Le livre de Chris Harman se veut une réponse au poème de Brecht, et l’on peut dire que l’objectif est atteint. Une histoire populaire de l’humanité, de l’âge de pierre au nouveau millénaire vient d’être publiée en français, plus de dix ans après sa sortie en Grande-Bretagne. C’est une excellente nouvelle, cela rend accessible à un public francophone un ouvrage comme il en existe peu. L’objectif est très ambitieux : faire une histoire globale, totale, vue par et pour ceux d’en bas. Bien sûr, on pourra reprocher à Chris Harman d’avoir négligé des questions fondamentales, de faire l’impasse sur des questions qui divisent les historiens (pourquoi le capitalisme émerge-t-il en Europe ?), mais des choix étaient indispensables pour faire tenir un tel sujet dans un format qui est raisonnable (730 pages). Il y a une grande cohérence d’un bout à l’autre de l’ouvrage qui est une brillante illustration de la célèbre phrase de Marx « l’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes ». Cette histoire populaire se veut une « contre-histoire » de celle des grands hommes. Elle s’intéresse à tous ceux que le discours dominant ignore, des sociétés communistes primitives (qui constituent plus de 90 % de notre histoire, et sont un formidable démenti à une prétendue nature humaine justifiant l’exploitation et l’oppression), aux ouvriers luttant contre le stalinisme dans les pays de l’Est (qui est pour l’auteur une forme d’exploitation capitaliste d’État, l’antithèse même de sa conception d’un socialisme par en bas). Il ne nie pas le rôle que certains ont pu jouer dans l’histoire, mais il montre que ces choix étaient possibles grâce au travail de millions d’hommes et de femmes, avec des rapports sociaux qui n’ont cessé de se transformer depuis des milliers d’années.
Contre le déterminisme historique
À travers une lecture marxiste de l’histoire, Chris Harman a comme préoccupation permanente d’articuler développement des forces productives et lutte de classe, sans tomber dans le piège du mécanisme. Les idées ne tombent pas du ciel mais sont bien le produit de la situation et des rapports sociaux existants à telle ou telle époque. Cela ne signifie absolument pas que l’histoire se déroule « automatiquement », en « progressant ». Par exemple, au xviie-xviiie siècle, la zone la plus développée n’était pas l’Europe, mais l’Asie. Pourtant, c’est en Europe qu’a émergé une forme nouvelle, plus dynamique que tous les précédents systèmes : le capitalisme, qui s’est imposé militairement et commercialement sur toute la planète. Les contradictions du système féodal ont justement éclaté là où le système était plus faible, où les dominants ne purent pas briser l’émergence d’une nouvelle classe qui les contestait. Cela ne se fit pas sans résistance et luttes de classes intenses : révolte hollandaise, guerre de 30 ans, guerres de religions, révolution anglaise jusqu’à la guerre d’indépendance américaine et la Révolution française. Le long chapitre sur 1789 met à bas des idées largement répandus à propos de la « terreur » de Robespierre et des sans-culottes (qui serait inhérente à toutes les révolutions). Il montre que dans le contexte, c’était inévitable, une mesure de défense qui a évité des massacres encore plus grands organisés par la réaction. Ainsi, en Irlande, où éclata une insurrection en 1798, inspirée par 1789, la répression de l’armée anglaise fut bien plus sanguinaire que la « terreur » parisienne : 30 000 morts en quelques semaines. La Commune de Paris en est une autre illustration.
La barbarie et la vengeance ne viennent que rarement, comme le prouve l’histoire, des dominés. Chris Harman rejette les idées « positivistes » d’un monde allant vers le progrès, il souligne à juste titre que le développement des moyens de production signifie aussi celui des moyens de destruction, la barbarie. Il montre même que dans l’histoire, le monde a déjà connu des périodes longues de recul, non seulement en termes de production, mais en termes d’idéologie, de connaissance. On connaissait mieux la nature, la planète, du temps de l’Antiquité qu’aux temps de l’Inquisition. Il met en évidence que les différentes crises que l’humanité a subies se sont résolues (ou pas) par les choix et les actions de ceux qui s’étaient engagés. L’histoire qu’il nous présente ne nie pas le rôle des individus, elle permet par contre de comprendre que leurs « choix » sont souvent contraints par les conditions matérielles. L’auteur nous présente l’histoire qui s’est déroulée, mais était-ce la seule possible ? À différentes étapes, des bifurcations auraient été possibles.
L’auteur s’intéresse à de nombreux aspects peu connus : à l’émergence de l’urbanisation et de la société de classe dans différentes régions du monde, qui s’est faite de manière indépendante : le croissant fertile et la Méditerranée de l’antiquité mais aussi les sociétés précolombiennes ou africaines. Partout, à partir de progrès techniques (agriculture, élevage, travail des métaux), des formes similaires d’organisation ont émergé, aboutissant à la mise en place d’un État et d’inégalités sociales et sexuelles : « La division en classes était le revers de la médaille de l’introduction de méthodes de production dégageant un excédent. ». Il reprend les travaux d’Engels de L’origine de la famille, de la propriété et de l’État et les confronte aux travaux des anthropologues, les synthétisant et développant certaines intuitions non démontrées de Marx et Engels.
