Lorsque le 2 juillet, la population de Petrograd apprit l’échec de l’offensive russe, la situation se tendit très rapidement.
Stationnés dans le quartier industriel de Vyborg, les 10 000 soldats du 1er -régiment de mitrailleurs, l’unité militaire la plus importante de Petrograd, mais aussi la plus infiltrée par les bolcheviques, se mutinèrent, craignant d’être envoyés au front.
Le gouvernement débordé
Les mutins mirent en place un comité révolutionnaire et envoyèrent des émissaires dans les usines, dans les autres unités militaires de la capitale ainsi qu’à la base navale de Petrograd, pour leur proposer de se joindre à la manifestation qu’ils envisageaient d’organiser le lendemain, afin de demander la destitution du gouvernement provisoire et le transfert du pouvoir au Soviet.
Le lendemain, 3 juillet, renforcés par les marins de Cronstadt et les autres unités militaires stationnées dans la capitale, mais aussi par des dizaines de milliers d’ouvriers, les soldats du 1er régiment de mitrailleurs déferlèrent dans le centre de Petrograd pour arriver devant le palais de Tauride, siège du Soviet, afin de lui remettre le pouvoir. Totalement débordé, le gouvernement avait perdu le contrôle de la capitale, les rares points de résistance ayant été balayés par les manifestants armés. Pour la bourgeoisie, ces manifestations ne constituaient qu’une tentative de coup d’État des bolcheviques, dont les mots d’ordres – « À bas les ministres capitalistes » et « Tout le pouvoir aux soviets » – étaient ceux que les manifestants -mettaient en avant.
La poussée bolchevique
L’insurrection de Petrograd mettait de fait en évidence l’extra-ordinaire montée en puissance des bolcheviques qui étaient en quelques semaines devenus la principale force politique de Petrograd, passant de 2 000 à 32 000 adhérents entre février et juin 1917. Appuyés sur de nombreux journaux quotidiens, ainsi que sur des cercles organisant des dizaines de milliers de sympathisants, ils avaient acquis une très large influence tant dans les usines de Petrograd qu’au sein des unités militaires.
Depuis des mois, les bolcheviques menaient une campagne de masse, aussi simple qu’efficace, autour de deux grands mots d’ordre : « la paix » et « du pain », en expliquant que la condition pour les réaliser était de déposer les ministres capitalistes et de transférer le pouvoir au Soviet. C’est cette ligne que les mutins de Petrograd voulaient mettre en pratique et c’est pour cela qu’ils vinrent, le 4 juillet, devant la villa Kschessinska, siège des -bolcheviques, leur offrir le pouvoir.
Qui pour exercer le pouvoir ?
La direction des bolcheviques se trouvait toutefois dans une situation peu enviable. Les manifestations des 3 et 4 juillet s’étaient en effet faites sur leurs mots d’ordre et avaient été animés par leurs propres militants. Toutefois, la situation concrète pointait une faiblesse majeure de leur politique : le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » avait en effet un caractère abstrait, dans la mesure où le soviet de Petrograd – comme d’ailleurs la quasi-totalité des soviets de province – ne voulait pas de ce pouvoir et soutenait le -gouvernement provisoire.
Lors de la manifestation du 4 juillet, les manifestants avaient pu s’en rendre compte, lorsque Tchernov, qui en tant que leader des socialistes-révolutionnaires était l’un des principaux dirigeant du Soviet mais aussi ministre du gouvernement provisoire, leur avait annoncé que le Soviet ne voulait pas du pouvoir que la rue lui proposait. Si Tchernov avait été fort imprudent, puisqu’il n’avait eu la vie sauve que grâce à l’intervention de Trotski l’arrachant aux mains des manifestants qui avaient commencé à le lyncher, sa position posait toutefois un sérieux problème : comment envisager de transférer le pouvoir aux soviets... si ceux-ci ne voulaient pas l’exercer ?
Les bolcheviques se trouvaient ainsi devant une difficulté majeure, car ne pouvant s’appuyer sur le Soviet, les manifestations de juillet ne pouvaient trouver d’autre débouché qu’une dictature de leur propre parti. Or, si les bolcheviques avaient à Petrograd une puissance indéniable, ils restaient une force très minoritaire à l’échelle du pays. Tirant toutes les leçons de la Commune de Paris, les bolcheviques ne voulaient en aucun cas instaurer une commune de Petrograd qui succomberait en quelques semaines. Dans ces conditions, non sans hésitations et divisions, la direction du parti apporta son soutien aux manifestants… tout en se refusant à prendre le pouvoir que ceux-ci leur proposaient.
Retour à l’ordre
De fait, le vent était en train de tourner. Le 5 juillet, tandis que les manifestants, privés de tout objectif politique concret, n’avaient d’autre solution que de retourner dans leurs casernes et leurs usines, la presse bourgeoise publiait de pseudo-révélations qui accusaient Lénine d’être un agent allemand. S’imposant comme l’homme fort du gouvernement, Kerenski en profita pour rassembler quelques troupes et prendre d’assaut la villa Kschessinska. Le gouvernement fit saisir la presse bolcheviques et arrêter ses principaux dirigeants, accusés de trahison et de sédition, à l’exception de Lénine qui parvint à s’enfuir en Finlande. Devenu chef du gouvernement, Kerenski se posa en garant du retour à l’ordre, ordonnant en particulier le rétablissement de la discipline militaire, en faisant restaurer le 12 juin la peine de mort au front.
Les journées de juillet 1917 s’achevaient ainsi dans la confusion par une apparente victoire de la réaction. Si les bolcheviques semblaient être les grands vaincus de cette confrontation, le succès du gouvernement provisoire n’était toutefois qu’apparent. À la tête d’un pays en voie de désintégration, bien décidé à poursuivre une guerre que son armée n’avait plus la capacité de poursuivre, Kerenski n’avait en réalité pas les moyens de sa politique.
Ses jours étaient désormais comptés...
Laurent Ripart