pour insister sur la nécessité de se serrer les coudes. « Si les patrons s’entraident, il faut bien que les ouvriers s’entraident aussi » conclut un camarade de Coca-Cola.
La grève a donc fait un peu tache d’huile, et la presse comme le Parisien ou Libération s’en sont fait l’écho. Mais cela n’a pas pris non plus un caractère explosif. C’est le résultat d’un travail patient voulu par un certain nombre de militants qui ont convaincu le comité de grève et les grévistes qu’on aurait tout à gagner à essayer d’étendre le mouvement. Beaucoup y ont été sensibles parce qu’on parle des grèves dans les journaux, à la télévision, et parce que ce climat social un peu incertain – même s’il n’est pas franchement orageux – a de quoi inquiéter les patrons, et donc le nôtre.
D’ailleurs le directeur général de Belin n’hésite plus à exprimer sa mauvaise humeur devant quelques grévistes : « Votre grève est trop médiatique, trop politique ». Cela gêne visiblement la direction.
Cependant, si beaucoup souscrivent à cette perspective de tentative de généralisation ou en tout cas n’y sont pas hostiles, ce n’est pas au point d’avoir franchement envie de sortir à nouveau nombreux de l’usine, comme cela avait été le cas au début de la deuxième semaine en allant à Château-Thierry. Ce jeudi, jour de la conférence de presse commune, le conflit en est déjà à sa troisième semaine. Certes très peu de grévistes ont repris le travail et la grève est donc encore très largement majoritaire. Les assemblées générales réunissent encore chaque jour 100 à 120 personnes et ce sont les plus déterminés qui donnent le ton. Mais on sent aussi de plus en plus que l’objectif prioritaire est de tenir, à l’usine, et que c’est déjà bien. D’autant que le moral de certains commence même à flancher, et ils l’expriment même plus ou moins ouvertement en petits comités.
La grève de Diepal ne tiendra pas plus de quelques jours. Les grévistes de Coca-Cola tiendront plus longtemps mais, après la fin de la grève de Danone, ils et elles reprendront le travail sans avoir gagné cette fois-ci.
La fin de la grève
À partir de ce moment la grève va s’effilocher. C’est le moment que choisit la direction pour faire intervenir des briseurs de grève. Ce sont des cadres venant des différentes usines du groupe qui tentent de refaire fonctionner quelques fours et quelques machines de conditionnement. Cela suscite évidemment une vraie colère parmi les grévistes en lutte depuis bientôt quatre semaines. On déclenche les arrêts d’urgence, balance quelques boules puantes et pas mal d’insultes à l’encontre de ces gens qui tentent de saboter notre lutte. Le rapport de force est malgré tout encore en faveur des grévistes même si chaque jour plusieurs ouvrierEs reprennent le travail. La production sortie par ces briseurs de grève notoirement incompétents est symbolique. Mais la direction de Danone ne néglige pas les symboles.
Constatant un fléchissement certain du moral de certainEs grévistes, la direction tente de reprendre la main en envoyant les chefs d’atelier tenter de réunir les ouvrierEs de production atelier par atelier. Beaucoup acceptent d’y participer. Il s’agit évidemment de réunions de dénigrement visant à démoraliser les travailleurs et travailleuses. Là encore l’efficacité d’un comité de grève fait ses preuves. Des membres du comité s’invitent dans ces réunions et contrent publiquement les propos des cadres. Ces réunions se liquéfient. La direction a échoué.
L’hémorragie de grévistes continue. Il faut bien constater que les AG sont de plus en plus clairsemées. Le comité de grève, bien conscient du risque de pourrissement, tente de reprendre la main.
Nous décidons d’aller au siège de Danone, dans les beaux quartiers parisiens, pour exiger le paiement d’une partie des heures de grève. La mairie PC de Ris-Orangis, à côté d’Évry, met un car municipal à notre disposition – et ceci, il faut le signaler – après nous avoir fourni des repas quotidiennement durant presque toute la grève.
Voilà 60 grévistes qui débarquent au siège de Danone où, contre toute attente, on nous ouvre les portes.
C’est le directeur général des Relations humaines de Danone qui nous reçoit. Il encaisse stoïquement nos revendications, se payant même le luxe de dire qu’il les comprend. Sans nous faire de propositions concrètes.
Le retour à l’usine douche les espoirs éventuels de cette discussion. 47 grévistes sont assignéEs au tribunal pour occupation illégale. Le tribunal ne fera que demander poliment aux grévistes de quitter l’usine sans mesures de coercition… En vain.
