Entretien avec Michèle Sibony, de l’Union juive française pour la paix (UJFP).
Nous sommes en novembre 2017, soit 100 ans après la déclaration Balfour. Comment comprendre, avec le recul, ce choix du gouvernement britannique ?
En 1917, la Première Guerre mondiale et la révolution russe inquiètent la Grande-Bretagne. Alors que les accords Sykes--Picot signés en 1916 entérinent le découpage du Moyen-Orient ottoman entre la France et la Grande-Bretagne, ils prévoient un statut international pour la Palestine. La Grande-Bretagne croit au « pouvoir juif » : de nombreux textes d’hommes politiques de l’époque en attestent. Satisfaire les juifs étatsuniens permettrait d’obtenir l’aide militaire américaine refusée à la Triple--Entente, satisfaire les juifs russes très présents dans la révolution permettrait à la Russie de rester en guerre, la position de la Grande-Bretagne dans l’Orient arabe, notamment autour du canal de Suez, serait renforcée face à la France qui revendique aussi la Palestine comme partie de la Grande Syrie. La promesse de Balfour se veut donc un message envoyé aux juifs du monde entier tout en étant une forme de contrat de sous-traitance proposé aux sionistes juifs pour maintenir ou positionner ses intérêts impérialistes.
D’autre part, Balfour comme Lloyd George ont grandi dans un environnement évangéliste, à la fois antisémite et millénariste : l’avènement messianique passe par le retour des juifs sur la terre biblique1. Enfin, comme pour toutes les puissances coloniales de l’époque, les « indigènes » n’ont strictement aucune importance aux yeux de la puissance impériale. Colonialisme et antisémitisme associés donneront ainsi la promesse d’un foyer national juif en Palestine. Lord Montagu dans son «mémorandum sur l’antisémitisme actuel du gouvernement britannique » ne s’y trompe pas, et assume que « [les] Turcs et les autres musulmans seront regardés en Palestine comme des étrangers, exactement de la même façon que les juifs seront après cela traités en étrangers dans tous les pays sauf la Palestine ».
En quoi la déclaration Balfour a-t-elle contribué à légitimer et développer le mouvement sioniste ?
En réalité, en 1917 le sionisme est un mouvement ultra--minoritaire dans le monde juif, qu’il soit européen, russe ou américain. Les juifs assimilationnistes, comme les religieux orthodoxes et les juifs révolutionnaires sont totalement opposés au sionisme. Les religieux refusent le nationalisme qui veut remplacer la religion : à leurs yeux, seul le messie peut donner aux juifs la terre d’Israël. Le Bund, syndicat juif en Russie, Lituanie et Pologne, premier parti juif de Pologne, revendique le doy kait ou « ici-té » en français, c’est-à-dire la lutte pour l’amélioration de leur condition là où les juifs se trouvent, et une autonomie nationale et culturelle mais non territoriale dans un empire russe qu’ils souhaitent voir transformé en fédération des peuples2. Ainsi, si le sionisme est d’abord un colonialisme européen, l’antisionisme est d’abord un anti-colonialisme juif. Les premiers et les plus nombreux antisionistes ont été juifs... jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Et l’on ne parlera pas ici des juifs orientaux ou du Maghreb, ni reconnus, ni visés ni concernés, par le sionisme de cette époque. Cinq ans après la déclaration Balfour, le mandat sur la Palestine, confié par la SDN en 1922 à la Grande-Bretagne, reprend intégralement les termes de la promesse, et donne une validation, par le droit international, du sionisme comme implantation « nationale » juive en Palestine. La charte de l’OLP de 1964 faisait d’ailleurs commencer le sionisme d’État à partir de la déclaration Balfour, considérant de fait que les juifs arrivés avant cette date en Palestine étaient des immigrants ayant vocation à devenir palestiniens. C’est l’article 20, qui déclare que « la déclaration Balfour, le mandat pour la Palestine, et tout ce qui a été fondé sur eux, sont déclarés nuls et non avenus… »
Les sionistes ont fini par se retourner contre leur parrain britannique, au point que certains ont parlé d’une guerre d’indépendance comme celle qui a eu lieu aux États-Unis. Que vaut cette comparaison ?
La naissance du nationalisme juif est l’un des fondements du sionisme, mais pas forcément étatique. Le sionisme étatique, qui reprend à son compte la conception européenne de l’époque sur l’État-nation, ignore les droits indigènes en bon mouvement colonial européen qu’il est. Cela va partiellement occulter, ou en tous cas donner un caractère secondaire, à la colonisation de la Palestine qui en découle : chaque peuple sur sa terre, un peuple sans terre sur une terre sans peuple. Le nature coloniale du sionisme sera alors invisibilisée pour beaucoup (mais pas pour les peuples arabes), et le sionisme sera considéré comme un nationalisme local entrant en concurrence avec le nationalisme palestinien. C’est ainsi que ce qui sera présenté par le mouvement sioniste comme la guerre d’indépendance contre la Grande-Bretagne va littéralement recouvrir et effacer le mouvement d’indépendance indigène palestinien en marche, comme il recouvre et efface la Naqba, la grande expulsion de 1948. De fait, le retrait de la Grande-Bretagne laisse en place une nouvelle puissance coloniale, Israël, qui continue à défendre les intérêts occidentaux sur lesquels elle n’a cessé de s’appuyer. On peut aussi rappeler que 1947, l’année du plan de partage de la Palestine, est aussi celle de la partition de l’Inde après le retrait de la Grande-Bretagne… Et qu’en 1917 Balfour répondait déjà à Montagu qui l’interrogeait sur le sort qu’il réservait à la Palestine : « Je veux créer une petite Ulster. »
100 ans plus tard, se souvenir de la déclaration Balfour, c’est se rappeler que les problèmes n’ont pas commencé en 1967, ni même en 1948. En quoi est-ce important pour comprendre les réalités actuelles ?
La déclaration Balfour constitue un moment clé dans l’inscription du sionisme dans le droit international, dont les étapes ultérieures seront le mandat confié par la SDN, puis le plan de partage de 1947 par l’ONU. Le mépris colonial qui a présidé à ces différentes étapes a permis le déracinement d’un peuple et la non-prise en compte de ses droits. Si l’on considère le processus d’Oslo, défunt depuis bientôt vingt ans comme le dernier avatar de cette gestion sous tutelle, on peut constater que les droits élémentaires du peuple palestinien n’y ont pas été préservés ou défendus, ni le droit au retour des réfugiés garanti par l’ONU, ni le statut de Jérusalem--Est, ni même le semblant de partition (très inégale) se référant au précédent plan de partage de 1947. Tout cela pendant que la colonisation des territoires occupés en 1967 se poursuit, dans l’indifférence des mêmes nations qui ont poussé à la création du foyer national juif, initié par la Grande-Bretagne et la déclaration Balfour. Si la déclaration Balfour nous rappelle une chose, c’est bien que le seul processus en cours depuis la promesse, toujours renouvelé, est celui de la colonisation continue du territoire palestinien. La « solution » d’aujourd’hui passe par la décolonisation d’Israël comme régime colonial et la reconnaissance de droits égaux à tous les habitants actuels de la Palestine.
Propos recueillis par Julien Salingue
1 – K. Guediri, « The Balfour Declaration ».
2 – R. Chekkat, « Juifs européens opposés au mouvement sioniste naissant : une histoire oubliée ? ».