Histoire du monde
Harman essaie de faire comprendre le monde globalement, à l’échelle de la planète, les différentes parties se développant de manière « inégales, mais combinées ». L’arrivée des Européens en Amérique au xve siècle est une étape décisive. C’est le choc de deux sociétés très différentes, mais toutes deux traversées par des divisions de classe, que les Amérindiens paieront durement, par un véritable génocide. Les relations transatlantiques vont prendre une place particulière : « L’esclavage des plantations était un produit de l’expansion capitaliste déjà en cours en Hollande et en Angleterre. Mais il nourrissait aussi en retour le capitalisme, lui fournissant en retour un puissant coup d’accélération. Ce faisant, l’esclavage joua un rôle important dans le façonnage du système mondial qui voyait mûrir le capitalisme ». Ce rôle allait être économique, mais aussi idéologique avec la mise en place du racisme moderne qui se perpétue.
Cet ouvrage fait prendre conscience que le monde n’a pas toujours été tel qu’on le connaît, surtout en Europe depuis 150 ans. Au xiie siècle, Constantinople comptait plus d’habitants que Londres, Paris et Rome réunies. Au xie siècle, la Chine produisait deux fois plus de fer que la Grande-Bretagne en 1788, au début de la révolution industrielle. Les chapitres sur la Chine, l’Inde, les royaumes africains sont importants, faisant découvrir une histoire méconnue, permettant de comprendre que l’Occident n’a pas toujours été le centre du monde, et ne le sera peut-être plus d’ici quelques décennies. On peut regretter quand même qu’il n’ait pas plus développé le reste du monde lors des deux derniers siècles. Alors que la Chine regroupe aujourd’hui 1/5e de la population mondiale, est devenue la deuxième puissance capitaliste mondiale, comment est-on passé du « glorieux crépuscule chinois » du xviiie siècle à la situation actuelle et l’importance grandissante de l’Asie ?
Ce livre est un ouvrage fantastique, passionnant qui fait preuve d’un internationalisme crucial à une époque où on voudrait diviser les opprimés et les exploités, renforcer le nationalisme en faisant de l’histoire un outil idéologique et politique. On se rappelle la volonté de Sarkozy de célébrer à l’école « le rôle positif du colonialisme » ou faire apprendre aux enfants la Marseillaise. Cette histoire là, au contraire, essaie de donner une boussole stratégique à tous ceux qui veulent changer le monde, à tous ceux que le système ignore, veut faire taire, à tous ceux qui contestent les « grands hommes ». Comme il est bien dit dans 1984 de Georges Orwel, le rêve de toute société autoritaire est de « contrôler le passé, car c’est contrôler le futur ». Ce livre est un outil indispensable pour tous les anticapitalistes, il nous donne des moyens pour comprendre et essayer de changer notre histoire.
Antoine Boulangé
Chris Harman (1942-2009) militant des luttes étudiantes dans les années 1960 en Grande-Bretagne, il est devenu un des dirigeants du Socialist Workers Party (rédacteur du journal de 1970 à 2004). Il a écrit de nombreux ouvrages sur l’histoire du mouvement ouvrier, l’économie, l’URSS, l’islam. Durant les dix dernières années de sa vie, il s’est beaucoup impliqué dans le mouvement antiguerre et les différents forums sociaux, participant à la gauche anticapitaliste européenne. Il est décédé au Caire lors d’une conférence en 2009.
Qui a construit Thèbes au sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des Rois.
Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Babylone, plusieurs fois détruite,
qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons
de Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la Muraille de Chine fut terminée,
où allèrent, ce soir-là les maçons ? Rome la grande
est pleine d’arcs de triomphe. Qui les érigea ? De qui
les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée,
n’avait-elle que des palais
pour les habitants ? Même en la légendaire Atlantide
hurlant dans cette nuit où la mer l’engloutit,
ceux qui se noyaient voulaient leurs esclaves.
Le jeune Alexandre conquit les Indes.
tout seul ?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ?
Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne
pleura. Personne d’autre ne pleurait ?
Frédéric II gagna la Guerre de sept ans.
Qui, à part lui, était gagnant ?
À chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins ?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait ?
Autant de récits,
Autant de questions.
Bertolt Brecht (1898-1956) Questions que pose un ouvrier qui lit -1935 (cité en ouverture)
« On me demande souvent s’il existe un livre qui fait pour l’histoire du monde ce que mon Histoire populaire des États-Unis fait pour ce pays. Je réponds toujours qu’il n’en existe qu’un qui accomplisse cette tâche particulièrement délicate : celui de Chris Harman, Une histoire populaire de l’humanité»
Howard Zinn