Quelques jours plus tard, la direction nous fait savoir qu’une prime de 1000 francs sera attribuée à toutes et tous si 50 % des grévistes reprend le travail.
Il est hors de question de céder au chantage. Mais les grévistes les plus déterminéEs, dont la totalité du comité de grève, voient bien que cela sent la fin. Le problème est de se replier en bon ordre et ne pas laisser la grève se terminer par effilochage. Le comité de grève se réunit et met au vote la continuation ou non de la grève. Le vote est majoritaire pour la continuation. Mais même parmi les plus déterminéEs on sent qu’il faut en finir. Nous en sommes à 5 semaines de grève. Nous n’avons plus le rapport de force et même si l’usine est toujours désorganisée, les AG deviennent squelettiques et chaque jour des grévistes reprennent le travail.
Le comité de grève décide alors d’envoyer une délégation à la direction pour signer un protocole de fin de grève.
La direction voulait que l’on reprenne le jour même. On décide de reprendre le lundi suivant.
Quelques leçons
Cette grève s’est inscrite dans une série de grèves du printemps 1995. Cette série de grèves a été occultée par les grandes grèves de la fonction publique et, en particulier, de la SNCF à l’hiver suivant. Pourtant des milliers de travailleuses et de travailleurs ont combattu les patrons ce printemps-là. La grève de LU/DANONE EVRY est particulière car elle est a été menée du début à la fin par les ouvrierEs elles et eux-mêmes au travers des AG et quotidiennes et d’un comité de grève représentatif des grévistes syndiquéeEs et non-syndiquéeEs.
Cette intelligence collective a permis de réagir à chaque moment du conflit. De contrer les manœuvres patronales, de tenir à distance les bureaucraties qui se sont vu refuser l’accès à l’usine contrairement à des étudiants ou différents groupes politiques.
L’ambiance n’a plus jamais été la même à l’usine. Certes nos gains ont été assez limités mais c’est l’ensemble des grévistes qui a décidé du début à la fin de ce qui était acceptable pour elles et eux et ce qui ne l’était pas.
Le bonheur d’avoir relevé la tête. D’avoir reconquis notre dignité, d’avoir su mener seulEs notre longue lutte nous a définitivement rempliEs de fierté. Un jour le directeur des relations humaines a demandé à un des membres du comité de grève comment nous avions fait pour déjouer toutes les tentatives de la direction de casser le conflit. Il ne pouvait pas comprendre que des centaines de paires d’yeux et de cerveaux fonctionnant collectivement constituent une force quasi invincible. Ce questionnement de la part d’un patron est la plus belle des reconnaissances.
Quelques années plus tard, Danone a annoncé que la fermeture de l’usine d’Évry était programmée. La quasi-totalité des ouvrierEs s’est demandé comment réagir. Comme toujours dans ce type de situation, il y avait les partisanEs du refus à tout prix de la fermeture et celles et ceux qui, anticipant cette fermeture, voulaient récupérer un maximum d’argent et pourrir le plus possible le plan patronal de licenciements. Celles et ceux-là furent majoritaires.
Se posa alors la question du mode d’action. Et c’est là que la grève de 1995 refit surface. À celles et ceux qui voulaient se mettre en grève, la majorité répondit que puisque qu’on allait perdre notre travail à terme, mieux valait venir à l’usine et ne plus travailler tout en restant à notre poste et en faisant des AG quotidiennes. C’est ce qui fut fait.
Dès l’annonce du plan de fermeture de l’usine, plus personne ne travailla bien qu’étant à son poste. La production n’était plus que l’ombre de ce qu’elle était en temps normal.
Alors que la fermeture était prévue un an et demi plus tard la direction renvoya immédiatement les ouvrierEs chez eux, payéEs jusqu’à leur licenciement. Une très importante prime extralégale fut accordée à chacunE (pas loin de 80 000 €).
Cela ne suffit pas à faire accepter ce crime social qu’est un licenciement et il y eut là aussi son lot de suicides, de maladies… Mais pas mal de salariéEs retrouvèrent un travail dans la région alors que les plus vieux partaient en retraite et que d’autres se formaient à d’autres métiers.
Il n’y a pas de happy end sous le capitalisme, mais c’est un moment de lutte et de dignité qui reste à jamais gravé dans les mémoires.
- 1. Kohlberg Kravis Roberts & Co. — Wikipédia (wikipedia.org)