Le décès du premier président de l’Algérie indépendante suscite beaucoup de réactions de recueillement et d’hommage. Il nous renvoie surtout aux paradoxes de ce personnage historique qui a présidé l’Algérie de 1962 à 1965, jusqu’à son éviction par un coup d’État militaire mené par ceux-là mêmes qui l’avaient installé au pouvoir en 1962, avant son élection populaire en 1963.
le parcours d’Ahmed Ben Bella est paradoxal. Un parcours fait d’engagement nationaliste et de radicalité politique de 1945 à 1965, mais aussi d’opposition, de privation de libertés, de luttes idéologiques et de positionnements politiques particulièrement ambigus dans les années 1980-1990.
Ben Bella a alterné des périodes de gauche, particulièrement quand il a présidé aux destinées de l’Algérie après l’indépendance et qu’il a contribué au déploiement de l’autogestion ouvrière et agricole dans le secteur des biens vacants, c’est-à-dire tous les biens abandonnés par les colons après leur départ massif au lendemain de la signature des accords d’Évian. Il a eu des moments plus centrés sur un conservatisme politique et idéologique, où le retour à une conception plus traditionnaliste de la société s’accompagnait d’une très forte religiosité le rapprochant nettement de l’islamisme ascendant dans l’Algérie des années 1970, pendant sa période d’opposition au pouvoir politique en Algérie, à travers le MDA (Mouvement pour la démocratie en Algérie) qu’il a créé en France en 1982.
Son engagement dans la lutte de libération traduisait une vision indépendantiste de l’Algérie coloniale, quand d’autres courants politiques recherchaient l’assimilation avec la France métropolitaine. Il a aussi reflété une conception anti-impérialiste lucide et radicale, qu’il a continué à revendiquer même si c’est avec des relents nationalistes et de panarabisme très désuets à partir des années 1980.
Cet anti-impérialisme prend, après l’indépendance et grâce au président Ben Bella, une dimension internationaliste quand l’Algérie commence à accueillir les mouvements de libération d’Afrique et d’Asie et à les soutenir. C’est l’époque où Che Guevara débarque à Alger et prononce un discours révolutionnaire et internationaliste qui fera son effet sur les révolutionnaires en Afrique, en Amérique latine et même en Europe où la gauche révolutionnaire y voit un nouveau terrain pour la révolution mondiale. Cet internationalisme et cet anti-impérialisme conséquent attirent alors des militants du monde entier, en particulier de France. Ils s’essaient à traduire leur rêves et utopies dans l’expérience algérienne, même si pour certains, en particulier les militants PCF dans le PCA (Parti communiste algérien), ceux de la Quatrième Internationale, les réseaux chrétiens-gauche, le réseau Jeanson, etc., ils étaient déjà fortement impliqués dans la lutte de libération avec le FLN (Front de libération nationale).
L’autogestion ouvrière et paysanne, point focal d’une dynamique socialiste, la création de médias engagés et progressistes, l’instruction et l’école centrées sur la lutte contre l’analphabétisme, la santé publique sont alors autant de terrains d’engagement et d’implication pour y vivre, sur le terrain, leurs idées et leur engagement politique, et pour y voir concrètement ce processus de révolution permanente qui faisait miroiter beaucoup d’espérances aux révolutionnaires du monde entier.
Après l’indépendance, la confusion politique régnait et les luttes de pouvoir s’intensifiaient entre les différents clans nationalistes. Bien qu’actif à travers l’UGTA, syndicat unique des travailleurs, et dans les activités de structuration de l’autogestion agricole et industrielle (autour de Ben Bella avec Michel Raptis (Pablo), Mohamed Harbi, Hocine Zahouane, Gérard Challiand…), le mouvement ouvrier algérien restait faible, peu structuré de façon autonome. Tout cela n’a pas permis à Ben Bella d’avoir l’éclairage programmatique et des appuis organisationnels autonomes pour construire un développement post-indépendance autour de l’autogestion. Son « socialisme révolutionnaire et spécifique » s’est vite transformé en populisme de gauche verbal et radical à la… Mélenchon qui l’a plus éloigné des couches ouvrières et populaires algériennes qui attendaient concrètement la prise en charge de leurs besoins sociaux de base.
Avec les décrets de mars 1963 (de nationalisation et mise sous autogestion des terres des colons), Ben Bella généralise et en même temps bureaucratise l’autogestion, précipitant la fin de cette dernière. Il affronte l’opposition de ses compagnons de lutte et de prison en comprimant les libertés politiques et individuelles. Il se révèle impuissant face à l’appropriation privative des biens coloniaux vacants par une bourgeoisie arriviste provenant en partie des rangs du FLN et de l’ALN (Armée de libération nationale). Son idéologie panarabiste et fortement teinté d’islam et de traditionalisme, nourrie par sa proximité du président égyptien Nasser, sera le creuset de l’idéologie arabo-musulmane dominante en Algérie.
La période d’opposition de Ben Bella après sa libération est moins parlante et même la plus ambiguë de son parcours politique. Il a tenté, avec le MDA, de susciter une opposition politique plus crédible et plus fédérée avec ses tentatives d’alliances avec Ait-Ahmed du FFS (Front des forces socialistes). Il a essayé d’affaiblir le pouvoir algérien par son aura internationale et ses réseaux vieillissants. Il a même tenté, après octobre 1988, un retour au pays en essayant de faire du MDA un parti démocratique alternatif.
L’apparition fulgurante de l’islamisme radical et son emprise sur les couches populaires et moyennes, puis la guerre larvée qui s’installe entre le FIS (Front islamique du salut) et le pouvoir l’ont réduit à un statut de personnage politique respectable, utile comme médiateur ou facilitateur, beaucoup plus qu’un opposant réel. Il a côtoyé le mouvement altermondialiste dont il était un des dirigeants symboliques. L’avènement de l’ère Bouteflika et le soutien qu’il lui apporta ont clos son parcours politique, dans l’indifférence de générations qui ne le connaissent pas et dans l’occultation de la mémoire qui caractérise le régime politique algérien et ses élites-relais.
Adel Abderrezak